Après un petit repas, ils se retrouvèrent à se promener en silence dans les allées d'un parc. Ils se mirent naturellement par couples, ce qui laissa Fye et Kurogane seuls. Le magicien saisit le bras de son compagnon, qui sursauta.

"Qu'est-ce que tu es en train de faire?" dit-il entre ses dents, pour ne pas se faire remarquer cette fois.

"Mais voyons, je joue la comédie." lui répondit Fye avec un grand sourire ingénu. "Nous nous sommes inscrits en tant qu'amoureux, il ne faudrait pas que quelqu'un s'aperçoive de quelque chose... Qui sait si l'administration d'ici ne vérifie pas ce que font les gens, de temps à autre?"

Kurogane essaya de ne pas faire attention à Fye accroché à son bras - mais s'il voulait vraiment jouer la comédie, lui aussi, il fallait bien qu'il ne semble pas trop gêné ni mécontent, et il essaya de faire comme s'il appréciait la façon dont le magicien appuyait son corps souple contre le sien. Il pensait que la situation était horriblement embarrassante, mais elle le devint encore plus quand il se rendit compte qu'il appréciait effectivement ce contact.

Peut-être aurait-il apprécié n'importe quel contact. Personne ne l'avait jamais pris dans ses bras avec affection depuis qu'il avait quitté sa famille, il y a si longtemps, et il n'avait pas fréquenté les prostituées non plus, jugeant cette distraction peu honorable. Oui, se convainquit-il, le contact humain lui manquait, tout simplement. Mais celui-là n'avait rien à voir avec des étreintes amicales ou familiales. Il était subtil et tiède, les cheveux doux de Fye lui caressaient parfois doucement la joue, avec la complicité du vent que Kurogane conspuait maintenant autant que les boutiques de glaces et les parterres de fleurs. Il aurait préféré que ce soit désagréable - il n'aurait pas eu moitié aussi envie de sauter en arrière et de ne plus parler à Fye.

Il se dit qu'il pourrait briser le contact en lançant un sujet de conversation, de préférence un de ceux qui fachaient, mais son esprit restait horriblement blanc.

Ce fut Hokuto qui, de façon inattendue, vint à la rescousse. Elle était déjà allée parler à Sakura et Shaolan pour vérifier que ses invités se sentaient bien, et elle les rejoint ensuite "Tu as bien chanté, finalement, Kuro-chan!"

"Tu vois donc bien que ce n'était pas une bonne idée d'aller t'enfermer aux toilettes pour y échapper." ajouta Fye. "Tu te doutais bien que nous te retrouverions, de toute façon." Kurogane jugea qu'une telle réplique était une bonne excuse pour lacher Fye maintenant, mais le magicien était beaucoup plus fermement lié à lui qu'il ne l'aurait cru.

"Et toi aussi, Fye-chan!" précisa Hokuto. Cette fois-ci, Kurogane profita de ce que le magicien reportait son attention sur Hokuto pour lui lacher le bras subtilement.

Il se sentit tout de suite soulagé et plus à l'aise, même s'il constata avec tristesse que le contact avait effectivement été agréable et qu'il lui manquait presque. Pendant ce temps, Hokuto continuait : "Vous êtes vraiment doués, dans votre groupe. Shaolan-chan un peu moins que les autres, mais..."

Elle regarda d'un oeil prudent le Shaolan en question, mais il était trop occupé à bavarder avec Sakura pour seulement les entendre. Kurogane décida de se concentrer sur eux plutôt que sur Fye, pour sa propre stabilité.

Elle avait insisté pour qu'il lui raconte sa vie, et il avait essayé d'en donner une version aussi exacte que possible, tout en y effaçant le rôle qu'elle-même y avait joué. Cela n'aurait rien changé, puisqu'elle l'aurait oublié, mais la vue de Sakura en train de s'évanouir et de rejeter ces souvenirs incompatibles avec ce qu'elle était devenue lui faisait trop de mal.

"Je suis désolée de ne pas pouvoir en dire autant." lui disait Sakura.

