La flamme de la révolte

Quand Iblis, seigneur parmi les djinns, a commencé à fréquenter les anges, sa soeur Yamilka la reine-serpent l'en a vivement découragé.

Mais Iblis était jeune et passionné, et les anges étaient si beaux, si intelligents, ils avaient tellement de choses à lui montrer et à lui apprendre, sur Allah qui a créé le monde et sur tout ce qui vit dans les airs, dans les eaux, et sur la terre.

Ils lui ont appris que lui, Iblis, avait été créé à partir de flamme, et qu'eux, les anges, étaient faits de lumière. Et cela a du sens. Ils n'ont pas l'enthousiasme d'Iblis, ni ses joies, ni ses colères, mais ils sont purs, nobles, et semblent n'avoir en eux aucune trace de petitesse ou de mesquinerie. Et parfois, Iblis les envie sur ce dernier point, car il ne veut pas être faible, et il lui semble que les anges sont un idéal inaccessible.

Pourtant, ils l'ont admis parmi eux. Ils lui ont transmis des fragments de la parole sacrée d'Allah, ils le laissent vivre parmi eux, comme un des leurs, parler avec eux, chanter avec eux, combattre avec eux.

Un jour, ils lui ont appris une grande nouvelle : Allah va créer les hommes. Ils seront faits de poussière, comme les animaux, et leurs corps mourront de même, mais leur âme sera suffisamment élevée pour qu'ils puissent connaître l'existence d'Allah. Et ils auront le choix de leurs actes.

Iblis s'est demandé pourquoi donc ces hommes étaient si nécessaires, puisque les animaux existaient déjà et que les anges, et les autres créatures intelligentes comme lui, Iblis le djinn, pouvaient déjà connaître Allah. Il s'est demandé pourquoi créer donc un être de plus qui pourrait non seulement souffrir et mourir comme les animaux, mais savoir qu'il pouvait souffrir et mourir. Et, comme d'habitude quand il y a une des merveilles de la création qu'il ne comprenait pas, il est allé interroger les anges.

Gabriel, son plus proche ami parmi les anges, celui qui a le sourire le plus doux quand il répond à ses questions, lui répond que même si Iblis peut connaître Allah, ce n'est que par son esprit, pas par son âme, et que la façon des anges est encore différente. Mais Iblis n'obtient pas de réponse sur la nécessité de leur faire ressentir la souffrance, du moins pas de réponse autre que "Il les créera ainsi."

"Mais pourquoi?"

"Il ne nous a pas dévoilé cette partie de ses desseins. Cela veut dire qu'il nous faudra attendre de mériter la compréhension."

"Mais il ne vous est jamais venu à l'esprit qu'il n'y avait peut-être pas de raison, ou de mauvaises raisons?"

Iblis est une fois de plus laissé sans défense face à la différence entre la lumière et la flamme. Gabriel ne réagit nullement par la colère ou un sourire condescendant, comme lui-même l'aurait fait. Il se contente de continuer, sur le même ton. "Non. Nous avons confiance en lui."

"Mais vous avez bien une petite idée, il vous vient bien en tête des raisons possibles!"

"Non." continua Gabriel. "La surprise n'en sera que plus belle."

"Et si un ange se mettait à avoir des doutes, et à trouver que c'est une mauvaise idée?"

"Je pensais que tu savais." répond Gabriel. "Cela est absolument impossible. Nous ne pouvons douter d'Allah." Non, Iblis ne savait pas, car ils n'ont jamais abordé ce sujet avant, mais maintenant cela lui semble évident. Il a du mal à poser la prochaine question. "Et si quelqu'un d'autre se mettait à trouver que c'est une mauvaise idée?"

"Alors il serait maléfique." répond toujours calmement Gabriel, "et nous le combattrions." Est-il possible qu'il ne comprenne toujours pas? Il est vrai qu'Iblis a toujours été très curieux, et a si souvent posé des questions tellement abstraites... Il continue à hésiter "Mais moi je veux savoir! Je veux avoir une idée, même partielle, de pourquoi c'est une bonne idée!" Sa voix se fait suppliante. "Je t'en prie, essaie de me convaincre!"

