Rêves

Les jours passaient, tombant inlassablement les uns après les autres, telle une réconfortante goutte de temps passée à apprendre comment retrouver de la joie dans la vie. Je m'immergeai dans mon rôle de mère, essayant de masquer la malheureuse absence de parent dont mon enfant avait souffert tandis que son père était absent et sa mère perdue dans sa peine égoïste. La plupart du temps était passé à lui faire plaisir, des visites aux musées et aux matchs de blitzball, une fête pour son anniversaire, et des fragments de temps où je m'assurais qu'il avait toute mon attention, afin qu'il puisse me dire avec enthousiasme toutes ces choses importantes à l'esprit d'un enfant qui sont souvent inobservées par les adultes. Auron était toujours manifestement absent lorsque des gens visitaient la maison, et refusait poliment les invitations à nous rejoindre lors de nos sorties. Je n'y pensais pas beaucoup ; il était suffisamment agréable lors de nos interactions diurnes, bien qu'avare en mots. Il avait juste l'air de ne pas être un genre de touriste. J'avais l'impression qu'il ne voulait pas véritablement rester ici, mais il était lié à nous par les promesses qu'il avait faites et par le simple fait qu'il n'avait nul part ailleurs où aller.

L'anniversaire de sa venue passa avec peu de fanfare ; son comportement inchangé me fit m'interroger s'il était même conscient de la signification du jour, et si j'étais un peu mélancolique, eh bien, personne ne sembla le remarquer. Je ne crois pas que l'on oublie un jour, véritablement, pas lorsqu'on perd ceux qui se sont enveloppés si profondément dans les chaînes de notre cœur. Mais le temps rendait le souvenir moins douloureux. J'étais capable de sourire à nouveau, de peindre et dessiner, tapotant dans une âme qui une fois eut l'air si vide. J'aménageai la chambre d'étude encore une fois en mon atelier, la remplissant avec des aquarelles et des huiles, me laissant simplement délecter par le simple plaisir de caresser des peintures lumineuses sur un canevas vierge, laissant la couleur là où seulement la blancheur stérile fut peu avant.

La minuscule graine de soucis dans mon esprit m'avait longtemps éludée ses origines. Mais un jour, je réalisai finalement ce qui m'avait soucié depuis des mois : Auron. Jour après jour, mon chagrin s'était levé – jamais parti, mais suffisamment illuminé afin que je puisse voir la différence radicale entre ma vie actuelle et l'épave que je fus. Mais bien que je me sentais à nouveau normale la plupart des jours, il paraissait aussi tourmenté que je premier jour où il fut entré dans cette maison, rempli avec une inexorable affliction et un chagrin permanent et sans fin. Durant le jour, il le masquait bien derrière un comportement froid et une politesse formelle. Mais parfois, durant les heures les plus sombres de la nuit, je me levais pour l'entendre se débattre des griffes d'un quelconque rêve douloureux, appelant alternativement Jecht ou Braska dans des tons brisés. Je voulais le réconforter, comme n'importe qui avec un cœur humain l'aurait fait, en voyant autant d'angoisse libérée. Mais la peur de sa violente réaction avait freiné l'impulsion et je me retirais dans ma chambre avec une confusion soucieuse, me sentant légèrement coupable d'être le témoin de la peine nue qu'il souhaitait manifestement cacher.

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Je me retrouvais avec peu à faire excepté traverser le hall avec le garçon sur mes talons, ou m'asseoir avec Serra tandis qu'elle peignait des heures durant. Pour un homme comme moi, qui avait passé la plupart de sa vie dédiée à une mission impossible, voyageant constamment, me battant et courtisant le danger, l'inactivité forcée était presque insupportable. Et en même temps..c'était un changement bienvenu de fuir l'ombre projetée par Sin sur toute ma terre natale. J'aurais même pu être heureux si j'avais réussi à oublier, même pour une seconde, ce qui était devenu de nous, nous trois qui avions commencé à changer le monde.

