Chapitre onze : le dernier voyage de l'aspirante Aubrey

Les coutumes navales étaient on ne peut plus strictes, et la vie quotidienne réglée comme du papier à musique. Coups de cloche pour chaque quart, déjeuner pour tous sauf ceux qui avaient été de garde et allaient se coucher, puis lavage des ponts sous les sifflets du bosco, ensuite rafraîchissement des toiles pour éviter qu'elles ne s'abîment, sans oublier les incontournables entraînements aux canons en fin de journée – probablement l'activité préférée des hommes. Sans compter que depuis leur escale à Halifax la semaine derniere, les hommes avaient pu manger et rencontrer des femmes, ce qui les rendaient plus joyeux. Au point que certains s'étaient laissés allés et avait provoqué diverses bagarres. Afin de rétablir une certaine discipline, le Capitaine Aubrey avait decrete que quatre jours seraient passes en mer pour retrouver une certaine routine et laisser le temps au chantier de preparer ses commandes pour le navire.

Le dernier canon tira. Jack regarda son chronomètre non sans une certaine fierté. Deux minutes et dix secondes. L'amiral Nelson, son idole, l'avait toujours dit, « Tout navire capable de tirer trois volées en moins de deux minutes est pour ainsi dire invincible. » Et le capitaine s'était efforcé d'obtenir un tel résultat ; il s'en approchait un peu plus chaque jour. Les hommes n ayant pas démérité, il pouvait redonner l'ordre de retourner au port d'Halifax, ou il retrouverait entre autres le Docteur, lui reste a terre. Et sa fille. Cette pensee assombrit brusquement son humeur et il la chassa rapidement.

« Félicitations, messieurs, quelques séances comme celle-ci et nous serons véritablement sûr de ne faire qu'une bouchée de notre Fantôme ! Monsieur Mowett, monsieur Hollom, notez les noms de vos équipes respectives et leur temps, je vous prie. Cap sur le port. » Il retourna ensuite dans sa chambre, pour boire une gorgée de vin rouge, le coeur battant.

Port d Halifax

Jack marchait dun pas vif a travers les couloirs de l infirmerie, vers la chambre qu on lui avait indique etre cette de Bonden.

« Barret, mon cher, comment vous sentez-vous ? »

« Très bien, monsieur », fit le timonier en souriant de toutes ses dents. « Le docteur a dit que je pouvais revenir sur le bateau des demain. »

« Et bien vous avez encore une journée de tranquillité », plaisanta Jack. Ils discuterent encore quelques minutes puis le capitaine du prendre conge. Il sortit de la chambre et se rendit a nouveau a l accueil, ou on lui indiqua les chamres reservees aux patients feminins. Lorsqu il arriva dans la chambre de sa fille, MAturin y etait deja, l auscultant.

"Et bien Stephen, laissez donc les medecins fairent leur travail" dit il dun ton faussement enjoue. Maturin lui envoya un regard agace qui signifa son absence totale de confiance en le personnel de l hopital. Jack patienta dans le couloir quand enfin le docteur sortit.

"Elle s en est bien remise, pas de complications. Pas d exercice physique pendant quelques semaines et elle sera comme neuve."

Le capitaine hocha la tete, satisfait.

"Soyez doux avec elle, Jack" fit Maturin en le regardant d un air severe par-dessus ses lunettes rondes avant de tourner les talons.

Aubrey soupira. Comment etait-ce possible qu un abordage le mette a ce point dans un etat de confiance et d excitation, alors qu il etait pour ainsi dire terrifie de revoir sa fille? Peut-etre parce que lors de leur derniere confrontation, ils en etaient presque venus aux mains. Non, il ne fallait pas penser a ca.

Finalement, il entra dans la piece et s approcha de la jeune fille, prenant son habituelle expression de confiance et de sympathie comme à chaque fois qu'il venait s'enquérir des patients.

« Alors, quel est le verdict ? » fit-il avec un sourire. Il n avait pas revu sa fille consciente depuis l episode du port. Apres huit jours de fievre delirante, elle avait ete transferee a l hopital d HAlifax avec Barret et depuis ce jour, Jack s etait consacre aux reparations de la Surprise et aux exercices en mer.

Diane le regarda avec apprehension. "Le docteur dit que mes os etaient juste feles et se sont bien ressoudes, je pourrai retourner sur le bateau d ici la fin de la semaine". Jack acquiesca avec un sourire paternel. La jeune fille le fixa alors longuement dans les yeux.

« Quand j'ai vu le bateau partir…j'ai cru que vous alliez m'abandonner…pour toujours. »

L'expression de Jack se fana. Il laça un imperceptible coup d'œil autour de lui, puis attrapa une chaise et vint la mettre a cote du lit en s y asseyant. « Diane...je ne t aurais absolument jamais abandonne. Je vous ai cherche comme un fou jour et nuit. Tu es ma fille et ma fierte". Il attrapa sa main libre et la serra fortement entre les siennes.

