Remerciements habituels à Tarahiriel et Amy. ;-)
The Evil Eye
Partie II :
Comme toutes les autres nuits que j'avais connues à Sleepy Hollow, celle-ci était noire et froide. Même en plein mois de juillet, vous ne pouviez sortir après le coucher du soleil sans un gros lainage d'automne, alors début novembre…
Je me faufilai le long de la vallée, passant derrière les maisons pour gagner les bois sans être trahie par ma lanterne. Je portais un solide sac de tissu sur mon épaule droite et sentais un choc sourd à chaque fois que son contenu me frappait le dos, battant la mesure au rythme de ma marche. J'avais rabattu le capuchon de ma cape au cas où un curieux me verrait, mais c'était vraiment une précaution inutile. Personne ne quittait sa maison de nuit dans ce village, ce qui était encore plus valable lorsqu'un Cavalier Sans Tête rôdait dans les bois.
Je marchai encore quelques minutes à la lisière de la forêt avant d'apercevoir la casemate construite à la hâte dans laquelle Masbath espérait passer pour une sentinelle. Je m'assis sur une racine avec un sourire narquois : voyons sa réaction lorsque cet idiot comprendrait que c'était lui la cible.
Je déposai mon sac à mes pieds et en tirait précautionneusement un crâne jauni par le temps et la terre. Les orbites vides étaient d'un noir si profond qu'elles en devenaient expressives. Je restai un instant immobile, fixant ce regard inexistant, ces trous sombres qui avaient abrité les yeux clairs qui m'avaient tellement bouleversée lorsque j'étais enfant. Puis je m'arrachai à ma contemplation pour poser le crâne sur mes genoux. Mon doigt glissa sur les dents taillées en pointes et je ressentis un frisson d'excitation me parcourir l'échine.
« J'espère que tu as toujours hâte de tuer. »
Je posai mes mains de part et d'autre du crâne et focalisai mon regard sur la casemate de Masbath. Je n'avais pas besoin d'accomplir les rites de magie noire dans les règles de l'art ce soir-là, car la proie du Hessois ne bougerait pas avant sa venue. Cela m'épargnait la mèche de cheveux brûlée (difficile à se procurer sans éveiller les soupçons), mais j'étais obligée de guider mentalement le Cavalier jusqu'ici.
Je fermai les yeux et commençai à réciter à voix basse :
« Lève-toi, vengeur de l'ombre. Viens à moi, je t'appelle encore une nuit. Tête pour tête, mon prince noir, vie pour vie. Viens tuer pour moi. »
Mes yeux clos ne me laissaient jusqu'alors voir qu'une grande étendue noire. Mais à cet instant, j'eus l'impression qu'un voile se déchirait devant moi. Sans ouvrir les paupières, je souris.
« C'est cela, debout ! Allez, viens ! Viens ! »
Je dus me retenir pour ne pas hurler la fin de mon incantation. Les ténèbres partirent en lambeaux et une vision hallucinante de réalisme me sauta au visage, avec une telle soudaineté que je fus obligée d'ouvrir les yeux pour ne pas tomber à la renverse. Je me rendis compte que ma respiration s'était accélérée à la vue de ce sentier, entouré d'arbres qui défilaient de part et d'autre de ma tête alors que je ne bougeais pas.
Il arrivait. Je pouvais presque sentir les bois frémir derrière-moi. Les sons s'étouffèrent, les oiseaux nocturnes qu'on croisait parfois à la lisière des bois se turent. Une harde de biches affolées jaillit hors du bois, préférant encore le village des hommes et leurs fusils au monstre qui approchait. Le brouillard, jusqu'alors ténu et mou, se dressa soudain au bord des arbres, étranglant de ses mains humides les flammes vacillantes des lanternes de garde. Un éclair passa dans les nuages, et lorsque son grondement eut disparu, un hennissement lugubre s'éleva dans la forêt.
