Sous la voûte céleste, les jardins de Castel Serralino s'étaient parés de milles torches et lanternes, de bougies, de fleurs et de buissons taillés aux formes de cerfs et de biches pour honorer le mythe d'Actéon qui était le thème de la soirée.
Au milieu des convives issus de la plus grande noblesse et des courtisanes toutes déguisées en Artémis, le Duc de Norfolk, John Howard, ambassadeur du roi d'Angleterre à Rome, était un homme beau, élégant et particulièrement cultivé. Le jeune homme avait été envoyé en Italie afin de ne pas devenir un prétendant potentiel pour un trône d'Angleterre toujours fragile malgré la présence depuis de nombreuses années d'Edward York à la tête du pays. John faisait partie de la plus haute noblesse et sa fortune faisait de lui un candidat idéal si Edward IV venait à mourir. Après tout, le spectre de la Guerre des deux Roses n'était pas loin. Depuis ses premiers pas dans la ville aux sept collines, John avait toujours courtisé Dea Colonna et avait largement fait part de son intérêt pour la main de la jeune femme à Prospero Colonna qui avait toujours balayé d'un revers de la main un mariage avec un homme venu d'un pays aussi instable.
John Howard touchait nerveusement son sceau ducal tout en s'approchant de la flamboyante Dea. La jeune femme regardait les danseurs sur la piste et nul doute qu'elle rêvait de les rejoindre. Howard n'était pas ignorant des intentions des Medicis concernant l'impétueuse Colonna et il n'en avait cure. Les alliances étaient faites pour être défaites. Les mariages pour être annulés et il rêvait pour sa part d'exhiber un tel joyau à la cour de Westminster.
« Signorina, me feriez-vous l'honneur d'une danse ? », Dea tourna son visage vers John et sourit tout en tendant sa main droite que le Duc saisit délicatement pour y déposer un baisemain. La jeune femme n'avait en réalité par le moindre intérêt pour le jeune Duc qu'elle trouvait insipide à souhait mais il était un parfait faire-valoir et une distraction bienvenue, surtout à cet instant.
Dea espérait que Giuliano serait témoin de la scène afin qu'il puisse se rendre compte qu'elle avait de l'importance, qu'il était sur le point d'épouser une Colonna. Il s'agissait d'une alliance que même Côme l'Ancien n'aurait pu espérer mais le jeune Médicis ne s'intéressait pas aux alliances et elle le savait. Pour lui, le pouvoir se gagnait sur les champs de bataille ou dans les joutes. L'argent, les Medicis en avaient suffisamment pour inonder l'Europe entière de leurs précieux florins. En épousant Dea, il souhaitait juste avoir la paix et pouvoir continuer à « baiser » toutes les putains de Toscane et surtout sa précieuse Simonetta. Dea avait toujours sur qu'elle n'effectuerait pas un mariage d'amour, c'était son destin mais elle avait toujours ambitionné de se voir mariée au sein d'une famille royale. Un Médicis, une injure à ses oreilles. L'argent était un argument de poids et Giuliano allait payer cher sa tranquillité. Pourtant au fond d'elle, elle espérait toujours que des sentiments puissent naître d'un mariage même arrangé et elle avait eu le loisir d'obsever Lorenzo et Clarisse et elle ne pensait pas voir ce jour mais elle, Dea Maria Lucrezia Colonna était envieuse de cette bigote.
« Ce serait avec grand plaisir », Dea avait une voix suave et douce, une voix qui pouvait se montrer autoritaire et commander le respect. Howard sourit et conduisit la belle Colonna au milieu de la piste de danse où les meilleurs musiciens de Rome entamèrent une basse danse, une musique de cour lente et qui demandait aux danseurs d'exécuter des mouvements calculés et gracieux.
Dea adorait danser et elle excellait dans ce domaine. Gracieuse et féline, les heures passées à cheval avaient doté la jeune femme d'un équilibre remarquable ce qui transpirait lorsqu'elle devait exécuter les danses de cour les plus complexes ou même des ballets.
Alors que les couples de danseurs virevoltaient sur la piste de danse et que le vin coulait à flot, un autre homme fit une entrée on ne peut plus remarquée. Grand et bien bâti, son visage aux traits viriles était traversé par une large balafre. Charismatique et inquiétant, beaucoup semblaient le craindre à en croire la vitesse avec laquelle les convives détournaient le regard lorsque le mystérieux jeune homme s'approchait d'eux.
Attablé avec Francesco Colonna et Sandro Botticelli, Giuliano repéra immédiatement la présence menaçante de de cet inconnu. Contrairement à son frère, Lorenzo, Giuliano avait un esprit guerrier et il voyait le monde à travers des yeux moins candides que ceux de son frère ainé.
« Qui est-ce ? », Demanda-t-il à ses deux comparses.