"Ce n'est pas grave." répondit Shaolan. "Pourquoi ne me raconterais-tu pas plutôt ce que tu veux faire une fois que tu auras retrouvé son âme. Même si tu n'as pas encore retrouvé ton passé, ton futur est aussi grand et libre que celui de n'importe lequel d'entre nous ; peut-être plus."

Sakura rougit : "En fait, il y a beaucoup de choses que je ne peux pas prévoir avant d'avoir retrouvé la mémoire. Alors je préfère ne pas parler de mon avenir tout de suite."

Shaolan sembla déçu, et Sakura reprit : "Par contre, il y a quelque chose dont je pourrais parler pendant des heures, c'est le passé dont je me souviens. pas les fragments confus qui me reviennent, ce que je sais que nous avons vécu ensemble."

"Je crois que nous pouvons sans risque les laisser un peu à l'arrière." dit Fye avec un sourire entendu.

"Désolé," vint leur dire alors Subaru, "j'ai apprécié cette soirée en votre compagnie mais j'ai un rendez-vous ce soir.

Hokuto regarda sa montre. "Déjà cinq heures! mais c'est vrai, nous allons être en retard! Il faut y aller!"

En seulement quelques minutes, le groupe se sépara en deux.

"Au revoir." dirent Subaru et Kakyô. Seishirô s'inclina.

"Oui, au revoir, Fye-chan et Kuro-chan. Vous direz au revoir de notre part à Shaolan-chan et Sakura-chan? On peut se revoir demain, d'ailleurs, puisqu'on loge au même hôtel!"

"Promis." déclara Fye, en s'inclinant lui aussi.

Kurogane se retrouva donc seul avec Fye (et Mokona, qui ne comptait pas vraiment à ses yeux, du moins quand il se taisait et restait à sa place). Il se rappela leur pénible séance d'enregistrement à l'entrée, leur promenade bras dessus bras dessous dans le parc, et se sentit soudain horriblement gêné. Il en vint même à espérer que Fye dise quelque chose et brise le silence.

Son souhait fut accompli, quoique pas de la façon qu'il avait prévue, quand comme la veille, les yeux de Mokona se firent fixes. Il montra la direction dans laquelle il sentait la plume, qui était vers le centre de la ville.

"Vite, il faut y aller!" s'exclama Kurogane.

"Pas tout de suite." lui répondit Fye.

"Comment ça, pas tout de suite! On ne sait pas combien de temps Mokona va pouvoir nous donner ces indications!" Kurogane partit en courant.

"Juste quelques minutes." répondit Fye, qui avait surgi à son niveau, mais contrairement à son camarade ne semblait pas essoufflé. "Nous n'aurons pas le temps d'y arriver."

En effet, à ce moment, Mokona redevint normal, et déclara : "Mokona a perdu la plume! Mais elle était par-là!"

"Il faut aller chercher les autres." dit Kurogane.

"Non."

"Pourquoi?" demanda le ninja, furieux.

"Parce que le soleil est à la même hauteur qu'hier, quand nous étions dans le champ. Parce que Mokona nous mène, à coup presque sûr, vers la plus grande tour, qui est au centre de la ville, celle qui est associée à son créateur. C'est exactement la bonne direction. Il vaut mieux s'y retrouver demain à cinq heures, et pouvoir profiter des indications de Mokona sur les étages, car cette tour semble grande, même de loin."

"Tout cela n'empêche pas d'y aller dès maintenant et de commencer à fouiller!" s'exclama Kurogane, un peu calmé.

"Non, Kuro-chan. D'abord, parce qu'il vaut mieux ne pas nous y faire remarquer d'avance, au cas où il y aurait un service de surveillance."

"Et l'autre raison?" bougonna Kurogane, plus vraiment fâché, et même un peu convaincu, même s'il ne voulait pas le reconnaître.

"Sakura et Shaolan ont l'air si heureux." murmura la magicien à son oreille - précaution bien inutile, les autres étaient déjà loin avant qu'ils ne commencent à courir - "Je voudrais leur laisser une journée de plus."