Der larmes perlerent aux yeux de l adolescente mais elle les frotta d un coup d epaule.

"J ai beaucoup parle avec le Dr Maturin, vous savez. Je pense qu il a raison sur un point. Je n ai jamais ete en rebellion contre le capitaine, mais contre mon pere. J ai change tellement vite que je ne me suis plus reconnue."

Jack se raidit, n etant pas ravi d aborder le sujet qu il savait inevitable. "La plupart des marins deviennent adultes apres leur premiere bataille, tres peu doivent cohabiter avec leurs parents. Peut-etre aurais-je reagi comme toi a l epoque". Jack pensa brievement a son pere, qui n avait fait que lui apporte honte et mauvaise reputation de part ses idees politiques extremes. Non, il lui aurait probablement mis son poing sur la figure apres deux semaines.

"J ai une proposition a te faire...je ne voudrais pas que tu la prennes mal. J ai discute avec le Capitaine Molly du Fringant, cest un vaisseau marchand prive qui est en reparation a Halifax apres avoir ete pris dans la tempete. Son premier lieutenant a eu les jambes brisees et ne pourra pas reprendre la mer avant plusieurs mois. Il serait pres a t engager."

"Mais pere, je ne suis pas lieutenant."

"Je le sais Diane. La Navy est extremement conciliante avec le fait que tu soies sur la Surprise comme aspirante, comme je jouis d une assez bonne reputation. Mais leur magnanimite a des limites et jamais ils n accorderont l examen de lieutement a une femme, comme tu le sais. Comme le Fringuant est un navire prive, il est libre d engager qui il veut. Mais ce serait un veritable poste, il y aura plus de 70 marins sur le navire et une vingtaine de civils."

"Pere -"

"Diane, je sais ce que tu penses. Je n essaie pas de t eloigner de moi, tu sais que j aimerais t avoir aupres de moi pour toujours, mais j ai peur de ce qui pourrait arriver de notre relation si nous continuons a naviguer ensemble tant que...que tu passes par cette phase."

"Je deviens adulte, pere." Elle avait dit ca d une voix douce et le regardait avec comprehension. Le Capitaine la fixa avec surprise. Il s etait attendu a cris et supplications. "Je pense que le fait que je parte est une tres bonne idee. Sur la Surprise, tout le monde comme un enfant, votre fille. Et j ai agi de maniere impulsive, sans aucune logique. Je voulais surtout attirer votre attention je crois. Le Docteur maturin m a dit que chez la femme, la puberte s accompagne de fluctuations du moral assez impressionnantes. Mais depuis que j ai ete emprisonne, je me sens beaucoup plus calme." Elle marqua une pause, avant de sourire a pleines dents. "Je serais vraiment premier lieutenant sur un navire, monsieur!"

"Aussi dire que vous serez un jour capitaine" dit-il en souriant. Elle esquissa un geste pour se rapprocher de lui, mais son bras gauche plâtré l'en empêcha. Elle se contenta donc de poser sa main sur son bras. Il la porta à sa bouche et la pressa longuement contre ses lèvres, avant de se relever.

« J espere vous revoir bientot sur la Surprise avant que nous repartions, lieutenant Aubrey? »

Sa fille hocha la tete, souriant de plus belle.

Derniere nuit sur la Surprise

Le bateau avait charge son eau et ses vivres et les reparations etaient terminees. Jack n ayant pas recu de nouveaux ordres, il avait rpevu de retourner sillonner les mers dans le lendemain dans l espoir de retrouver le fantome. En attendant, les hommes comptaient bien profiter de leur derniere nuit sur Terre.

Diane regarda une derniere fois le coin dans lequel son hamac avait autrefois ete accroche. Ses affaires avaient deja ete transferees sur le Fringant, qu elle rejoindrait des demain. En descendant dans la cale, elle vit Bonden qui jouait aux cartes avec son cousin, Plaice. La situation permettant une certaine familiarite, elle vint s asseoir pres d eux.

« Ca va pas vous manquer les combats, lieutenant ? » fit le vieil édenté. Lui aussi avait l entendu l histoire de Davies a propos Miss Aubrey qui avait été affreusement torturée en prison et avait monté un étalon sauvage non-dresse pour les sauver, avec l'exagération commune aux marins.

"Les combats j en aurai d autres. C est vous qui allez tous me manquez".

Le vieux Plaice se mit a rire puis se leva en portant la main a son chapeau, la laissant seule avec Bonden. Mais il n'y eut pas de malaise entre les deux jeunes gens. Même si Diane n'avait pris conscience de sa féminité – et de la virilité relative des hommes qui l'entouraient – que récemment, elle n'oubliait pas que l'Ecossais était un homme avec qui elle avait pour ainsi dire passé toute sa jeunesse. Certes, elle le voyait différemment à présent, mais cela ne changeait rien à l'affection qu'elle lui portait. Surtout après les événements qu'ils avaient vécu ensembles.

