Auteur : Altaïr

Genre : POV

Rating: PG-13 (ou T)

Disclaimer : Les personnages et l'histoire ne m'appartiennent pas, etc… -.-

Note : Encore un autre point de vue sur l'intrigue du film, un peu moins bourrin que celui du Hessois et qui me tentait depuis longtemps (la suite est déjà prête)… Merci de penser aux reviews !

Note 2: Le système d'édition du site me boude, alors dans les dialogues les - seront remplacés par des > (c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour garder une présentation à peu près lisible...).


The Evil Eye


Partie I:

J'ignore si cela est dû à mon caractère ou à mon environnement, mais les personnes qui m'entourent m'ont toujours fait l'effet de débiles légers. Je n'ai jamais pu comprendre leur façon simpliste et prévisible de penser et j'ai toujours eu du mal à l'imiter. J'ai bien l'impression que je dois passer pour encore plus naïve qu'eux, tellement je m'efforce de dissimuler mon intelligence.

Déjà toute petite, cette finesse d'esprit me causait du tort. Les autres enfants m'évitaient, non seulement parce que leurs parents leur défendaient de jouer avec la « fille de la sorcière », mais surtout parce qu'ils n'aimaient pas l'éclat que prenaient mes yeux lorsqu'ils me parlaient, pas plus que le cynisme contenu dans les quelques paroles que j'acceptais de prononcer.

La seule enfant de mon âge qui s'entendait bien avec moi était ma soeur jumelle. Ma douce sœur qui avait conscience de cette peur des autres enfants à notre égard et qui s'en amusait beaucoup. Les seuls sourires qui s'affichaient sur mon visage venaient de ses innocentes farces. Je dis innocentes, car si elle se délectait de la peur des autres, elle ne leur aurait fait du mal pour rien au monde. Contrairement à moi.

Nos chemins divergèrent définitivement à partir de l'hiver 1779. Je me rappelle avec une exactitude troublante ce jour froid où la lumière semblait provenir du ciel gris lui-même, comme si le soleil avait cessé d'exister et que toute sa bienveillante luminosité s'était répandue dans les nuages. Ma sœur et moi ramassions du petit bois dans la forêt qui entourait Sleepy Hollow, ne prêtant plus la moindre attention aux coups de canons qui résonnaient non loin de là, sur un champ de bataille parmi d'autres.

Je pensais à l'injustice. Au fait que nous soyons seules toutes les deux, recluses dans cette petit grotte à l'écart du sentier. A la mort de notre père, qui avait conduit Van Garrett à nous chasser de notre petite chaumière et qui avait permis à Van Tassel d'y emménager avec sa femme et leur fille née depuis peu. Ces pensées paraissent relativement tristes, et elles l'étaient effectivement, mais elles étaient surtout chargées d'une haine qui brûle encore en moi aujourd'hui, une haine inconcevable chez une enfant de cet âge.

J'étais chargée de rancœur et je dois avouer que je n'en avais strictement rien à faire de glaner du petit bois. Plongée dans mes pensées, je me contentais de battre l'air d'une petite branche morte, comme j'aurais aimé battre ce vautour de Van Tassel. Ma sœur accumulait le bois dans ses bras et me jetait de fréquents coups d'œil plus ou moins inquiets.

« Tu ferais mieux de m'aider, finit-elle par me dire gentiment. Il va faire froid cette nuit, nous avons besoin de cette réserve pour le feu.

> Un feu qui nous réchauffera à peine, rétorquai-je. Les seules flammes que j'ai envie de voir son celles qui brûlent chez nous, dans notre cheminée marquée de notre nom ! »

Je faisais allusion à l'archer gravé dans la pierre du foyer par notre père, Christopher Archer… Repenser à notre maison et à nos parents me serra le cœur, mais je n'en avais que plus de haine envers les Van Garrett et leurs protégés.

« Et voilà qu'ils se remettent à tirer ! pesta ma sœur en entendant de nouveaux coups de feu bien plus proches que les précédents. Ils vont finir par nous… »

Sa voix se brisa comme du cristal avant qu'elle achève sa phrase. Je me tournai pour voir si elle allait bien, mais je fus à mon tour incapable d'articuler le moindre son. Nous étions à présent trois personnes dans la clairière. Le nouvel arrivant était grand, ses cheveux en bataille et ses dents taillées en pointes le grandissant encore plus à nos yeux de petites filles. Mais surtout, ce qui me captiva comme rien ne l'avait jamais fait, c'était son regard. Ses prunelles brûlaient d'une manière que je reconnaissais inconsciemment. La haine. La violence. Mon Dieu, ces yeux bleus auraient presque pu être les miens !