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Cette nuit, comme beaucoup d'autres avant elle, je me retrouvai à arpenter le hall, réveillée par un son égaré. Trouver Auron à nouveau en proie à un quelconque rêve tourmenté me perturbait, mon cœur sauta dans à gorge, s'enflammant avec de la pitié lorsque je réalisai que le Gardien stoïque sanglotait dans son sommeil, calmement mais avec une angoisse manifeste.

- --cela aurait dû être moi, Jecht.., marmonna-t-il. Le sommeil déformant légèrement les mots. Oh Yevon, pourquoi ?
La dernière syllabe torturée brisa le sort de l'indécision coupable qui me retenait passivement sur le seuil de la porte. Bienséance et Gardien furieux, soyez damnés.

Je me faufilai lentement à son côté et m'assis là délicatement, bien que sans hésitation. Le fait qu'il ne s'éveillât pas et parlât à voix haute prouva que le rêve le tenait encore impitoyablement. Avant que j'eusse eu le temps de penser, je tournai sa tête et la posai sur mes genoux en caressant ses cheveux, m'émerveillant de la douceur des mèches d'un noir d'encre, emmêlées et déchirées lâchement de sa tresse de guerrier. Les dures lignes de souffrance quittèrent son visage, me faisant réviser mon estimation de son âge de presque une décade, supposant qu'il devait avoir presque le même que le mien. Ses bras vinrent soudainement m'entourer avec une force meurtrissante, me tenant étroitement pendant un long moment. Je respirai à peine ; cela faisait longtemps que je n'avais été capable de réconforter quelqu'un – pour quelque chose de plus sérieux qu'un genou écorché. Mon âme se délectait de la joie inattendue, contente de pouvoir rendre ce que j'avais seulement été capable de prendre des autres pendant si longtemps. Mes lèvres frôlèrent sa tête inconsciemment.

Je sentis le moment exact où il reprit conscience ; il devint aussi rigide qu'une planche et emprisonna mes mains offensantes dans une poigne de fer, me repoussant avec virulence.

- Serra, qu'est-ce que tu fais ici—

Il s'interrompit brusquement, une expression de regret ou d'incertitude dominant la colère, et c'est ainsi que je réalisai que je pleurais. Il tira un mouchoir de la table de nuit en silence, redevenant d'un coup le Gardien placide aussi vulnérable qu'une montagne. Il interpréta mal mes larmes, disant seulement.

- Ne pleure pas, je n'aurais pas du élever la voix sur toi –

J'écartai violemment sa main et le carré de tissu qu'elle me présentait.

- Ne sois pas stupide ! Ce n'est pas parce que –

Ma voix me trahit ; J'étais incapable de continuer et de dire que je pleurais pour lui.

Mais mon refus de croiser son regard lui était suffisant pour tirer la conclusion évidente. Il leva ses bras de colère, les croisant dans un geste furieux dont aurait dit qu'il servait à le maintenir entier. Avec une voix que la morsure de l'acier ne pouvait pas toucher, il cracha

- Je n'ai pas besoin de ta pitié.

Soudainement en colère, je manquai de le frapper. Au lieu de cela, je lui rendis la pareille en continuant à envahir son espace personnel, mon visage à quelques centimètres du sien, bien qu'étant un peu plus proche que ce que j'aie souhaité. Jecht n'était pas si..grand.

- Ce n'est pas de la pitié ! Tu crois que je ne sais pas ce qu'est le chagrin ? Tu ne vois pas que le tourment que tu t'infliges me blesse de la même manière qu'il l'aurait blessé ? Il ne t'a jamais souhaité cela !

Mes mains étaient devenues des poings.

- Jecht n'a jamais fait quelque chose qu'il ne veuille pas ! S'il s'est sacrifié, c'était parce qu'il le voulait, parce qu'il voulait t'épargner ! Parce qu'il t'aimait !