Sans même qu'un mot ne soit échangé, ils se retrouvèrent face à face, cartes en main.

« Miss Aubrey ? Oh, vous êtes occupée… »

Diane se tourna vers Calamy, qui venait d'entrer dans la cale presque vide. « Non, non, on jouait, c'est tout. Que se passe-t-il ? »

« Et bien… » L'expression du jeune homme et ses joues rouges – enfin, plus qu'au naturel – indiquèrent que la présence du timonier le dérangeait. L'adolescente, certaine que l'aspirant n'allait pas lui faire une déclaration d'amour, balaya l'air de sa main. « Allons, vous ne risquez rien avec Barret. »

Elle le vit froncer légèrement les sourcils. Certes, il était rare qu'un officier appelle l'un de ses hommes par son prénom, mais là, c'était différent. Il s'agissait du patron de canot de son père, probablement le matelot le plus digne de confiance de tout le navire. D'abord hésitant, Calamy s'assit près d'eux mais se rapprocha surtout de la jeune fille et lui murmura : « Voilà, j'aurais besoin de votre aide. »

« Oui ? » Diane rigola intérieurement. Pour que ce petit aspirant prétentieux et arrogant vienne lui demander de l'aide, il devait vraiment être dans la panade !

« Voilà…une amie m'a écrit, j'ai reçu sa lettre lorsque nous étions à Los Angeles. J'aimerais lui écrire en retour, et j'ai déjà noté tout ce qui s'était passé avec l'Achéron et la tempête, malheureusement je ne sais pas comment aborder… des sujets plus intimes. »

Le sourire de Diane se fana – elle se mordait en réalité la joue pour ne pas exploser. « En gros, vous voulez lui dire que vous l'aimez ? Et bien mettez-le comme ça, les femmes adorent quand c'est franc et direct. »

« C'est peut-être votre cas, lieutenant, mais généralement les femmes préfèrent la poésie aux déclarations trop directes », intervint Bonden.

La jeune fille fronça les sourcils. « Vous avez peut-être raison...après tout, vous avez plus d'expérience que moi. »

L'aspirant aux cheveux noirs semblait au supplice. « Je ne veux pas lui dire que je l'aime », les coupa-t-il. « Je veux juste qu'elle sache que je tiens beaucoup à elle, mais qu'elle ne s'imagine pas que je suis à sa botte…vous comprenez ? »

« C'est tellement romantique… » souffla-t-elle, puis à voix haute, en haussant les épaules : « Dans ce cas, marquez les trucs habituels…je suis votre serviteur, blablabla », Calamy la regarda comme s'il était en train de se demander pourquoi il était venu lui demander ça à elle.

« Ce que vous devriez faire, c'est glisser des allusions dans votre récit. Ainsi, si votre demoiselle apprend que vous avez pensé à elle au cours d'une sanglante bataille, elle en sera flattée. Par exemple, « Lorsque j'ai vu ce bateau déployer ses toiles pour nous rattraper, assez étrangement leurs ondulations m'ont rappelé cette robe de mousseline blanche que vous portiez avec tant de grâce lors de notre première rencontre ; et je sais aujourd'hui que de même que ce corsaire qui nous poursuit depuis plus de deux jours, vous êtes un exemple de volonté et de persévérance. »

Les deux jeunes gens fixèrent Bonden d'un air idiot. Celui-ci ajouta : « Bien entendu, monsieur, ne notez pas l'histoire de la robe si votre dame portait un ensemble bleu ce jour-là. »

Le Capitaine la fixa avec surprise. Il s etait attendu a cris et sur le pont, elle ne savait pas encore ou elle allait dormir cette nuit. Le Docteur dormait chez un ami en ville, la jeune femme aurait pu utiliser le hamac de sa cabine. Elle aurait pu aller faire la fete en ville, mais cela n aurait pas ete raisonnable a la veille de son premier commandement. Elle leva les yeux, observant le ciel etoile. Elle savait ou elle dormirait cette nuit. Elle retourna au carre ou elle attrapa une grosse couverture qu elle noua a ses epaules. Elle saisit l echelle de cordes, choississant la voie raisonnable pour grimper, et s arreter sur la premiere plate-forme. Installant la couverture autour d elle, elle soupira d aise.

"Ca y est ils vont ont mis dehors?"

La jeune fille sursauta en poussant un cri. Elle regarda autour d elle, baissant les yeux vers le pont sans voir personne dans l obscurite.

"Qui est la?" cria-t-elle.