Il nous fit signe de nous taire, ce qui était inutile : ma sœur et moi étions bien trop stupéfaites pour parler. Il fit un pas vers nous et un reflet joua sur la lame de son épée. Cet éclat me réveilla avec la soudaineté d'une gifle : il portait un uniforme hessois, ce qui signifiait qu'il était employé contre les Américains, contre nous. Je compris au même instant qu'il était poursuivi par nos compatriotes. Puis, beaucoup plus alarmant, je lus dans ses yeux le désir de tuer. De nous tuer.

Mes mains réagirent avant que j'en prenne conscience. Elles brisèrent d'un coup sec la branche morte que je tenais toujours. Le craquement résonna comme une détonation dans la forêt endormie. Le Hessois se retourna en sursaut lorsque des cris annoncèrent l'arrivée de ses poursuivants. J'avais vu juste.

Ma sœur s'arracha enfin à son immobilité de pierre. Elle laissa tomber son fagot de bois et s'enfuit sans demander son reste, aussi vite que ses jeunes jambes le lui permettaient. J'aurais peut-être dû la suivre. Qui sait ce qui serait advenu, dans ce cas ? Mais je ne le fis pas. Je ne le fis pas. Au lieu de me sauver, je me dissimulai entre les arbres, au bord de la clairière, puis je restai immobile, à observer les soldats surgir de la forêt pour se jeter sur le Hessois.

Celui-ci se battit comme un diable, au sens littéral du terme. J'étais hypnotisée par son aisance, sa puissance. Il évoluait avec la grâce d'un danseur. Sa lame ne s'abattait qu'une seule fois sur chaque homme et aucun ne se relevait. Ses hurlements de démon ponctuaient chacun de ses coups et je sentais des frissons de peur et d'excitation mêlées remonter le long de ma nuque. Les têtes de ses assaillants roulaient l'une après l'autre et le regard du Hessois s'illuminait davantage à chaque corps qui s'effondrait.

Puis le spectacle prit fin de la manière la plus brusque qui soit : un des soldats, les dents serrés, contourna sa garde et lui enfonça son épée dans le flanc. Le rugissement de rage du Hessois me fit tressaillir et reculer d'un pas. Le temps pour moi de reprendre mon poste d'observation, il était mort. Tête tranchée par sa propre épée.

Les soldats ne prirent pas le temps de savourer leur victoire. Il traînèrent son corps et sa tête sur une colline proche et ensevelirent le tout dans le sol gelé avec des gestes précipités qui trahissaient leur malaise. En vérité, ils avaient si peur qu'ils ne me virent même pas, alors qu'il était pourtant difficile d'ignorer la présence d'une petite fille sur les lieux d'un pareil carnage.

Puis les soldats s'éloignèrent, emportant leur dégoût et ce qui restait de leurs camarades morts. Je restai près de la tombe toute fraîche, tétanisée par la puissance de la pensée qui m'était venue. Les yeux du Hessois. Sa haine qui ressemblait tant à la mienne, aussi vive et destructrice. La vengeance que je pouvais lui faire accomplir pour moi.

A genoux sur la terre retournée, je fis ce qu'aucune petite fille telle que moi n'aurait normalement dû faire : je fermai les yeux et m'entaillai le pouce avec un petit caillou pointu pour laisser quelques gouttes de sang tomber sur la terre mêlée de neige. Je fis ce jour-là le pire serment qu'il était possible de faire, et je le fis à Satan en personne, afin qu'il tire le Hessois du tombeau lorsque je le demanderai et qu'il me permette d'accaparer tous les biens de Van Garrett et des Van Tassel, tout comme ils avaient accaparé les miens. En échange, je promis au Diable la seule chose de valeur qui me restait : mon âme.


Vingt ans. C'était le temps qui s'était écoulé depuis que j'avais prêté ce serment. De petite fille, j'étais devenue une femme, toujours pourvue de la même finesse d'esprit – ou peut-être étaient-ce ceux qui m'entouraient qui en manquaient toujours aussi cruellement. Cependant, jamais je n'aurais cru à l'époque que je deviendrais la femme de Baltus Van Tassel.