Je le choquai un peu, je crois. A en voir le léger élargissement de son œil, ayant l'air de manquer sauvagement de place sur son visage sans expression. Je n'avais jamais parlé aussi passionnément de quoi que ce soit avec lui auparavant. Il avait l'air de vouloir dire quelque chose, mais ma voix brisa le silence qui régnait entre nous avant la sienne, un murmure fissuré.

- Tu crois que je ne me suis jamais posé la question, Auron ? Pourquoi était-il si sûr que tu trouverais ton chemin jusqu'à nous, et si rapidement revendiquer que sa vie ne signifiait plus rien parce qu'il était bloqué sur Spira ?
Je fermai mes yeux sur le regard de compréhension qui commençait à poindre dans son œil.

- Je me suis demandée ensuite si ce n'était pas parce qu'il t'aimait plus encore.

De toute évidence, cela n'avait jamais effleuré son esprit.

- Serra, commença-t-il, mais je continuai de parler. Mais..je connais le cœur de mon mari. Il nous a aimés, moi et notre fils de tout son être. Je ne peux pas savoir comment cela était exactement pour vous trois durant le pèlerinage, mais une chose que je sais avec certitude est qu'il vous aimait également, Braska et toi. Il ne pouvait sauver Braska et il ne pouvait supporter de te perdre également. Il est mort pour te préserver, et aucun moyen de persuasion n'aurait pu l'en dissuader, même si vous aviez eu un million d'années. Mais vous n'aviez pas des années, n'est-ce pas ? Je continuais doucement. Vous n'aviez pas de temps, n'est-ce pas ?

- Pas de temps, répéta-t-il, inclinant sa tête, si faiblement que je ne l'aurais jamais cru capable.

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Elle baissa les yeux, tortillant ses mains dans le tissu de son manteau abandonné tandis qu'il parlait. Oh, Auron.

Un bourgeonnement brillant et pourpre se détachait sur le dos de sa mince main, fort contraste avec sa main rendue blanche par son emprise, et juste comme la première goutte chaude et rouge fut enregistrée par son esprit, une autre rejoignit la première, glissant entre ses doigts jusqu'à sa paume. En ouvrant sa main dans une incrédulité déconcertante elle leva les yeux et sursauta.

A son expression frappée par un mélange d'horreur et de compassion, il réalisa que le contrôle sur sa forme corporelle avait glissé, la plaie béante traversant son visage saignait à nouveau en écho au déchirement qu'il avait à nouveau ouvert dans son âme. En moins d'une respiration, il avait recueilli ses émotions encore un fois, les dissimulant dans l'alcôve la plus profonde de son âme, la longue cicatrice redevenant de la chaire rendue lisse par une guérison déjà ancienne.

Elle cligna des yeux, incertaine, perdant son sang-froid à la vue d'une blessure aussi violente, sa disparition antérieure, et la soudaine froideur glaciale du visage en face d'elle, son œil d'acajou ombrageux et hostile tandis qu'il regardait la fenêtre éclairée par la lune. Mais le vermillions de sang coulait toujours lentement dans sa main renversée.

Donc, est-ce que les morts saignent ?

Elle voulait tendre sa main vers lui et il du le sentir, car sans tourner sa tête, il dit :

- Pars Serra. Il n'y a rien que tu puisses faire ici.

Résignée, elle se retira silencieusement jusqu'à la porte. Le pousser plus loin ce soir aurait semblé cruel et n'aurait rien accompli. Mais elle pouvait presque sentir de manière tangible la présence de Jecht souhaitant qu'elle fasse quelque chose pour son ami..elle ne pouvait abandonner..

- Tu veux un peu de thé ?

La question anodine résonna sans suite dans le silence, les surprenant tous deux. Serra se traita d'idiote. Du thé ?

Pris au dépourvu, il commença un froid refus automatique.

- Non, merci –

Puis il fit une pause comme s'il se ravisait. Il n'avait pas de raison de dormir encore et il y avait quelque chose dans une simple et ordinaire tasse de thé qui était infiniment attrayant. Il soupira en signe de capitulation lasse.