Kurogane, cette fois, ne fut plus en colère du tout, il se sentit même vaguement attendri. mais il se reprit vite : après tout, c'était contraire à son image, et il devrait plutôt plaindre Sakura et Shaolan pour s'amuser autant dans une ville si oppressante. De plus, était-ce vraiment ce que Fye pensait? N'y avait-il pas en permanence une pointe d'ironie et de dissimulation même derrière ses répliques qui semblaient les plus sincères?

Ce fut à nouveau en silence, et sans se rapprocher l'un de l'autre, qu'ils rejoignirent Sakura et Shaolan pour retourner à l'hôtel ensemble.

La salle-restaurant étaient pleine de gens qui devisaient gaiement, mais Hokuto et sa "famille" n'y étaient pas. Au cours du repas, Sakura et Shaolan se plaignirent du manque d'indices sur la plume, et Kurogane n'osa pas les détromper. Puis Shaolan suggéra que, faute d'indices, ils essaient d'aller faire un tour auprès de la tour qui était censée appartenir au fondateur de la ville, pour voir si on pouvait lui parler, et s'il ne savait pas quelque chose.

Bien sûr, Fye approuva, et proposa de s'y diriger dans l'après-midi. Shaolan lui en demanda la raison, mais Fye se contenta de dire que c'était une surprise, qu'il comprendrait plus tard et Shaolan se rangea à ce plan, malgré une certaine réticence.

Plus tard, à la fin du dessert, Sakura demanda timidement à Fye de l'accompagner dans le jardin.

"Comment pourrais-je refuser quelque chose à une jeune fille aussi charmante?" répondit le magicien en s'inclinant galamment.

Kurogane et Shaolan échangèrent un regard d'incompréhension profonde. Kurogane se demande si Shaolan, lui aussi, était traversé par des idées suspectes et déplaisantes à propos de ces deux-là - aussi improbable que cela puisse paraître. Puis il dit au revoir au jeune garçon et se replia vers sa chambre.

Il prit garde, cette fois, de marquer son territoire sur le lit, en y posant ses affaires, se réjouissant à l'avance du fait que cette fois, ce serait Fye qui dormirait sur le sol. Non pas que ce sol fût spécialement inconfortable, d'ailleurs ; ce n'était qu'une question de principe. Il s'assit sur le lit mais, au lieu de s'habiller pour la nuit et de se coucher, il se rendit compte qu'il attendait le retour du magicien.

"Alors? Tu t'es bien amusé avec Sakura-chan?" demanda-t-il d'une voix sarcastique alors que Fye avait à peine passé la porte.

"Sais-tu ce que nous avons fait?" demanda la magicien.

Kurogane eut un haussement d'épaules qui laissa entendre qu'il s'en moquait. Mais Fye continua : "Elle est allée choisir une fleur dans le jardin pour Shaolan ; et elle m'a demandé conseil. Mais je l'ai laissée choisir, bien sûr. C'est à une jeune fille de choisir la fleur qu'elle donnera à son aimé pour le remercier d'avoir couru mille dangers pour elle."

Kurogane fouilla dans sa mémoire, bougon. "Shaolan n'est pas vraiment allé chercher une fleur des sables pour elle, pas vrai?"

"Quelle plus belle fleur peut-on offrir à une jeune fille que son propre coeur?" demanda Fye "et le désert est-il plus dangereux que le voyage entre les dimensions?"

Kurogane se détendit manifestement, et Fye s'approcha de lui, s'assit près de lui sur le lit, pour lui murmurer "Tu étais jaloux, Kuro-chan?"

"Je m'inquiétais pour Shaolan, oui!" s'exclama Kurogane, furieux. "Je suis sûr que lui non plus n'aime pas ta façon de jouer les jolis coeurs avec n'importe qui!"

"Kurogane" dit Fye, qui contrairement à son habitude ne souriait pas "en dehors même du fait que tu me prêtes de tristes intentions, tu insultes Sakura-chan en supposant de telles choses."

