Philtra Temporis - Souvenirs d'enfance
Rowena n'avait jamais vraiment compris les sentiments des autres. A
vrai dire, il était même assez rare qu'elle envisage la possibilité que
son entourage puisse ressentir quelque chose. La plupart du temps, elle
se contentait d'agir avec le tact et la délicatesse d'une horde
d'hippogriffes chargeant, et était absolument stupéfiée - et navrée -
de découvrir qu'il lui arrivait de blesser les gens. Mais, pour qu'elle
se souvienne que l'ensemble des êtres vivants autour d'elle ne se
résumaient pas à quelques masses de chair dotées de parole, de capacité
à préparer ses repas, et à lui apprendre à lire, il aurait fallu
qu'elle fasse des efforts. Non pas qu'elle ait été volontairement
cruelle et désagréable, non...
En fait, elle oubliait simplement d'être attentive aux
autres. Il y avait tellement de choses passionnantes à apprendre, dans
la vie, qu'elle était facilement distraite de détails accessoires tels
que le rangement de sa chambre, les jeux dans la boue avec les enfants
de son âge, et le sentimentalisme. Rowena n'avait jamais rêvé d'être
emmenée par un preux et vaillant sorcier à dos de dragon pour devenir
sa douce épouse dans un merveilleux palais du monde magique, non... Ses
plans d'avenir ressemblaient plutôt à "devenir l'apprentie du plus
grand maître en potions du monde et inventer une potion
"révolutinonaire" pour remplacer la soupe que devaient manger les
enfants pour grandir".
Pour elle, le monde se divisait en deux catégories: les
choses plus ou moins pensantes sur lesquelles elle pouvait faire des
expériences, et les gens sur qui elle pouvait tester ses "travaux".
C'était un raisonnement des plus scientifiques, très
logique, et qui laissait peu de place à des éléments insignifiants tels
que le consentement des gens en question, leur avis, et leur santé.
Godric et Salazar en avaient fait l'expérience un nombre considérable
de fois.
D'ailleurs, se disait Godric, d'après la façon dont la
fillette traversait un des jardins du château en se penchant
régulièrement pour ramasser de petits objets ressemblant à des crottes
de chat desséchées, ce nombre considérable allait s'accroître très vite.
Deux jours plus tôt, Rowena avait passé quelques heures à
piquer toutes les limaces du jardin avec un bâton pointu. Les
mollusques étaient morts, et, comme l'été était caniculaire, ils
s'étaient déshydratés, devenant ces petites masses d'un brun-noir que
la fillette s'appliquait à rassembler.
Ce qui était bien, avec Rowena, c'était qu'elle n'avait
pas peur des insectes comme les autres filles. Enfin... Bien au premier
abord. En y réfléchissant, la voir hurler et s'enfuir devant les
araignées aurait été préférable.
Il y aurait eu moins de chances qu'une autre fille le force à manger ces bestioles.
Cette fois, son amie - il envisageait de revoir ce
qualificatif, d'ailleurs - avait décidé de préparer une potion
permettant de faire pousser des ailes à celui qui la prenait. Sauf que,
bien évidemment, personne n'avait voulu lui donner les ingrédients
cités dans la formule. De toute façon, la chair de basilik était un peu
difficile à trouver.
Rowena avait donc décidé d'improviser un peu, et de
remplacer les produits qu'elle ne pouvait pas obtenir par des
"équivalents" plus accessibles à des enfants de cinq ans. Considérant
que le seul produit d'origine de la formule dont elle disposait était
de l'eau, et qu'elle ne pouvait pas jouer avec le feu, la formule avait
subi quelques modifications assez remarquables.
La chair de basilik s'était vue remplacée par des limaces
séchées (Elle avait temporairement envisagé de sacrifier la couleuvre
de Salazar, mais le jeune sorcier avait refusé tout net. Ensuite, elle
avait suggéré des morceaux de lézard, mais les dits reptiles étaient un
peu trop rapides pour être attrapés). Les feuilles de sorbier avaient
été remplacées par de la menthe, le sang de rat par une seule goutte de
sang plus ou moins humain fourni par Godric; quant aux cinq heures de
cuisson à feu doux, Rowena avait décrété que laisser la potion au
soleil dans un chaudron en métal pendant deux heures serait suffisant.
Godric et Salazar avaient un très, très mauvais
pressentiment à propos de la mixture. Ceci dit, il valait mieux éviter
de contredire Rowena - essayer ne rapportait généralement que la marque
d'une main sur une joue, et parfois un nez en sang.
Bien entendu, aucun des deux ne pouvait se permettre de
taper sur une fille. Ce n'était pas très galant, même si leur survie en
dépendait.
Les heures suivantes se passèrent dans un silence
concentré de la part de l'apprentie maîtresse es potions, et terrifié
de la part de ses deux cobayes. Après un temps relativement long passé
à découper les ingrédients et à les mélanger à l'eau - la jeune
sorcière, passionnée, trouva ces moments très courts, tandis que les
deux garçons, qui espéraient que la torture se termine au plus vite,
eurent l'impression que la manoeuvre avait pris des heures - et trente
minutes passées à surveiller le chaudron tiède, les trois enfants
passèrent aux tests.
Il se révéla que la version revue et corrigée de la potion
ne faisait PAS pousser d'ailes. Ceci dit, elle provoquait des problèmes
digestifs des plus originaux.
Les deux garçon refusèrent très poliment toutes les
propositions que leur fit leur amie de leur préparer un antidote, et
jurèrent de ne plus jamais avaler la moindre potion préparée par la
fillette.
Ils parvinrent à tenir ce téméraire serment pendant un délai respectable de quatre jours.