Mais Gabriel ne le peut pas. Et aucun des autres anges qu'Iblis interroge ce jour-là ne peut lui répondre. Leur obéissance et leur confiance en Allah sont dans leur nature, elles ne s'expliquent pas.

C'est ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, couché dans son lit sans trouver le sommeil, qu'Iblis déclare la guerre à Allah. Bien sûr, cela veut dire qu'il déclare la guerre à tous ses amis, les anges. Mais il doit y avoir un moyen de les libérer. De les faire penser par eux-mêmes. Même s'il ne le voit pas. En tout cas, il se lève, sans attendre le jour, et se glisse dans le jardin du paradis. Il y est déjà allé, avec Gabriel ou avec d'autres anges. Au centre trônent les deux arbres : l'arbre du bien et du mal, et l'arbre de vie, auxquels personne ne peut toucher. Iblis ne s'est jamais soucié d'aucun des deux arbres avant, il pense connaître bien assez le bien et le mal, et il ne pouvait pas vieillir. Mais maintenant qu'il se prépare à avoir pour ennemis tous les anges immortels, il a besoin de garanties un peu plus sérieuses contre la mort que de ne pas pouvoir vieillir...

Il goûte le fruit de l'arbre de vie. Plus que le goût, plus que la sensation d'invulnérabilité, la douceur qui le remplit était celle de la vérité. Il est un rebelle depuis quelques heures, mais maintenant, c'est comme s'il avait déclaré la guerre. Il a avoué qu'il était l'ennemi. Il n'a plus rien à cacher. Il ne pourra plus revenir ici en ami.

Le lendemain, caché dans le désert, il entend de la bouche d'un des servants de Yamilka que le paradis entier l'appelle Shaitan, l'adversaire. Ce nom lui plait. Mais il n'a pas encore fait ce qu'il a décidé, ce pour quoi il s'est révolté. Il attend, pour cela, la création des humains. Quand on parle aux serpents, il est facile d'entendre les nouvelles du jardin du paradis. Quand on peut prendre la forme de l'un d'entre eux, il est facile de s'y introduire, trop facile. Le moment le plus dur est peut-être quand il passe près de Gabriel. L'ange ne le reconnait pas, mais il parle justement de lui, il l'appelle Shaitan, il parle de le détruire, et ses traits sont froids, sans l'ombre de regret ni même de colère.

Il s'approche comme il l'a prévu, du premier homme et de la première femme. Elle est éveillée, alors que l'autre dort. Aussi, ne voulant pas attirer l'attention, c'est à elle qu'il parle.

Il lui parle de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et de l'arbre de vie, et lui dépeint tout ce qu'elle pourrait avoir si elle en mange les fruits, l'intelligence et la vie éternelle, car il veut que ces humains soient avec lui, il veut avoir des alliés, il ne veut plus être seul à comprendre. Elle se défend faiblement, lui disant que c'est défendu. Il la flatte, il lui dit qu'Allah l'a créée avec le droit de choisir, de désobéir, et que c'est quelque chose de beau, et qu'il faut l'utiliser, parce que sinon ça serait trop triste. Il ne lui dit pas à quel point les anges lui semblent tristes maintenant.

Il lui semble que la femme l'aime bien. Elle rit, elle lui parle avec animation. Mais, alors qu'il insiste, elle lui répond "Je ne peux pas décider toute seule. Il faut que j'en parle à Adam." Il la quitte, sans discuter, sans savoir s'il a réussi ou pas.

Le lendemain, il est à nouveau près des portes du paradis sous sa forme de serpent. Il hésite à revenir. Si la femme a décidé finalement de rester du côté de Dieu et d'en parler aux anges, alors ils doivent tous chasser le serpent. Il ne peut plus mourir, mais il peut être enfermé, il peut souffrir. Et il se rend compte qu'il peut avoir peur. C'est encore une faiblesse qu'il hait en lui, d'autant plus que les anges ne l'ont pas.