- Oui, en fait. Du thé serait bien.

Il la suivit dans le hall, sa démarche anormalement silencieuse dans la pénombre lui faisant perdre son sang-froid. Elle fit bouillir de l'eau et trempa du thé dans une cuisine aussi silencieuse qu'une tombe, illuminée seulement par le clair de lune et une petite lampe. Il s'assit en lui tournant le dos, acceptant finalement la tasse avec un remerciement absent.

Il contemplait mélancoliquement l'intérieur de sa tasse, ne désirant manifestement pas parler d'avantage. Elle réalisa alors soudainement que pour un rare moment, il me portait ni tour de cou ni lunettes, et c'était un testament de son état d'esprit troublé car il semblait ne pas en avoir remarqué l'absence. Sa cicatrice était presque douloureuse à regarder, bien qu'elle ne parvînt pas à cacher la beauté ciselée de son visage, de sa bouche patricienne, de sa lèvre inférieure presque parfaite, de ses sourcils ornés d'arcs et de ses longs cils ombrageant son œil restant. Ses cheveux étaient une douce chute de nuit liquide tombant en une longue queue dans son dos, absorbant toute la lumière qui l'atteignait, n'en renvoyant aucune.

Il se retira brusquement, comme s'il avait été touché avec un fil de fer tandis que sa petite main suivait la cicatrice.

Elle recula immédiatement, inquiète.

- Je suis désolée, je t'ai fait mal ?
- Non. Il fit une pause. S'il te plaît, ne le refait pas, continua-t-il à voix basse, tournant inconsciemment sa tête de profile, masquant la cicatrice dans l'ombre. Ayant manifestement réalisé que la plupart de son attirail dissimulateur reposait dans l'autre pièce.
- Non, ne..

Elle attrapa sa main rapidement, renversant du thé bouillant par-dessus le bord de la tasse, sur ses doigts et sur la table.

Il siffla légèrement de douleur et elle jura. Elle tamponna sa main avec une serviette, disant hâtivement :

- Je suis désolée..tu voudrais de la glace ou autre chose ?

Il sembla ne pas l'avoir entendue tant il était immobile et silencieux. Il semblait même ne pas respirer. La peau semblait ne pas être chaude, elle abandonna. Elle prit sa grande main dans la sienne, explorant la paume étrangère couverte de callosités par des années passées à faire de l'escrime. Prenant une profonde inspiration, elle dit :

- Tu es magnifique, Auron. Même une telle cicatrice ne peut le cacher.

Il grogna, très doucement, délivrant finalement sa main de son emprise.

Elle continua néanmoins, avant qu'il puisse partir.

- J'aimerais que tu ne ressentes pas le besoin de porter tout cela autour de nous, à l'intérieur. Cela ne peut pas être confortable. Tidus pense que le soleil se lève et se couche avec toi..et tu ne peux pas dire que je n'aime pas ton visage ? C'est le visage d'un homme qui est mort en essayant de venger ses amis, qui a traversé de vastes distances afin de remplir une promesse. Le visage d'un homme qui m'a rappelée à la vie.

Il n'avait pas l'air convaincu.

Elle avala et termina doucement.

- Et quand bien même il n'y aurait aucun de ces choses, je ne le trouverais pas désagréable à regarder.

Sa franche honnêteté ne lui laissa aucun doute quant à la véracité de ses mots. Ils sonnaient véridiques là où aucun mensonge bien intentionné n'aurait pu le faire, et il maudit avec force la partie infidèle de lui-même qui était subitement heureuse de manière irréelle.

Serra souhaitait seulement que la faible lumière cachât la couleur qui avait envahit ses joues. Qu'est-ce qui n'allait pas avec elle ? Certainement que de dire à l'ami de son mari qu'elle le trouvait plaisant à regarder n'était pas une raison pour rougir comme une écolière..