Je dois dire que ce mariage nécessaire à ma vengeance était parfaitement calculé, tout comme l'était le meurtre de la première femme de Baltus, deux ans plus tôt. Elle était morte sous mes yeux, d'une étrange fièvre dont personne ne s'était étonné en cette époque trouble. J'avais délibérément empoisonné cette femme. Puis j'étais devenue Lady Van Tassel et j'avais réveillé le Hessois.

J'avais mis du temps à retrouver la tombe, mais uniquement parce qu'un gigantesque et sinistre arbre aux racines torturées avait poussé par-dessus. J'avais déterré et pris le crâne d'instinct. Puis il était apparu, émergeant des racines de l'arbre avec son gigantesque étalon d'un noir d'encre. Il n'avait plus sa tête, ce qui me surprit tout d'abord mais s'avéra finalement logique, puisqu'elle se trouvait entre mes mains. Puis tout s'était enchaîné. J'avais délivré celui qui était devenu le Cavalier Sans Tête et il avait tué les deux Van Garrett.

C'est alors que je m'étais rendue compte que j'ignorais tout des héritiers de ces traîtres. Je me rendis chez le vieux notaire Hardenbrook, notaire que j'eus la surprise de trouver en compagnie des trois autres notables de la ville : le juge de paix Philipse, un homme gras qui craignait son ombre, le révérend Steenwyck, que je soupçonnais fortement de cacher des pensées bien peu chastes derrière ses manières d'ecclésiastique distingué, et le docteur Lancaster dont je connaissais déjà le caractère volage.

En écoutant leur conversation sans leur dévoiler ma présence, je compris que mon plan allait se compliquer singulièrement. Van Garrett s'était disputé avec son fils à propos de l'héritage, d'après ce que j'entendis ce soir-là, et l'héritier direct n'était plus Baltus, mais… la veuve Winship ? Qu'est-ce que cette femme venait faire dans cette histoire ? N'osant écouter davantage de peur d'être remarquée, je compris néanmoins que Van Garrett l'avait épousée peu de temps auparavant.

A force de patience et de conviction, je finis par obtenir le certificat de mariage du révérend Steenwyck. Cette opération ne fut guère agréable, car ce soi-disant « homme d'église » ne tarda pas à me faire comprendre qu'il n'était pas tant intéressé par la croix qui pendait sur mon corsage que par la poitrine qui se dissimulait en dessous. Mais la fin justifie les moyens et je n'en étais plus au stade où je me souciais d'une nuit d'amour à sens unique – je me contenterai de rappeler que je partageais le lit d'un des hommes que je haïssais le plus au monde.

Une fois le révérend de mon côté, je m'attaquai au docteur Lancaster, qui m'avait appris par inadvertance que la veuve Winship était enceinte du père Van Garrett. Ce fut par le plus grand des hasards que je le surpris en pleine nuit en compagnie de Sarah, notre domestique, dans une tenue peu appropriée à sa condition. Ce fut mon meilleur moyen de pression pour m'assurer qu'il garderait le silence quand à l'état de la veuve.

Puis je m'occupai du juge Philipse, si aisément impressionnable que ce fut une affaire de routine pour moi : il ne parlerait pas. De la même manière, j'imposai le silence au notaire Hardenbrook qui pleurait presque en me remettant le testament de Van Garrett, afin que je connaisse enfin la liste de ses héritiers définitifs.

Lorsque je fus certaine qu'Emily Winship était le seul barrage qui s'était placé entre Baltus et l'héritage, j'appelai le Cavalier. Déjà habituée à la sensation de puissance qu'il me procurait, je le regardai de loin décapiter la veuve. Je me rendis alors compte que donner la mort n'était plus qu'une simple formalité pour moi, et je m'en réjouis. J'aurais dû me soucier des quelques incartades du Hessois, prompt à la révolte, mais j'étais trop sûre de moi pour cela. Du moins à cet instant.

Les seuls qui savaient que la femme portait un enfant étaient en mon pouvoir, mis à part un serviteur des Van Garrett, un certain Jonathan Masbath : il avait signé le testament en tant que témoin et était donc au courant du rôle d'Emily Winship dans cette course à l'héritage. Mais il ne m'alarmait pas : sa parole de domestique n'avait que peu de valeur et il n'avait aucune connaissance de mon implication dans le triple assassinat (quadruple si l'on compte l'enfant à venir de la veuve). Je me contentais donc de le surveiller d'un œil ; je pourrais toujours lui envoyer le Hessois si besoin était.