Il jaillit hors des arbres avec la violence et la soudaineté d'un boulet de canon, son immense étalon brassant le brouillard de ses longues enjambées. Masbath tira. Le Cavalier chancela à peine lorsque la balle traversa sa poitrine. Mais la bouffée de rage qui l'envahit me fut perceptible, et l'espace d'une seconde, je craignis de perdre le contrôle. Je secouai la tête, troublée. C'était bien la première fois que j'avais cette impression…
Le Hessois se jeta sur la casemate avec fureur, l'épée brandit. Je comptai trois coups avant que l'axe de la construction ne s'effondre, entraînant Masbath à terre au milieu des copeaux de bois. L'homme bondit sur ses pieds et partit en courant vers les arbres, sans même tourner la tête vers le Cavalier. Le Hessois talonna sa monture et le lança à la suite de sa proie, qui jeta son fusil pour courir plus vite. Ils disparurent dans les bois du Ponant dans une chasse à l'issue déterminée d'avance.
Je n'avais pas bougé, et je ne bougeai pas jusqu'à ce que le coup de grâce du Cavalier ébranle mon bras droit comme si c'était moi qui avais tenu l'épée. Un sourire sardonique se grava sur mon visage : Jonathan Masbath n'était plus un problème.
« C'est bien, Hessois, chuchotai-je au crâne. Rentre à l'Arbre maintenant : tu m'as rendu un fier service. »
On donna l'alerte dès le lever du jour, mais il fallut attendre de longues heures avant qu'un homme plus courageux (ou plus fou) que la moyenne n'ose s'aventurer dans les bois à la recherche de Masbath. On découvrit le corps décapité vers le milieu de la journée, et en fin d'après-midi tout Sleepy Hollow se pressait déjà dans le petit cimetière pour assister à l'enterrement. Plus vite le cadavre serait en terre consacrée, mieux cela vaudrait. Les puritains sont décidément des gens aisément manipulables : leur terreur vis-à-vis du Hessois les rendait plus aveugles et bornés qu'un troupeau de moutons.
« Soyez vigilant, comme il est dit au livre de Pierre, chapitre cinq, verset huit : car votre ennemi le Démon, tel un lion rugissant, parcourt le monde, cherchant qui il peut dévorer. »
Petit silence théâtral que maîtrisait si bien notre révérend Steenwyck. A mon bras, Baltus semblait à mi-chemin entre la dévotion la plus profonde et la sieste la plus complète.
« Que Dieu accorde le repos à Jonathan Masbath.
- Amen. »
Que de peur et de suspicion dans ce seul mot… Katrina pleurait. Au milieu de tous ces paysans égoïstes, elle devait être la seule à penser au mort et au fils qu'il laissait derrière-lui. Courageux garçon, d'ailleurs. Il se tenait sur ma gauche, bien droit, son regard humide fixé sur la tombe. Il devait avoir douze ou treize ans : un peu jeune pour se débrouiller tout seul, mais bon, j'avais bien réussi à le faire dès l'âge de huit ans.
Le cérémonial fut bref. Jeter une poignée de terre sur le cercueil et s'en aller d'un pas vif, sans se retourner. Le jour baissait déjà et personne ne tenait à rester dehors.
Je remarquai l'étreinte que Brom avait pour Katrina. « Elle est à moi. » Intriguée, je lançai un regard par-dessus mon épaule droite. Crane venait de se détourner du couple, subitement fasciné par le révérend qui refermait sa Bible. Encore un qui pensait à bien autre chose qu'à Jonathan Masbath…
« Ne soyez pas effrayée, ma chère, me dit Baltus tout en m'entraînant vers la sortie du cimetière. L'inspecteur Crane semble finalement plus compétent que nous l'avions imaginé.
- Mais croit-il seulement au Cavalier ?
- Hélas non, soupira mon époux. Mais il sera bien forcé d'y croire, tôt ou tard. »
J'acquiesçai sagement et accordai un autre regard à l'inspecteur. Je fronçai les sourcils en le voyant discuter avec Philipse. Celui-ci triturait sa perruque de ses doigts boudinés, nerveux au dernier degré. Je sentis une colère froide monter en moi. Ainsi, ce magistrat d'opérette avait encore quelques belles idées sur la justice qu'il était censé représenter ? Un regard mauvais de Steenwyck l'empêcha de continuer, mais vu l'expression songeuse de Crane, il en avait déjà trop dit.
Je me détournai, le visage fermé. Je m'étais promise de ne pas faire rouler les têtes des notables, mais j'allais visiblement devoir changer de tactique. Je me résolu à attendre et à surveiller les agissements de Crane. Après tout, il y avait des chances pour que les indications de ce pleutre de Philipse ne lui soient pas d'un grand secours. Du moins, c'était à espérer pour le magistrat.
