Paternité

Que personne, démon ou diablotin, ne se voile la face : les affaires vont très mal, en enfer.

Qu'a fait Dieu la dernière fois qu'il a eu des petits problèmes, il y a quelques centaines d'années? Il a décidé d'engendrer un fils comme chargé de publicité. Et le Diable, qui malgré tout son mépris pour Le Père Eternellement Gâteux, lui prend souvent ses idées, a résolu de faire de même.

La mère a été convenablement choisie fille de nobles, du moins le plus convenablement possible, car le Diable, bien qu'il connaisse extrêmement bien le passé et le présent, quand il a le courage de chercher, ne peut prévoir l'avenir. Il en a bien une petite idée, comme quelqu'un qui connaitrait tout du passé et du présent avec en plus une cervelle en état de marche, mais avec tous les petits problèmes du genre effet papillon ou libre-arbitre, le fait est là : il perd toujours quand il joue aux courses de chevaux avec Notre Père Qui Est Si Vieux, même en trichant.

Ceci dit, la mère en question, qui avait pourtant succombé avec grande délectation aux avances du Diable, s'est mise en tête de devenir dévote, et même d'avoir des remords. Ce qui ne rentre pas du tout, mais alors pas du tout, dans le plan. Et si elle se mettait à élever son fils, potentiel antéchrist ou bien pire, dans l'amour des humains, des fleurs, et des petits oiseaux, qui sait ce qui se passerait, hein?

Le Diable s'est donc mis en tête de faire une petite visite surprise à son très cher fils qu'il a négligé. Il a préparé les offrandes propitiatoires (en l'occurrence, des gâteaux au chocolat, denrées rares venues tout droit de l'autre continent, et une voiture à chevaux en bois) pour s'assurer de mener son enfant droit dans le mauvais chemin.

Pour ne pas se faire voir par la mère armée de sa cohorte de prêtres et d'exorcistes, il est venu à travers champs, pour se rendre dans la cour où jouent les enfants à l'heure de la récréation. Le petit est facile à reconnaître. Le sang d'un père ne ment pas. C'est le plus beau, certainement le plus intelligent ; le Diable pense même reconnaître une vague ressemblance.

Au dernier moment, il ne sait quoi dire.

"Mon fils!" s'exclame-t-il en sautant la clôture pour pénétrer dans la cour de récréation.

Les autres enfants le regardent, nullement impressionnés.

"C'est ton père?" demande l'un d'entre eux. "C'est pas le seigneur du château? Celui-là a une tête de pouilleux, en tout cas."

"Je vous l'ai déjà répété vingt fois," dit le gamin d'un air méprisant. "Je suis a-dul-tè-re. Ca veut dire que j'ai deux pères."

"La fille de Mary-couche-toi-là en a plusieurs centaines." rajoute un grand garçon. "Ca ne la rend pas plus fière."

L'enfant lui balance alors un grand coup de poing dans le visage, qui tourne en mêlée générale, et le Diable se sent un peu oublié. Mais il n'est que plus fier quand son fils sort victorieux de la bataille pour lui demander "Tu veux quoi, depuis le temps."

"Je voudrais t'apprendre les merveilles du Mal et de la Révolte Contre Dieu." ne serait sans doute pas une réponse appropriée, aussi le Diable suggère "Que dirais-tu de faire l'école buissonnière pendant la seconde partie de la matinée? Nous apprendrions à mieux nous connaître."

L'enfant hausse les épaules, mais l'idée de faire l'école buissonnière l'attire apparemment. Le Diable en est très fier, et aussi de sa réaction extrêmement positive face à l'adultère, ainsi que de son goût pour la bagarre. Il l'aide à franchir la barrière, et lui donne les chocolats, que le gosse semble apprécier.

"Alors c'est toi qui étais avec ma mère." demande le gosse. "N'écoute pas ce qu'ils disent, ils sont tous jaloux. Moi, je trouve que tu as la classe."

"Merci." dit le diable. Puis, sans qu'il aie compris de quelle partie de son démoniaque esprit viennent tous ces mots inconnus. "Comment ça se passe, à l'école?"

L'enfant lui explique avec force détails comment il aime verser des pots d'encre sur les professeurs et affronter ses camarades à coups de boulettes. Une fois, on l'a même appelé "un vrai petit diable". Quel fils prometteur!

Alors qu'ils se promènent entre les arbres et qu'ils aperçoivent un nid de pies, l'enfant se met en tête de grimper à l'arbre pour aller dérober les piaux, pisseaux, ou comment-que-ce-puisse-être qu'on appelle les bébés pies (le Diable ne s'abaissera pas à faire marcher son omniscience-du-présent sur des détails aussi triviaux). Mais juste au moment où il ne lui reste plus que quelques mètres à monter, arrive une sorte de faucon qui fonce sur un des petits et l'emporte. Ce pourrait bien être un vilain tour du diable s'il n'était pas ici même, à attendre que son fils redescende.