Je prenais mon temps pour préparer l'exécution des autres héritiers, laissant Sleepy Hollow s'engourdir dans la peur du Cavalier Sans Tête. Je ne risquais rien, personne ne me soupçonnait. Même Katrina, ma belle-fille depuis que j'avais assassiné sa mère, me voyait comme une personne affectueuse et d'agréable compagnie. Puis cet inspecteur de malheur était venu fouiner dans mes affaires…


C'était environ une semaine après la mort d'Emily Winship. Mon mari était conscient de la tension qui régnait à Sleepy Hollow, et il avait eu une idée qui m'avait surprise par son astuce : il avait organisé une petite fête au manoir, avec musique et jeux, afin de détendre les esprits. Il désirait également rassurer ses invités en leur expliquant qu'il avait envoyé un télégramme à New York pour leur demander de l'aide, ce qui ne saurait tarder.

Je m'étais appuyée près de la fenêtre du petit salon, à distance de la pièce principale emplie de bavardages et de notes de musique plus ou moins justes. La confiance de Baltus envers la justice new-yorkaise me donnait envie de rire : la capitale de l'Etat avait des problèmes autrement plus importants que les nôtres et Sleepy Hollow en était trop éloigné pour retenir l'attention de ces chers citadins. De plus, je savais que le préfet de police était déjà en manque effroyable d'effectif et qu'il ne se priverait pas d'un de ses précieux hommes pour une affaire aussi dérangeante que celle du Cavalier Sans Tête.

C'est pourquoi je ne m'inquiétai de rien. La date de l'exécution de Baltus approchait, les notables restaient muets comme des carpes, et Masbath semblait totalement focalisé sur le Cavalier sans se préoccuper du « pourquoi ? » de sa présence. Dans un accès de bravoure, il se barricadait depuis trois nuits dans une casemate près de la forêt, avec son fusil et la ferme intention d'abattre le Hessois si ce dernier approchait du village. Pauvre naïf. Je n'ai jamais compris comment il pouvait croire qu'il réussirait à éliminer un fantôme déjà mort depuis vingt ans.

Baltus discutait avec quelques connaissances sur un ton léger. J'entendais à travers la porte ouverte les voix des invités plus jeunes qui s'amusaient à l'un de ces nombreux jeux qu'on pense d'abord destinés aux enfants, mais qui attirent tout autant les jeunes adultes.

Intriguée par leurs rires et n'ayant rien de mieux à faire, je me penchai un instant par la porte pour les observer. Katrina me sourit juste avant qu'un jeune homme à la carrure impressionnante lui bande les yeux. Brom Van Brunt, fiancé non officiel de ma belle-fille. Je crois que l'un des rares points sur lesquels je m'accordais avec Katrina sans faire semblant était le fait que son prétendant était un rustre de la pire espèce. Mais étant donné que c'était le moins mauvais de tous, la question du mariage semblait à peu près réglée.

Brom la fit tourner sur elle-même alors que les autres joueurs formaient une ronde autour d'elle. Je repassai dans le petit salon, un léger sourire aux lèvres. Amusez-vous, jeunes gens, vous rirez moins demain.

« La petite sorcière, la petite sorcière, qui va-t-elle attraper ? »

Je n'entendis pas la suite, trop occupée à jouer mon rôle de la parfaite épouse – ce qui signifiait approuver sagement tout ce que disait Baltus. Décidément, je n'étais pas faite pour le mariage.

L'un de nos interlocuteurs était en train de nous expliquer dans un élan lyrique des plus passionnants pourquoi ses rentes avaient encore chutées cette année, lorsque nous nous aperçûmes que les rires s'étaient estompés dans la pièce à côté. J'entendis les voix de Brom et Katrina, mais également une troisième que je ne reconnus pas. Puis mon futur gendre éleva la voix et Katrina sembla s'interposer pour éviter que la situation ne s'envenime.

Avec une rapidité qui lui fit honneur, Baltus se précipita dans la salle de bal en intimant le calme aux invités. Je le suivis d'un pas vif pour voir que le jeu avait cessé, tout comme les conversations alentours. Toute l'attention semblait focalisée sur ceux qui se tenaient près de la cheminée, à savoir Katrina, Brom et un troisième jeune homme que je n'avais jamais vu auparavant.

