La fin
L'épée d'ombre de Satan heurte l'épée de flammes d'Uriel. Il y a un bref test de force, que l'ange semble gagner, mais alors que l'épée de feu s'abat vers lui le démon feinte, esquive, blesse son adversaire.
Uriel, l'aile abimée, est laissé derrière. Il est immortel, comme tous les anges, et Satan n'a pas le temps de le sceller. Peut-être qu'un de ses démoniaques lieutenants le fera, ravi de trouver un des quatre grands archanges sans défense. Mais les anges sont plus nombreux qu'eux, plus forts aussi. La défaite finale est inévitable. Mais Satan se dit que s'il est suffisamment fort, il sera vaincu par Dieu lui-même, et c'est la seule chose qu'il souhaite en ce moment.
Un puissant chérubin sous sa forme de taureau se dresse devant lui. Satan se met en garde.
C'est la fin du monde. L'Apocalypse. Les démons déchirent le ciel du paradis, dans une lutte que tous ne savent pas vaine. Satan n'y est pas venu depuis des milliers d'années. Les prairies en sont méconnaissables, souillées de sang, les airs sont saturés des bruits de combat et des étoiles qui tombent. Et pourtant, Satan se souvient.
Il était autrefois le plus beau et le plus lumineux des anges, on l'appelait Lucifer. Il était l'ange le plus proche de Dieu. Ou peut-être cela est-il un produit de son imagination? Cela fait trop longtemps, il a trop changé, il ne se rappelle plus.
En tout cas, il se souvient qu'il aimait Dieu, profondément, (mais ça ne veut rien dire car tous les anges l'aimaient) et que Dieu l'aimait, profondément, (mais Dieu aime toute sa création, sinon il ne les aurait pas faits). Et il se souvient aussi qu'il trouvait cette situation parfaite, au commencement des temps, du moins avant que Dieu ne crée les humains.
C'était la dernière étape de Sa création. Et il a dit qu'ils étaient l'aboutissement de tout le reste. Enfin, il ne l'a peut-être pas dit, mais il a laissé entendre que tout ce qui avait créé avant n'avait été que pour servir les humains et les aider - que ce soient les plantes, les animaux, ou les anges. C'est à ce moment que Lucifer a ressenti les premières morsures de la jalousie. C'est peut-être même ainsi qu'a été créée la jalousie. Mais Satan, maintenant qu'il est déchu et cynique, n'en est plus si persuadé. Il devait bien y avoir, dans les petits anges inférieurs, des jaloux de leurs chefs, voire de lui. Il se rappelle, quand il a entraîné les autres dans la chute, comme ils étaient prêts à changer de maître avec un peu de manipulation. Mais peut-être a-t-il quand même été le premier. Peut-être n'a-t-il que créé ce sentiment chez les autres à son image.
Dieu leur a même dit - car tous les plans divins sont prévus depuis bien plus longtemps qu'on ne peut le croire - qu'un jour il s'incarnerait en l'un des humains. Il n'a pas expliqué ses raisons, mais Lucifer était persuadé que quelles qu'elles soient, elles seraient mauvaises. Dieu n'avait pas le droit se s'assimiler à une créature aussi vile. Et une pensée a traversé l'esprit de Lucifer - que si un jour Dieu voulait s'unir à une de ses créations, pourquoi ce ne serait pas lui-même, Lucifer, qui n'est sans doute pas digne de cela car Dieu est supérieur à tout, mais qui en est quand même plus digne que ces humains qui existent à peine, créés à partir d'argile sale, et qui en a probablement plus envie qu'eux, aussi, car ces humains sont trop stupides et trop faibles pour reconnaître la puissance et la majesté divine car de toute façon n'importe quoi leur semble puissant et majestueux, y compris un arbre, une montagne... Et Lucifer s'est rendu compte qu'il aurait vraiment, vraiment désiré que Dieu s'incarne en lui, ce n'est pas que de la jalousie, c'est vraiment ce qu'il voulait, pas seulement pour la puissance, dont il se souciait peu à cette époque, mais pour le rapprochement, oui, c'est ça, pour être vraiment spécial, pas seulement par rapport à la création en général, mais par rapport à Dieu, et il le voulait vraiment, pas juste parce que cela va arriver à quelqu'un d'autre, mais bien sûr ce sera encore plus dur s'il le fait avec quelqu'un d'autre.