La soirée se déroula dans une ambiance calme mais pesante. Nous eûmes une petite surprise lorsque le fils de Masbath se présenta au manoir, nous demandant de l'accueillir en tant que domestique de l'inspecteur Crane. J'envoyai Sarah demander à l'intéressé s'il avait bien promis pareille chose au garçon, ce qui fut confirmé. J'ordonnai donc qu'on loge le jeune Masbath avec les autres serviteurs, ne sachant trop quoi penser de cet allié inattendu que venait de se faire Crane.
Tous les soirs depuis la mort de la mère de Katrina, je montais pour aider celle-ci à coiffer ses longs cheveux blonds. Non pas qu'elle en ait besoin, mais c'était un moyen efficace que j'avais trouvé pour resserrer les liens avec elle et me placer hors de ses soupçons. Lorsque je montai ce soir-là, on entendait l'inspecteur faire les cent pas à l'étage au-dessus.
« Notre invité new-yorkaisa l'air nerveux, fis-je remarquer lorsque ma belle-fille me tendit la brosse.
- Ce doit être parce que le Cavalier a commis un meurtre le soir même de son arrivée, suggéra-t-elle. Il pensait sûrement que son arrivée mettrait un terme aux agissements du meurtrier, qu'elle l'effrayerait. »
Elle s'assit et je commençai à patiemment démêler ses cheveux.
« C'est peut-être valable pour un assassin normal, mais je doute que le Cavalier Sans Tête soit impressionné par un uniforme de police.
- Je crois que l'inspecteur refuse formellement de croire à cette histoire de fantôme, sourit Katrina.
- Vous me semblez bien renseignée sur ce monsieur Crane, ma chère. »
Elle répondit à ma petite pique avec un naturel troublant :
« C'est facile, on lit en lui comme dans un livre ouvert.
- Vraiment ?
- Bien sûr. Il est d'une maladresse rare, pas vraiment dans ses gestes, mais… dans sa manière d'être. Il n'est pas très intéressant. »
Je constatai ainsi que contrairement à ce qu'elle prétendait, ma belle-fille n'avait pas gardé ses yeux dans sa poche depuis hier soir. Je lui posai une autre question, histoire de confirmer mes impressions.
« Et que dit Brom de tout ceci ?
- Oh, Brom… soupira Katrina. Il s'est mis en tête d'éliminer lui-même le Cavalier, il n'a aucune confiance dans les résultats de l'inspecteur Crane.
- Cela ne me surprend guère, dis-je en achevant mon travail. Tenez, vos cheveux sont somptueux. C'est maintenant que votre fiancé devrait les admirer.
- C'est tout jute s'il les voit ! me répondit-elle avec un rire. Mais merci tout de même.
- De rien. Faites de beaux rêves, ma chère.
- Vous de même. »
Je levai les yeux au plafond en sortant :
« Je vais dire à Sarah d'aller l'inviter à cesser de marcher de long en large, sinon vous n'arriverez pas à vous endormir.
- Oh non, je vous en prie, il ne me dérange pas, m'arrêta Katrina. Je vais lire un peu : il finira bien par se coucher, lui aussi. »
Etrange ton pour parler d'un homme qu'elle trouvait inintéressant. J'eus un vague sourire en quittant la chambre : jeune cœur d'autant plus malléable qu'il croyait trouver une réponse positive dans le cœur d'en face… Elle n'avait pas besoin de savoir que ses rêves amoureux n'avaient aucune chance d'aboutir : pour être née et avoir grandi dans le foyer qui aurait dû m'abriter, elle était déjà sur la liste des victimes du Cavalier Sans Tête.
Ce fut le lendemain matin que Crane commit sa première grosse erreur vis-à-vis des habitants de Sleepy Hollow. J'en fus informée quelques heures plus tard, lorsque Baltus défonça la porte de la cuisine pour se précipiter sur la bouteille de cognac.
« Eh bien, très cher ! l'interpellai-je de mon plus parfait ton d'épouse inquiète. Que vous… ?
- C'est l'inspecteur Crane, me coupa Baltus en se servant un verre d'une main tremblante. Il est complètement fou.
- Comment cela ? »
Il vida le cognac d'un trait et lâcha un profond soupir, un peu remis. J'attendais sa réponse, intriguée : qu'est-ce que ce jeune prétentieux avait bien pu faire pour mettre mon « tendre époux » dans un état pareil ?