Tandis que Baltus rétablissait l'ordre, j'observai le nouveau venu avec une certaine curiosité. La manière dont il réajustait sa veste me laissait penser que Brom l'avait un peu brusqué. Ses cheveux noirs en bataille et ses yeux sombres formaient un contraste étrange avec son teint, presque maladif tellement il était pâle. Il avait l'air d'autant plus souffrant que quelques kilos supplémentaires ne lui auraient pas fait de mal. Ses yeux cernés et les deux valises qu'il traînait annonçaient qu'il venait de faire un long voyage et que ce n'était pas de gaieté de cœur qu'il l'avait fait.

« Soyez le bienvenu jeune homme, même si vous avez quelque chose à me vendre, lui dit Baltus avec toute la sympathie dont il était capable.

> Merci monsieur, répondit l'autre avec un soulagement visible avant de tendre une lettre cachetée à mon mari. Inspecteur Ichabod Crane ; New York m'envoie pour élucider les meurtres de Sleepy Hollow. »

Quelques murmures parcoururent l'assistance à cette annonce et je dus me retenir pour ne pas froncer les sourcils. J'examinai brièvement la lettre de recommandation qu'avait ouverte Baltus, puis me tournai vers l'inspecteur pour lui assurer d'un ton poli que Sleepy Hollow lui était reconnaissant d'être venu. Il se redressa légèrement et m'accorda un bref sourire aussi peu naturel que le reste de ses mouvements. J'ajoutai alors sur une impulsion subite :

« J'espère que vous nous ferez l'honneur de prendre vos quartiers dans notre maison.

> Voilà qui est parler ! s'exclama Baltus d'un air ravi en se tournant vers l'inspecteur. Veuillez me suivre, nous allons vous indiquer où vous installer. »

Puis il fit signe à l'orchestre de recommencer à jouer tout en m'adressant un sourire. Il était visiblement très heureux de l'idée que j'avais eue. Il ne remarqua pas le moins du monde ma contrariété, dissimulée à grand peine : je n'avais pas prévu la venue d'un policier quelconque et être ainsi prise au dépourvue me mettait dans une colère noire. Quitte à être dorénavant obligée de compter avec sa présence, je préférais avoir l'inspecteur sous notre toit. Les gens ne se doutent pas à quel point il est facile de les surveiller lorsqu'ils habitent votre maison.

Crane se baissa pour ramasser ses valises et adressa un fugitif sourire à Katrina, ce qui ne passa pas inaperçu aux yeux de Brom. Ce dernier passa un bras plus possessif qu'affectueux autour de ma belle-fille et foudroya le jeune inspecteur du regard. Crane détourna la tête avec un mépris teinté de crainte pour emboîter le pas à Baltus.

« Tu n'étais pas obligée de l'embrasser, siffla Brom dès qu'ils eurent disparu dans l'escalier.

> Ce n'était même pas un vrai baiser, protesta Katrina avec douceur. Je n'ai fait que le taquiner un peu.

> C'est-à-dire ? demandai-je avec le ton sec qui s'imposait.

> Je l'ai simplement embrassé sur la joue, répondit Katrina en haussant les épaules. Je l'avais attrapé, c'était le jeu.

> Je n'aime pas ce jeu, répliqua Brom. Pas si tu y joues de cette manière.

> Excuse-moi de t'avoir froissé dans ta fierté, Brom, riposta ma belle-fille d'une manière que j'appréciai. Je crois que je vais me retirer dans ma chambre, puisque ma conduite t'est si insupportable ! »

Elle n'avait pas parlé suffisamment fort pour attirer l'attention des autres invités, mais Brom n'en sembla pas moins furieux. Il se détourna avec colère pour aller retrouver dans un coin ses deux complices de toujours, Glen et Théodore, alors même que Katrina sortait de la pièce. Lorsqu'elle passa à côté de moi, je remarquai qu'elle avait l'air pensive. Je me remémorai le regard qu'elle avait échangé avec Crane et un vague sourire me vint aux lèvres : je me trompais peut-être, mais ces deux-là méritaient que je les surveille.