Et c'était dur, trop dur, de découvrir en même temps la jalousie, l'envie, et la conscience qu'il lui manquait quelque chose pour être heureux, et d'avoir ces nouvelles pensées confuses et sombres qui s'emballaient sans logique, sans cohérence, sans pouvoir les arrêter, et Lucifer a failli se sentir mal ce jour-là mais il était le plus brillant des anges, le plus parfait, alors il a fait illusion, il a empêché ses sentiments d'entacher sa brillante apparence et même son aura, et il ne sait pas pour Dieu mais au moins ce jour-là personne parmi les anges ne s'est rendu compte de rien.
Et maintenant, après avoir vaincu le chérubin grondant, il affronte un séraphin. Normalement, la forme de combat dudit séraphin devrait être celle d'un serpent à six ailes, mais il ne veut pas être un serpent, pas devant lui - peut-être l'orgueil est-il plus répandu parmi les anges que Lucifer ne le pensait, peut-être ne se limite-t-il pas à l'enfer - alors il est un ange à forme humaine, toujours avec six ailes, tellement imposant que son corps est peut-être encore plus effrayant que l'habituelle épée de flammes. Mais Satan, bien qu'il puisse connaître la peur, sait exactement ce qu'il a à perdre s'il fuit, bien plus que s'il combat, et il ne tremble pas.
Oui, plus personne n'ose prendre la forme d'un serpent dans les rangs du bien, et c'est entièrement à cause de Satan. Il n'avait pas prévu cela au début, mais il a été réduit à cette forme. Il avait essayé de convaincre Dieu par la raison, que ces créatures - les humains - étaient faibles et mauvaises et stupides et totalement, totalement indignes, mais il n'a pas voulu le croire, alors il a bien fallu qu'il lui montre, il a bien fallu qu'il les pousse - oh, juste un peu - à révéler leur vraie nature. Et ce fut l'histoire qu'on raconte encore du serpent et de la pomme. Mais cela n'a pas suffi à convaincre Dieu. Comment est-ce possible? Depuis des milliers d'années, Satan continue à les faire chuter, à exhiber leur faiblesse, amasse preuve après preuve. Le monde touche à sa fin, et cela n'a pas suffi.
Dieu lui a dit qu'il était orgueilleux. Mais où est l'orgueil là-dedans? Il voit bien la jalousie. Il peut y voir aussi de l'orgueil, mais il ne sait pas où son Seigneur le voit. Il ne sait pas si c'est parce qu'il pensait pouvoir convaincre Dieu - n'a-t-il pas toujours une oreille pour ses créatures? Il ne sait pas si c'est de penser que ce sont les humains qui sont mauvais, et pas lui. Cela semble évident, pourtant. Il ne les a jamais trompés, il ne les a pas menacés, ils savaient parfaitement ce qu'ils faisaient, et ils le faisaient librement. Mais Dieu lui a dit : tu as péché par orgueil. Je te chasse du paradis. Ne réapparais plus jamais devant mes yeux. Satan ne sait pas s'il savait, s'il avait lu au plus profond de son coeur son désir d'être celui que Dieu aura choisi, d'être enfin quelqu'un de spécial, pas seulement le plus brillant des anges, non, quelqu'un pour qui il aurait des sentiments qui ne seraient que pour lui. Il ne l'a jamais dit à personne. Mais Dieu est clairvoyance ultime. De toute façon, les détails ne comptaient pas. Ne réapparais plus jamais devant mes yeux.
Même ces anges qu'il a entraînés dans sa chute n'ont jamais rien su. Il leur a parlé de désobéissance, de révolte, de construire son propre royaume. Sa langue était habile, et il a fait chuter un tiers des anges du ciel. S'ils avaient su qu'il fuyait le paradis par obéissance et non pas par révolte, ils ne seraient pas venus avec lui? Mais il ne pouvait pas savoir que le malheur l'envahissait au point de vouloir détruire le bonheur de tous ceux qui croiseraient son chemin. Oui, il souffrait, à ce moment, plus qu'aucun ange n'avait jamais souffert, et il est vertigineux de se dire que ses milliers d'années pendant lesquelles il a obéi, pendant lesquelles il ne s'est jamais présenté devant la face de Dieu, ne lui ont pas apporté la moindre paix. Elles ont été toujours plus noires, toujours plus torturantes, sans qu'il puisse jamais s'y habituer.