"Eh, qu'est-ce que j'en sais?" demanda Kurogane, légèrement surpris et même inquiété par le changement d'attitude de Fye. "Ils ne se sont pas encore juré fidélité éternelle, hein?"

"Qu'en sais-tu, qu'en sais-tu?" demanda Fye, dont le sourire était revenu. "Tu ne les as pas suivis toute l'après-midi, n'est-ce pas? Moi non plus, je te rassure." ajouta-t-il. "Mais plus je les vois, plus je me dis que c'est tout comme."

Kurogane grogna, ne voulant pas s'avancer plus dans un sujet sur lequel il craignait d'être d'accord avec Fye. Il s'éloigna de lui d'une dizaine de centimètres pour signifier que le débat était clos. Mais Fye ne semblait pas être du même avis.

"Quels sont tes sentiments en voyant tous ces couples heureux?" demanda-t-il. "N'es-tu pas un peu frustré ou jaloux?"

Kurogane aurait bien laissé tomber la conversation ici, mais il savait que s'il ne s'expliquait pas, le magicien risquait de considérer son silence comme un acquiescement caché.

"Non." grommela-t-il. "Jaloux de quoi?"

"De voir tous ces gens être heureux, c'est tout."

"Je n'ai pas la moindre envie de jouer les tourtereaux, si c'est ce que tu demandes! Comment ce sort peut-il sembler enviable? Même s'ils s'amusent ici, il suffit de considérer leur désespoir dès qu'ils sont séparés pour les plaindre plutôt qu'autre chose."

"Tu penses être immunisé à ce genre de sentiments?"

"Non. Mais au moins, j'essaie de m'en protéger, moi, je ne suis pas un fou qui aime courir à sa perte."

La magicien se tut, s'écarta un peu, et Kurogane pensa qu'il avait compris. Pourtant il reprit, quelques instants plus tard.

"Avec qui aurais-tu voulu venir ici? Tomoyo-hime?"

Kurogane s'étrangla. Bien sûr, sa princesse lui manquait, mais ses sentiments pour elle étaient purement respectueux, et cela n'avait vraiment rien à voir!

"Non. Je n'aurais aimé venir ici avec personne. Je voudrais être déjà parti, c'est compris?"

"Et parmi les gens que tu as rencontrés ici? Qui te plairait? Celle qui ressemble à Tomoyo, peut-être? Ou Hokuto-chan? Ou un des garçons?"

"J'ai dit personne!" fulmina Kurogane. "Pourquoi toutes ces questions?"

Il comprit trop tard qu'il venait de pousser Fye à continuer, nourrissant une conversation si embarrassante qui aurait pu s'éteindre ici.

"Eh bien," dit Fye, "comme je te le disais, je suis heureux que Sakura et Shaolan aient eu plus de temps, et je me disais que peut-être, étant ici, nous pourrions prendre un peu de temps pour nous."

Kurogane sursauta comme s'il avait été piqué par une guêpe. Il essaya de toutes ses forces d'interpréter cette phrase autrement, comme quand Fye s'était moqué de lui le premier soir.

"Je t'aime bien. J'aimerais essayer."

La voix était calme, sérieuse, peut-être même un peu tendue, mais quand Kurogane regarda le visage souriant du magicien, il fut soulagé en pensant que c'était encore une blague. Il éclata d'un rire un peu forcé.

"Ah, si tu veux utiliser des prétextes comme ça pour prendre une part du lit, je regrette, ça ne va pas être possible!"

Fye souriait toujours, et Kurogane se sentit presque coupable, en étudiant son visage, et en remarquant que ce sourire était plus vague, plus flou, plus volatil qu'à l'ordinaire.

"Ah, toujours incorruptible, Kurogane! Mais je vois que je n'ai aucune chance, avec toi!"

Ce soir-là, ce fut Fye qui se coucha immédiatement par terre, et fit semblant de dormir - Kurogane savait reconnaître un vrai sommeil d'une imitation. Et ce fut Kurogane qui, bien que couché sur le bon lit, ne put s'endormir tout de suite, passant plusieurs heures à retourner des questions dans sa tête.