« Il est complètement fou, répéta Baltus. Je pensais bien que la police avait des pratiques étranges à New York, mais à ce point-là !... »
Il se servit un deuxième verre. Je retins mon impatience de mon mieux : en tant qu'épouse distinguée, je n'avais pas à brusquer mon mari. Pour la cinquante-troisième fois, je me promis de voir de mes propres yeux la tête de Baltus se séparer de son corps.
« Il a déterré les quatre victimes du Cavalier, avoua-t-il enfin. Puis, comme si cela n'était pas suffisant, il a amené la veuve Winship jusque dans le cabinet du docteur Lancaster. Je n'ose imaginer ce qu'il a fait à cette pauvre femme, mais il était couvert de sang en sortant de là. Et tout ce qu'il a trouvé à nous dire, c'était qu'elle était enceinte et que le Hessois avait pris soin de tuer le bébé ! Comme si cela changeait la moindre chose au sort de cette malheureuse ! »
Trop occupé à se verser un troisième cognac, Baltus ne remarqua rien de ma soudaine crispation. Ce benêt était trop stupide pour voir un détail important dans ce meurtre symbolique, mais je doutais que Crane soit aussi aveugle. Comment diable avait-il pu deviner que la veuve était… ? Philipse. C'était cela que Philipse lui avait glissé hier dans le cimetière.
« Veuillez m'excuser. »
Je quittai la pièce, incapable de retenir plus longtemps mes tremblements de rage. Cela m'apprendrait à être magnanime ! Philipse avait signé son arrêt de mort. A la première opportunité, je lâcherais le Cavalier sur lui. Tant pis pour mes bonnes résolutions. Quand à Crane, il progressait bien plus vite que je ne l'en aurais cru capable. Pour lui aussi, il fallait que je trouve une solution. Radicale, de préférence.
J'ai évoqué plus haut le fait que c'était une grave erreur d'exhumer ces cadavres. Je m'explique : le révérend Steenwyck était la définition même d'un puritain. Bien que peu regardant sur le péché de luxure, il était sans pitié à l'égard des hérétiques et des sorcières. Tout comme son prédécesseur, dont ma mère avait été victime, il chassait avec zèle ces « créatures du Malin » et les rejetait le plus loin possible de sa paroisse. Aurions-nous été au Moyen-Âge, il les aurait fait brûler vifs.
Crane s'en était fait un ennemi dès le premier jour en affichant ouvertement son athéisme. Le révérend n'attendait que l'occasion opportune pour le clouer au pilori, et l'inspecteur venait de la lui fournir sur un plateau. Le jour même de l'exhumation, Steenwyck organisa une session extraordinaire dans la petite église blanche du village. Je m'y rendis avec Baltus, officiellement pour assister à la harangue de notre révérend. En vérité, je savais que Philipse s'assiérait juste devant moi, conformément à ses habitudes.
« Mais que peut la justice des hommes contre un envoyé des forces du Mal ? tonnait Steenwyck du haut de sa chaire. Que peut un jeune coq qui ne croit même pas aux Saints Sacrements contre cette créature maléfique qui terrorise notre bonne paroisse ? »
Quelques murmures approbateurs dans la foule des fidèles. Comme d'habitude, Philipse ôtait régulièrement sa perruque pour s'éponger le front. Jamais de ma vie je n'avais vu un homme aussi nerveux. L'attention de son oratoire encouragea Steenwyck à continuer :
« Même nos hommes les plus vaillants, armés de leur Foi, ne peuvent repousser le Cavalier. Dieu l'a puni d'une damnation éternelle, qui en fait l'outil de Satan en personne. Ce n'est pas d'un inspecteur dont nous avons besoin, mais d'un homme saint, avisé, touché de la Grâce de notre Seigneur. Lui seul saurait quoi faire.
- Mais nous avons déjà demandé de l'aide à New York, se plaignit un paysan dans l'assistance. Pourquoi ne nous ont-ils pas envoyé ce saint homme ?