Francesco eut toutes les peines du monde à détacher son attention de la bouche d'une courtisane et regarda dans la même direction que son futur beau-frère. Son visage se ferma brutalement ce qui n'échappa guère à ses invités florentins.
« Mon cousin, Alessandro Colonna, fils adoptif et sûrement bâtard de mon très cher oncle le Cardinal Colonna, si notre famille a inventé la vendetta, il en est l'incarnation vivante », Giuliano fronça les sourcils et observa l'homme qui semblait fasciné par ce qui se passait sur la piste de danse ou plus précisément par une personne qui se trouvait SUR cette dernière. Les yeux de Francesco brûlaient de haine en parlant de son cousin et surtout de la Vendetta, une pratique redoutée à l'époque et les fils Colonna étaient réputés pour parcourir la ville avec une milice privée qui leur servait à commettre toutes sortes d'exactions.
« On le dit amoureux de sa cousine », s'exclama la putain avec laquelle conversait Sandro.
« Il suffit ! On ne te paye pas pour relayer d'abjectes rumeurs ! », s'exclama le jeune Colonna avec fureur.
Giuliano ne dit rien et se contenta d'observer la scène. A cet instant précis, il était certain d'une seule et unique chose : il détestait Alessandro Colonna et il le voulait le plus loin possible de lui ou de Dea.
« Tu ne sembles pas le porter dans ton cœur », lâcha Giuliano sans lâcher la piste de danse des yeux.
« Alessandro ne recule devant aucun de ses plus bas instincts », cela sonnait comme une menace ou un avertissement.
Au loin, Alessandro, un sourire conquérant sur le visage s'approcha d'un pas sûr de Dea et la saisit par le bras, mettant un terme à sa danse avec John Howard. Le Duc, tout noble qu'il était s'inclina et recula. Giuliano avait longuement observé l'anglais et il le savait fier comme un paon et le fait de le voir ainsi déguerpir sans demander son reste en disait long sur ce bâtard, tout Colonna soit-il.
Dea tournait le dos à son futur mari et le plus jeune des frères Medicis ne pouvait voir l'expression de la jeune femme mais sa posture semblait s'être subitement raidie.
« Una volta ! », s'exclama Alessandro et l'orchestre s'exécuta.
Alessandro tendit sa main et Dea y déposa la sienne et lorsque la musique de la volta démarra, il fit virevolter la jeune cousine avec grâce.
Tous les yeux étaient rivés sur le couple formé par Alessandro et Dea et pour cause, il ne se contentait pas de suivre le rythme rapide et cadencé de la Volta, les deux jeunes gens maitrisaient parfaitement la technicité et l'exigence physique imposée par cette danse venue du sud de la France et que bien des cours trouvaient trop scandaleuse pour la jouer lors d'évènements officiels.
Alessandro tenait fermement la jeune Colonna par la taille, la faisant virevolter avec aisance. La jeune femme semblait être une poupée entre les mains de son créateur. La sensualité magnétique qui émanait de la charismatique Colonna à cet instant attirait tous les regards. Sa robe rouge volaiet gracieusement au rythme de la musique et sous la lumière des torches, la chevelure piquée de riches pierreries de Dea scintillait comme une couronne. On aurait dit une déesse couronnée descendue de l'Olympe pour envouter les mortels.
« J'espère que tu sais danser », murmura Sandro à l'attention de son ami qui semblait hypnotisé par la jeune romaine.
«Et pourquoi Alessandro Colonna était absent durant la chasse? », demanda Giuliano sèchement à Francesco.
« Parce qu'Alessandro n'est guère le bienvenu sur les terres de mon père », Giuliano se servit une coupe de vin qu'il but d'une traite avant d'attirer une courtisane contre lui et de l'embrasser à pleine bouche, ravi de voir que les légères tenues de soie blanches portées par ces muses de la nuit furent si légères. Giuliano ne donnerait pas satisfaction à Dea en faisant une scène ou en laissant transpirer sa jalousie. Elle pouvait s'amuser encore un peu mais une fois qu'elle serait une Medicis, une fois qu'elle serait à Florence, elle serait à lui et plus aucun homme n'aura le droit de la toucher comme le faisait à l'instant ce bâtard.
Battant le rythme, Alessandro serra un peu plus Dea contre lui.
« Lorsque j'ai appris que Prospero se hâtait pour tes fiançailles, je me suis précipité ici », murmura Alessandro à l'oreille de Dea.
La jeune femme, trop essoufflée pour répondre, se figea et se dégagea des bras du fils bâtard du cardinal, « il ne fallait pas te donner cette peine », lâcha-t-elle froidement avant de regretter immédiatement ses paroles.