Deux heures plus tard, les derniers invités achevaient de nous quitter. Baltus et moi demeurions dans le petit salon avec les quatre notables de la ville, ceux que mon mari prenait pour des amis fidèles et qui étaient en fait tous acquis à ma cause. Seul Steenwyck osait me regarder dans les yeux, visiblement très à l'aise dans le rôle de l'amant insoupçonnable. J'aurais volontiers parié qu'il n'en était pas à sa première représentation.

« Je dois avouer que je n'en espérais pas tant, confia Baltus en se servant un verre au pichet de cognac que Sarah proposait à droite et à gauche. Non seulement New York nous a entendu, mais ils nous envoient un inspecteur au lieu d'un simple marshal.

> Je ne me réjouirais pas trop vite, si j'étais vous, dit Steenwyck en exprimant ce que je pensais tout bas. Cet homme est plus jeune qu'il n'y parait. Il a un regard assez intelligent, c'est vrai, mais je ne crois pas que nous puissions nous y fier. Je doute que New York nous ait envoyé son plus brillant officier, si vous me suivez. De plus, il n'a pas emporté de Bible dans ses bagages.

> Peut-être ce dernier point n'est-il pas des plus importants, protesta Baltus sans grande conviction.

> Comment voulez-vous qu'il résolve une histoire de forces démoniaques s'il ne fait aucun cas des Saintes Ecritures ? s'exclama Steenwyck.

> Le révérend a peut-être raison, avança timidement le notaire Hardenbrook.

> Attendez au moins qu'il soit là pour se justifier, reprit Baltus. Il vient nous aider et nous voilà déjà en train de lui faire un procès ! »

Je pensai avec amertume que l'assemblée que j'avais sous les yeux faisait davantage penser à un peloton d'exécution qu'à un jury. Sarah passa à côté du docteur Lancaster et celui-ci se servit un verre de cognac, non sans effleurer la main de la servante avec un geste qui aurait presque pu passer pour accidentel. Presque.

Pour ma part, j'étais assez préoccupée. Pour inexpérimenté qu'il paraissait, l'inspecteur allait immanquablement chercher des témoins. Masbath devenait très gênant : s'il ne disposait pas d'éléments suffisants pour comprendre que l'héritage était mon objectif, Crane ne manquerait pas de s'en rendre compte après l'avoir interrogé. Avec un pareil mobile, il risquait de faire rapidement le lien avec la famille Van Tassel, voire avec moi. Je ne pouvais plus me permettre de garder en vie un témoin aussi peu contrôlable que Masbath…

C'est alors qu'une suite de coups et un grincement en provenance de la porte attirèrent l'attention générale. L'inspecteur Crane se tenait dans l'embrasure, penché en avant comme s'il hésitait à entrer sans y être invité. Je croisai son regard. Je n'y vis aucune assurance. Il regardait chaque membre de la petite assemblée avec une méfiance légitime. L'image du peloton d'exécution me revint en mémoire.

« Entrez, je vous en prie, fit Baltus avec un grand sourire qui lui donnait l'air effroyablement niais. Laissez-nous, ma chère. »

Les derniers mots s'adressaient à moi. Je serrai les mâchoires et m'éclipsai après une petite révérence, le minimum exigible. « Laissez-nous, ma chère », « va chercher, mon chien »… Dieu que je détestais cet homme ! L'inspecteur Crane s'écarta pour nous laisser passer Sarah et moi, m'adressant le sourire poli et coincé auquel j'avais déjà eu droit lors de son arrivée.

Je fermai doucement la porte derrière-moi en entendant que Baltus faisait les présentations, puis je restai quelques minutes à réfléchir dans le couloir. Cet inspecteur me gênait-il dans l'immédiat ? Non. Risquait-il de me gêner plus tard ? Oui. Pouvais-je me permettre de le tuer ? Après mûre réflexion, je décidai que non. Il avait beau n'être certainement qu'un inspecteur sans grande valeur aux yeux de ses supérieurs, il n'en restait pas moins un inspecteur, un officier de police. Sauf si la situation devenait catastrophique, je ne pouvais pas le faire disparaître.

Mais j'avais noté quelque chose dans ses yeux, une fragilité qu'il dissimulait soigneusement sans parvenir à l'effacer. J'ignorais d'où elle venait, mais elle pouvait m'être utile à l'occasion, tout comme ce regard bien particulier qu'il posait sur ma belle-fille… Je souris, seule dans le couloir mal éclairé. Puis je me dirigeai avec précautions vers la porte de derrière : il fallait que je m'occupe de Masbath.