- Parce que le désastre qu'est le Cavalier n'est pas compréhensible par les autorités d'une ville décadente et gangrenée par le crime, répliqua Steenwyck. Ceux qui y sont au service de Dieu sont malheureusement dépassés par les évènements : ils parviennent tout juste à sauver les quelques âmes qui peuvent encore l'être dans cette cité noire. Notre cas, pour désespéré qu'il est, ne peut malheureusement être considéré comme tel en comparaison du leur.
- Mais… fit alors une voix timide, ils nous ont tout de même envoyé quelqu'un…
- Sottise ! trancha impitoyablement le révérend. Votre « envoyé » est encore plus malsain que ce qu'il vient chasser ! Savez-vous seulement ce qu'il a eu l'audace de faire, ce matin ? Dans la lumière grisâtre de l'aube, il a forcé l'entrée de notre cimetière pour aller arracher les quatre victimes du Cavalier à la terre consacrée où elles méritaient pourtant de reposer. Pis encore, il a profané le corps d'Emily Winship, la traitant de manière innommable jusqu'à en avoir son sang sur les mains ! Jamais Dieu n'aurait choisi un monstre pareil pour incarner sa volonté ! »
Encore un quart d'heure sur ce ton et Steenwyck fut obligé de hurler la fin de son discours pour couvrir les rugissements indignés qui fusaient à travers l'église, mais il n'en parut que plus satisfait. J'étais plutôt admirative : il venait de réussir à cristalliser toute la peur, toute la tension qui habitait la ville sur la seule personne de l'inspecteur Crane. Si celui-ci s'était trouvé dans l'église à cet instant, il se serait fait lyncher sans autre forme de procès.
Les villageois se levèrent pour mieux se faire entendre et Philipse tressaillit. Pour un peu, il aurait fuit en courant. Steenwyck descendit tranquillement de sa chaire, non sans m'adresser un regard lubrique que j'ignorai. Le juge venait de souffler profondément et de se lever aussi rapidement que le lui permettaient sa dignité et son ventre. Je bondis sur mes pieds et entraînai Baltus :
« Venez très cher, allons-nous en. »
Il me suivit sans protester. Je m'arrangeai alors pour me retrouver à hauteur de Philipse en sortant. Il avait toujours sa perruque à la main. Dans la foule qui se dirigeait vers la sortie, personne ne remarqua le petit peigne au creux de ma main, et personne ne remarqua non plus que je le passai à l'intérieur du couvre-chef de Philipse. J'y jetai un rapide coup d'œil : quelques cheveux s'étaient pris dans les dents de nacre. C'était suffisant.
L'église finit par se vider et les cris s'estompèrent, les fidèles retombant vite dans leur taciturnité habituelle. Je les observai par la fenêtre de la diligence de Van Ripper qui nous ramenait au manoir. La colère populaire est une chose bien étrange et changeante : pris séparément, ces habitants étaient inoffensifs. Mais qu'on les eût regroupés et qu'on leur eût dit ce qu'ils voulaient entendre, ils devenaient une armée en marche, impossible à arrêter tant qu'ils n'avaient pas atteint leur objectif. Et là, tout être sain d'esprit qu'ils prenaient pour cible avait intérêt à déguerpir au plus vite.
De retour chez nous, je remarquai la silhouette de Katrina dans le petit salon. Assise sur le sofa, elle lisait. Je toquai et entrai, lui laissant à peine le temps de dissimuler son livre. Sans doute un de ces contes de fée qu'affectionnait sa mère et qui faisaient horreur à son père.
« La réunion s'est-elle bien passée ? demanda-t-elle poliment.
- Pour le révérend, oui, répondis-je. Pour l'inspecteur Crane, moins. »
Ma belle-fille fronça les sourcils :
« Y était-il ?
- Oh non, il n'a pas commis cette folie. Je pensais qu'il était ici.
- Non, nous ne l'avons pas vu de la soirée. »
Elle eut un regard pour la vieille horloge qui égrenait péniblement les secondes contre le mur d'en face.
« Il se fait tard, dit-elle avec un peu plus d'inquiétude que nécessaire.
- Que voulez-vous qui ait pu lui arriver ? souris-je. Il sera certainement bientôt de retour. Au fait, je n'ai pas non plus vu Brom, à la réunion. »
Vu le regard que m'adressa Katrina, mon enchaînement audacieux de Crane à son fiancé ne lui avait pas échappé. Mais elle répondit sans l'évoquer… ou le démentir.