"Juste au-dessus de vous lieutenant". Une silhouette se laissa glisser le long de la corde pour s arreter a hauteur de la plate-forme.

L adolescente resta sans voix.

"C etait ma place pour la nuit, mais je peux vous la laisser" dit Nagel d un ton sans humour. Diane ne l avait pas revu depuis la nuit ou ils s etaient echappes de Los Angeles.

" Je ne savais pas que vous etiez ici, veuillez m excuser".

Il haussa les epaules, toujours suspendu a sa corde, le visage ferme. "Alors comme ca vous partez demain, j ai entendu?"

"Oui. Je suis en poste sur le Fringant, un navire marchand."

Il hocha la tete, sans grande conviction.

"Joseph...vous pouvez venir sur la plate-forme si vous voulez, il y a assez de place pour deux."

Il hesita un instant puis son visage s adoucit peu a peu tandis qu il posa sur le pied sur la rondelle de bois, lachant sa corde. La jeune femme ramena ses jambes sous elle mais leurs pieds pouvaient encore se toucher.

"Vous venez souvent ici?" demanda-t-elle.

"Non. Mais apres une semaine d escale, je voulais profiter de la derniere nuit au calme histoire de ne pas prendre la mer avec une gueule de bois".

Elle sourit. Son visage etait partiellement eclaire par la lumiere des etoiles et pour la premiere fois, elle realisa qu il n etait peut-etre pas tellement plus age qu elle. Elle se rappela de lui avant la mort de Warley, son insousciance et sa bonne humeur. La perte de son ami avait marque durement les traits de son visage. Lui aussi avait du composer avec de grands bouleversements dans sa vie.

"Vous allez me manquer, Joseph."

Il tourna son visage vers elle, retrouvant sa moue legerement boudeuse. "Mais vous partez quand meme".

"C est une oportunite. Et puis vous m avez vue ces derniers mois, j etais trop instable pour continuer a pouvoir assumer des quarts. Je n ai que 16 ans, j en aurai 17 le mois prochain. C est une bonne idee que je decouvre un peu autre chose que la Surprise."

Il acquiesca, plaquant l arriere de son crane contre le mat, sa machoire crispee. "Vous allez me manquer aussi" dit il apres un moment.

Diane sourit. Une brise de vent chaud souffla sur le bateau, faisant vibrer la chemise du jeune homme. Elle eut brusquement devant ses yeux la vision de son corps nu lorsqu elle l avait soigne a l infirmerie. Elle se mit a genoux, son visage en face du sien, sans rien dire. Il la fixa longuement, froncant les sourcils.

"Lorsque vous m avez embrasse, etait-ce seulement pour rendre Hollom jaloux?"

"Non, j en avais envie".

"Vous en avez toujours envie?"

Un sourire apparut sur son visage a present deride. Il attrapa sa tete et l embrassa longuement ave une agreable haleine de rhum.

Lorsque leurs bouches se separerent, il avait retrouve son air malicieux qui avait fait craque Diane autrefois.

"De quoi d autres avez-vous envie?" souffla la jeune fille avec un sourire, ignorant les battements de son coeur qui s appretait a sortir de sa poitrine.

"J ai tres envie de faire de vous une femme, lieutenant Aubrey" souffla-t-il dune voix rauque.

Diane se mordit la levre et ferma les yeux en souriant tandis qu il s allongeait sur elle. La plate forme etait petite et peu pratique, mais la jeune fille etait au paradis.

Le dernier voyage de l'aspirante Aubrey

Diane posa son pied sur le canot, s'asseyant d'un mouvement sûr. Ses affaires avaient déjà été amenées sur son nouveau bateau. "Le Fringuant Mr Bonden, s'il vous plait" dit-elle au patron de canon, qui connaissait bien sûr déjà la destination. Les deux hommes se mirent à ramer en silence, au fur et à mesure que le bateau marchand se rapprochait. Diane le regarda avec une sensation de fierté. Certes, ce n'était pas un bâtiment de guerre, mais une belle rangée de canons s'affichaient fièrement à son flanc.

"Vous allez nous manquer, Miss" dit brusquement Bonden, sachant que o'occasion prmettait une telle familiarité.

"Vous allez tous me manquer également, Barrett. La surprise est ma deuxième maison et après autant d'années passées avec l'équipage, j'ai le sentiment d'être en famille. Mais c'est la raison pour laquelle il est bon pour moi de partir quelques années, voir d'autres navires ne peut qu'être bénéfique. Et si je m'en montre capable, el capitaine Aubrey m'embauchera peut-être comme lieutenant d'ici quelques années. Dans tous les cas, nous nous reverrons." Elle lui sourit et il acquiesça avec affectionb.

La jeune fille posa à nouveau son regard sur le Fringuant, surlequel s'affairaient déjà des dizaines de marins. Elle avait hâte de prouver sa valeur.

Fin