Il est blessé, par de multiples blessures dont certaines sont hideuses, mais cela ne lui semble rien devant ce dont il a souffert. Il regarde avec une sorte de mépris les démons qui se battent à ses côtés. Même s'ils continuent à se battre, les blessures les font crier. Les anges ne crient pas, mais il serre les dents. Il est le seul à ne pas les ressentir, à souffrir suffisamment pour ne pas les ressentir. Il a l'impression d'être dans un monde d'étrangers, anges ou démons, tous totalement différents de lui.
Et maintenant il se bat pour revoir Dieu. Il l'a revu, une fois. Il ne s'y attendait pas. Bien sûr, Dieu avait dit qu'il allait fusionner avec un humain, qu'il allait s'incarner et descendre sur terre, mais Satan pensait que ce ne serait pas lui, que la partie humaine serait la plus forte, qu'il pousserait celui-là au vice et au péché comme il y a poussé les autres, et que Dieu fuirait de ce corps, trop dégoûté, qu'il aurait enfin compris. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Il a vu cet humain au désert, un jour où il ne s'y attendait pas, et malgré ce corps humain, imparfait, il ne l'a que trop bien reconnu.
Il s'était dit que si un jour il voyait l'humain-Dieu, il le tenterait par des belles paroles et une belle apparence, mais il n'a pas encore pu désobéir assez, pas encore, il lui avait dit "Ne réapparais plus jamais devant mes yeux." et il n'a été qu'une voix. Il s'était dit qu'il lui proposerait le monde entier s'il le fallait, tout ce qu'il avait à lui offrir, pour le faire chuter, mais même si les mots étaient ceux qu'il avaient pensés, sa voix n'étaient qu'une plainte. Il lui a demandé de faire des miracles, pour contempler encore la gloire céleste, et il lui a demandé de l'adorer, mais en fait, un mot d'affection ou même de pardon aurait suffi et ce n'est pas possible qu'il ne l'aie pas compris, à moins que la partie humaine n'aie été trop forte. Ce jour-là, il voulait lui parler, il voulait qu'il le voie, il voulait le toucher parce que ce n'était décidément pas un humain, malgré ce corps. Mais c'est comme s'il ne se souvenait de rien. Comment deux êtres aux consciences séparées peuvent-elles être la même personne? Car ils le sont, il l'a senti, avec son corps, son esprit et son âme.
Il s'en est tellement voulu de ne pas être arrivé devant lui sous un faux nom pour lui parler comme à un ami. Mais le jour où il peut désobéir est enfin arrivé. Il revient dans ce paradis, et puisqu'on ne l'y laisse pas entrer, ce sera par la force qu'il se fraiera un chemin. Enfin il arrive à la fin de sa quête, enfin les cieux noircis par les combats d'anges et de démons sont derrière lui. Enfin il va pouvoir se présenter devant Dieu. Il ne le combattra pas, mais le fait d'être là prouve déjà qu'il méprise ses ordres. Il arrive devant Son trône. La majesté de Dieu le cloue sur place - ça a toujours été ainsi. Mais il trouve le moyen de soutenir son regard.
Dieu s'avance vers lui. Sa voix éteint les échos de la guerre.
"Lucifer." Personne ne l'a appelé ainsi depuis des millénaires. "Tu n'as pas vraiment changé." Il se trompe. Pourquoi dit-il le contraire de ce qu'il faudrait dire? Satan aurait pu répondre au mépris par de la bravade. Il se dit qu'il aurait pu, même s'il n'en est plus sûr. Mais là, il reste désarmé.
Dieu s'avance vers lui, il n'est pas en position de combat, et peut-être même que Lucifer pourrait le blesser de son épée s'il frappait maintenant. Cette idée pourrait presque le faire rire. L'épée lui tombe des mains.
"Tu as corrompu ma création, mais tu as beaucoup souffert." dit Dieu. "Je ne pourrais de toute façon pas t'accorder ce que tu souhaites. Et tu ne changeras pas, car tu restes pur, à ta façon. Il n'y a aucun moyen par lequel tu puisses être heureux."
Satan écoute sa condamnation, sans bouger, toujours effleuré par cette envie de rire nerveusement, car il ne peut pas se permettre de pleurer. Il ne l'a jamais fait, depuis sa création en tant qu'enfant-ange jusqu'à sa souffrance en enfer.
Dieu est tout proche de lui maintenant et lui pose la main sur le front. "Tu es pardonné."
Et Lucifer, anciennement ange immortel, par grâce divine, se dissout dans le néant.