« Je l'ai vu cet après-midi, il ne manifestait pas le désir de s'y rendre. »
Sa froideur fit dévier notre discussion sur un sujet plus innocent et nous nous quittâmes vers vingt-trois heures, bien tardivement pour la campagne. Baltus s'était déjà effondré dans le lit double et je m'allongeai à ses côtés en soupirant. Dieu merci, le lit était très large.
Je n'avais pas sommeil. La pendule du rez-de-chaussée sonna minuit. Crane n'avait toujours pas donné signe de vie. Je commençais à craindre sérieusement qu'un des villageois se soit montré plus retors que nécessaire à son égard et j'en étais au point de me demander comment sa disparition pourrait modifier mes plans, lorsque j'entendis des pas dans l'escalier. Je me levai discrètement et allai entrouvrir la porte de la chambre.
C'était bien l'inspecteur Crane, mais dans un état déplorable auquel je ne m'attendais guère. Couvert de terre, le col défait, des feuilles mortes encore accrochées dans les cheveux, il montait les marches avec des gestes de somnambule et un regard vide. Il ne se rendit même pas compte de ma présence et grimpa directement dans sa chambre. A ses pas au-dessus de moi, je compris qu'il venait de se laisser tomber sur son lit sans même prendre la peine de se déshabiller.
Sceptique, je retournai me coucher. Je ne devais jamais savoir ce qui avait pu secouer notre inspecteur à ce point, mais l'implication de Brom me parut évidente lorsque je le vis le lendemain : il se comportait vis-à-vis de Crane comme un gamin très content de la mauvaise farce qu'il a faite à l'un de ses camarades. Vu la réaction de l'inspecteur, la farce en question devait être particulièrement réussie.
Lors que je me réveillai, le soleil n'était pas encore levé et Baltus dormait encore. J'en profitai pour m'éclipser discrètement du manoir, dissimulée sous ma cape noire. Lorsque je passai aux écuries pour y prendre ma jument, qui était aussi celle de Katrina, je trouvai son box vide. Un autre cheval manquait. Un sourire ironique m'échappa : c'était celui de Crane. Ces deux-là allaient vite en besogne…
J'empruntai une autre monture et pris la direction du vieux moulin abandonné à la sortie du village. J'avançai au petit trot le long de la forêt, jusqu'à ce que je visse l'attelage devant la maison de Philipse. Les rats quittaient le navire. Je talonnai fermement mon cheval et fonçai vers le moulin. Le soleil n'allait pas tarder à se lever et je sentais que le Cavalier n'apprécierait pas de sortir de jour.
La vieille bâtisse croulante me fut étrangement sympathique lorsque je l'atteignis. Je sautai à bas de ma selle et attachai ma monture à l'arrière des ruines : hors de question qu'on la vît depuis la route. Puis je m'engouffrai dans le moulin, mon manteau soulevant un nuage de poussière sur mon passage.
Je pris un peu de poudre dans un sac près du foyer et la jetai sur le petit bois déjà prêt. Il y eut un grésillement et une légère flamme s'éleva instantanément. Je l'alimentai de deux ou trois bûches et m'installai en attendant que le feu prenne. Je sortis les quelques herbes sèches que j'avais à ma disposition et les disposai avec soin sur le sol.
L'essentiel du matériel magique de ma mère était resté dans la petite grotte au milieu des bois que ma sœur habitait toujours. Elle ne m'avait pratiquement plus adressé la parole depuis le jour où nous avions croisé le Cavalier. Elle était restée insensible à mon désir de vengeance, ce qui m'avait profondément blessée. Lorsque j'avais réveillé le Hessois, deux semaines auparavant, j'étais allée lui demander conseil. J'avais retrouvé la petite fille que je connaissais : taquine, qui n'aurait jamais fait de mal à qui que ce soit. Elle s'était montrée horrifiée par mon plan et avait refusé d'en entendre davantage. Je lui en voulais beaucoup.
J'attirai à moi la gibecière qui protégeait la tête du Cavalier. J'extirpai le crâne de son enveloppe de tissu et renvoyai leur sourire aux dents aiguisées :
« Bonjour, mon cher serviteur. »
Le feu ronronnait bien, à présent. Je le parsemai d'une poignée d'herbes diverses et y jetai les cheveux toujours prisonniers de mon petit peigne. Une volute de fumée violette s'éleva dans l'air poussiéreux du moulin.