"Il en reste encore!" lui crie-t-il d'un air encourageant. "Il y en aura pour tout le monde!"

Mais le gamin tourne vers lui un visage déjà dévoré de larmes, en criant : "Papa! Il faut sauver le bébé pie!"

Bordel du Diable. Bordel de Dieu.

Il croit peut-être que c'est facile? Bien sûr, il pourrait envoyer tous les démons de l'enfer, ou du moins une phalange dument sélectionnée, pour choper le faucon et lui faire regretter d'être jamais éclos. Mais au vu de leur subtilité proverbiale, il ne resterait probablement pas grand chose du bébé pie.

Mais le faucon revient. Apparemment, un seul ne lui suffit pas. C'est vrai que ça ne pèsera pas lourd dans son estomac. Et que trouve de mieux à faire ce crétin de fils? Il lache le tronc. Il se jette sur le faucon. Il essaie de lui casser la gueule. Le fait que ce soit la seule réponse qu'il connait n'est pas un problème, bien au contraire. Le problème est qu'il tombe.

Et que peut faire le Diable, autrement qu'essayer d'amortir sa chute?

Son fils se reçoit lourdement dans ses bras. Enfin, d'abord dans ses bras, puis par terre. Le faucon paniqué - ces choses n'ont pas l'habitude d'être victimes de la gravité - s'envole d'un air offensé. Il a lâché l'oisillon. Le gosse le brandit d'un air triomphant.

"On va le remettre dans le nid!"

"Mais tu le voulais, non?"

"Oui, mais je le veux plus! La maman pie va être triste"

Et le papa pie, donc, pense le diable, tout le monde l'oublie! Et le principe de méchanceté, pendant qu'on y est? Mais il ne dit rien. Rien de plus que "Eh bien, tu peux y aller..."

"Ben non, je me suis tordu la cheville."

Le Diable vient de comprendre qu'on est en train de l'inviter à grimper un arbre pour aller remettre un bébé oiseau dans son nid. Pire, il le fait.

Heureusement que la pie est un animal de sinistre réputation - voleuse, méchante, tout ça. Plus prosaïquement, heureusement que personne ne l'a vu. Sinon, sa réputation serait grillée à tout jamais. Encore que... le Vieillard sur son Vieux Trône voit tout. Mais il est infiniment bon, n'est-ce pas? Il n'oserait pas mettre une de ses créatures mal à l'aise en mentionnant des choses honteuses? Il faut l'espérer.

Quand il redescend de l'arbre, il se dit qu'il est temps de mettre certaines choses au point.

"J'espère que tu n'as pas voulu ramener cette pie par compassion et par amour de Dieu qui aime toute sa création même les plus humbles?"

"Ca va pas, non?"

Le diable soupire de soulagement.

"De toute façon, Dieu, c'est un naze."

Il y a décidément du bon dans ce gamin.

"C'est comme les anges, le diable, et toutes les jolies peintures qui vont avec."

Encore que...

"Les dieux celtes dont me parle Gwench, ceux-là ils sont cool! Ils ont des formes d'animaux, ils draguent les filles, ils passent leur temps à s'amuser!"

Là, normalement, le Diable devrait faire un miracle, enfin le contraire, quoi, un anti-miracle bien noir, pour qu'il voie que le démon n'est pas naze, et qu'il peut même, en cas de besoin, prendre forme d'animal, draguer une fille, et s'amuser tout à fait comme il faut, et de surcroit invoquer des tempêtes, des catastrophes naturelles, tout ça. Il pourrait lui montrer toute la puissance des ténèbres.

Mais à la place, il pousse un grand soupir, et il offre au garçon l'autre paquet, celui avec la voiture de bois et les chevaux de bois. Il est décidément trop mignon. Parfois, on est trop fier de son enfant pour penser à lui faire la morale - l'anti-morale, en l'occurrence - quand on le devrait.

Après tout, Jésus lui-même a fait une sorte de petite révolution, autorisant plein de choses interdites jusqu'alors, et ça lui a plutôt porté chance, au Vieux Crabe Omnipotent et Omniscient, de le laisser faire à sa guise? Le Diable, malgré tout son mépris pour lui, lui prend souvent ses idées. Et il a résolu de faire de même.

Il raccompagne le gamin à l'école. Le maître le reçoit aux cris de "Qu'avez-vous fait encore? Comment avez-vous osé? Et votre mère qui paye pour votre éducation... Rangez-moi cette boulette! Merlin, on sent très bien que vous êtes fils d'un adultère. Mauvais sang ne saurait mentir."

Le Diable sourit. Ce n'est peut-être pas vrai. Mais il n'arrive pas à se souvenir d'une meilleure matinée depuis longtemps.