Mais ce jour-là, le premier homme et la première femme franchissent les portes du paradis, escortés par deux anges armés d'épées de flamme. Il attend que les anges soient partis pour se précipiter vers eux. "Vous l'avez fait? Vous avez mangé les fruits des arbres?"

"Non." lui répond la femme, tournant vers lui son visage fatigué.

"Mais alors, pourquoi..." demande Iblis interloqué. Il ne finit pas sa phrase. Il lui semblerait cruel de demander "Pourquoi avez-vous été chassés?" Et il a peur que la réponse ne soit "Parce que je t'ai parlé."

La femme a un triste sourire.

"Nous avons cueilli les fruits des arbres, et nous nous apprêtions à les manger, parce que je pensais que tu avais raison. Nous avons mangé l'arbre de la connaissance, et c'était une bonne chose, même si nous sommes malheureux maintenant ; parce qu'avant nous vivions comme des bêtes. Mais je n'ai pas pu manger les fruits de l'arbre de vie."

"Mais pourquoi?" Elle répond, son expression inchangée. "Je veux des enfants. Je veux les voir grandir. Mais je ne veux pas les voir mourir. Et je ne peux pas non plus les rendre immortels, car nous serions bientôt trop nombreux pour le jardin du paradis, ou pour cette terre aride qui est devant nous, bien qu'elle soit immense.

"Nous ne l'avons pas voulu." reprend l'homme. Il presse la main de sa femme.

"Je ne peux plus te parler maintenant." dit la femme. "Excuse-moi. Mais Allah a dit que si nous nous comportions selon ses règles, même en vivant la dure vie de ce monde, après notre mort il nous pardonnerait, et à nos descendants, et nous pourrions retourner dans le jardin du paradis."

Iblis n'aura pas d'alliés. Et en voulant en récupérer, il a projeté cet homme et cette femme dans la souffrance, celle qu'ils n'auraient jamais dû connaître et dont il est coupable maintenant. Sa salive a un goût amer dans sa bouche. Il se détourne d'eux. Juste avant de partir, il leur demande "Et si vous ne suivez pas ses règles?"

"Nos âmes erreront éternellement, je le crains..."

"Cela n'arrivera pas!" crie-t-il, de loin. "Chez moi, ce n'est pas le jardin du paradis, et je sais qu'il est moins doux d'y vivre, car j'ai vécu les deux. Mais ceux de vos descendants qui ont fauté, je les prendrai dans mon palais! Ils ne connaîtront pas le paradis, mais ils n'erreront pas."

La femme a un sourire de soulagement, et elle baisse la tête, dit quelque chose qu'Iblis n'entend pas, mais son visage est un remerciement. Iblis crie encore "Je ne veux pas qu'ils soient seuls!"

Evah murmure "Allah puisse faire en sorte que nos enfants n'aient jamais besoin de ce hâvre." Elle ne lui en veut pas, au djinn qui crie encore, de loin, des mots de consolation, vibrants, qui sonnent comme des sons de révolte. "Mais même pour le pécheur, peut-être la mort pourra-t-elle être un peu douce." Elle ne sait pas encore qu'Allah refusera ce dernier cadeau à son fils aîné.

Iblis s'enfuit. Malgré ses mots d'amitié, il ne peut plus supporter le regard sans reproche de la femme. Petit à petit, il comprend l'horreur dans laquelle il l'a précipitée.

Peut-être qu'il est maléfique. Peut-être qu'il y avait un but. Car les anges, même s'ils l'ont admis parmi eux, l'ont toujours écrasé du mépris de leur intelligence, et Allah est plus intelligent encore. Peut-être qu'ils avaient raison, depuis le début. Mais même si c'est vrai, c'était une mauvaise manière d'avoir raison.

Dans le silence du désert, Shaitan doute de sa révolte.