« Debout, mon ténébreux vengeur, murmurai-je. J'ai une victime pour toi. Tête pour tête. Lève-toi… »
Un reflet sembla passer dans les orbites vides.
« Viens ! Lève-toi, et sois sans pitié ! »
Je le sentis sortir de l'Arbre des Morts avec violence, une sensation de déchirement qui me fit presque mal. Notre lien se renforçait de jour en jour, apparemment. Un rire tremblant d'excitation s'éleva autour de moi et je mis plusieurs secondes avant de comprendre qu'il provenait de ma gorge. Je n'avais qu'à fermer les yeux pour voir à travers le Hessois, percevoir ce qu'il ressentait. Je sentais sa haine, sa soif de mort… Même moi j'en frissonnais.
Je le vis quitter le chemin qui l'aurait mené au village et couper à travers les bois, guidé par son instinct de chasseur. Ainsi, Philipse s'était déjà enfui.
« Presse-toi, sifflai-je entre mes dents. Ne le laisse pas s'échapper. »
J'entendis le hennissement de son cheval presque comme si je l'avais chevauché moi-même. C'était la chose la plus jouissive, la plus enivrante que j'aie jamais connue. Philipse, là, sur la route. Le Cavalier jaillit hors des arbres et le cri hargneux qu'il ne pouvait pousser résonna dans ma tête. J'en fus tellement étourdie que je ne remarquai qu'après coup une seconde personne, près de Philipse. Je n'eus pas le temps de la reconnaître : le juge s'était mis à gravir une butte proche avec l'énergie du désespoir, et le Cavalier s'était déjà lancé à sa suite.
En quelques foulées de son immense monture, il rattrapa sa proie. Le juge cria. La lame s'abattit et sa tête fut séparée de son corps, avec une telle netteté qu'elle resta en place pendant une seconde surréaliste avant de tomber au sol avec un bruit sec. Je riais. Qui était cet homme, la raison pour laquelle il venait de mourir… tout cela n'avait plus d'importance. L'étalon se cabrait sous moi et je riais aux éclats. Je ne vivais que pour cela. Tuer. Ôter la vie. Et ce soir, j'en avais une deuxième à ma disposition…
Je me redressai brusquement, la respiration rauque. Comment cela, une deuxième ? Je regardai autour de moi, déstabilisée. Le moulin, mes accessoires de magie noire. Je me passai une main sur le visage, repris conscience de mon propre corps. J'avais abusé des sensations du Cavalier : c'était moi qui devait le contrôler, pas l'inverse.
Je me saisis à nouveau du crâne et ce que je vis à travers le Hessois me fit sursauter. La tête du magistrat avait roulé jusqu'en bas de la colline. Allongé dans l'herbe rase, Crane l'avait involontairement arrêtée, tétanisé par la peur et le dégoût. C'était lui qui discutait avec Philipse lorsque je… lorsque le Cavalier était arrivé. Et c'était sa tête que mon sanguinaire vengeur voulait à présent.
« Non ! Lui, je me charge de le détruire moi-même, tu… Laisse-le ! »
Mais le Cavalier avait déjà lancé son cheval dans la pente et je dus me concentrer de toutes mes forces pour orienter son bras avant qu'il ne soit trop tard. L'épée frôla Crane pour se planter dans le crâne du défunt juge Philipse. Elle passa si près de l'inspecteur que je vis le souffle du coup lui ébouriffer les cheveux. Son regard s'éteignit et il s'effondra comme une masse juste après le passage du Cavalier. Mais il était intact, et le Hessois continua sur sa lancée, la tête au bout de sa lame. Il brûlait de rage, et je n'avais rien à lui envier dans ce domaine.
« Ne me refais jamais cela, compris ! Jamais ! Je refuse que tu tues qui que ce soit à part ceux que je te désigne, suis-je bien claire ? »
Je le laissai rentrer à l'Arbre. Philipse était mort, c'était une bonne chose de faite. Mais cette incartade du Cavalier me préoccupait : que se passerait-il si je ne parvenais plus à le garder sous mon contrôle ? Je me remémorai la décharge de haine qu'il m'avait adressée. Il me détestait. Je décidai de ne jamais le libérer de mon emprise, à aucun prix. Je frissonnais en rangeant le crâne dans sa gibecière.