« Même les Médicis ne pourront pas te protéger de moi, ton père aurait dû te vendre bien plus loin que Florence », siffla-t-il en la perçant de son regard glaçant. La jeune aristocrate redoutait son cousin et sa violence. Elle était consciente de l'obsession qu'il avait développé à son égard. Alessandro avait été fait prêtre quelques années auparavant et il devait embrasser la fonction de Cardinal prochainement si son oncle devenait un jour Pape. Cela représentait aux yeux de Dea toute l'hypocrisie de l'église. L'homme était un monstre qui adorait la violence et pourtant, il serait Cardinal et virtuellement intouchable. Du coin de l'œil, Dea vit un homme qu'elle connaissait bien s'approcher de la piste de danse, un homme en robe pourpre à ses côtés.
« Alessandro ! », derrière les deux jeunes gens se tenaient le Cardinal Colonna et son frère, « quelle surprise de te voir », Prospero ne pouvait décemment pas renvoyer son « neveu » sans faire une scène et l'unité familiale devait demeurer, coûte que coûte.
« Je dois m'entretenir avec toi, Alessandro, nous connaissons quelques problèmes en Lombardie », Alessandro leva les yeux au ciel et emboita le pas du Cardinal en direction du château. Il prit toutefois le temps de scanner Dea de la tête au pied et de lui faire un clin d'œil.
« As-tu perdu la tête ? », Dea se tourna vers Prospero qui dévisageait sa fille avec froideur.
« Qu'étais-je censé faire ? Lui donner une gifle devant tout le monde? », Prospero saisit le bras de sa fille et l'entraina vers les jardins non sans provoquer la surprise et l'émoi parmi les convives.
Dea fut trainée par son père jusqu'à une fontaine isolée, à l'abri des regards.
« Mais a quoi penses-tu ?! Tu te donnes en spectacle avec ce fou d'Alessandro devant toute la famille Médicis ! Lucrezia Medicis serait en droit d'annuler tes fiançailles ! Nous n'avons même pas signé un contrat avec les Médicis ! », Dea sentit une larme coulée de sa joue et se redressa.
« Je n'ai rien fait si ce n'est danser avec Alessandro et je ne vais sûrement m'excuser pour cela ! », Prospero fronça les sourcils et dévisagea sa fille dont le port altier était celui d'une tête.
« Nous avons besoin de l'argent des Medicis ! Ton oncle doit monter sur le trône de Saint Pierre et je ne vais pas risquer notre une famille parce que ma propre fille se comporte comme une trainée devant tout Rome ! Si tu n'épouses pas Giuliano de Medici, la liste de prétendants va fondre comme neige au soleil! », machinalement Dea passa ses doigts sur l'énorme croix chrétienne qu'elle portait autour du cou et qui était couverte d'énormes rubis.
« Si j'avais été comme Clarisse Orsini, nul doute que tu aurais moins de problèmes à me marier », Prospero caressa la joue de sa fille et l'obligea à lui faire face.
« Je suis incroyablement fière de la fille que tu es et ton oncle aussi, il est simplement inquiet que ton tempérament ne devienne un obstacle et pourtant je sais que tu as la force de supporter un mariage avec un homme comme Giuliano », le vieil homme regarda au loin, comme rongé par les remords, « il y a bien des secrets qu'il te reste à découvrir sur ta personne mais tu as beaucoup plus d'importance que tu ne le crois et il est impératif que Giuseppe devienne Pape ».
« Nous sommes déjà riche et puissant peu importe si il devient Pape », Dea savait que rien n'était jamais acquis et que toutes les familles pouvaient disparaître du jour au lendemain.
« Giuliano sera un mari difficile, il te faudra fermer les yeux sur beaucoup de choses mais si tu es maligne, tu pourras tirer ton épingle du jeu, gagnes l'amour des florentins, deviens une protectrice des arts, deviens ce que Clarisse Orsini ne sera jamais, la lumière », la jeune femme rêvait de passion amoureuse, pas de financer des artistes comme Sandro Botticelli et pourtant, il semblait que ce soit sa destinée.
« Cela ne va rien changer pour moi qu'oncle Giuseppe devienne Pape », rétorqua Dea en ajustant sa robe.
« Bien au contraire, tu n'imagines à quel point cela va changer ton existence », la jeune romaine savait très bien ce à quoi Propsero faisait allusion et elle n'avait guère envie d'y penser.
« Alessandro sera un problème, si Giuseppe devient Pape il risque bien de le nommer Gonfalonier des armées papales à la place de Francesco », Dea se méfiait des ambitions sans limites d'Alessandro qui semblait doté d'une soif de conquêtes qui ne connaissait aucunes limites.
« Il sera nommé Cardinal et personne ne peut quitter la robe pourpre de son vivant », Dea laissa échapper un rire amer et son père la fusilla du regard, « le faire devenir prêtre était ma seule option pour le tenir sous contrôle ».
« Mais Alessandro est incontrôlable et tu sous-estime sa haine pour Franceso et Marcantonio », Au loin, la fête battait son plein et Prospero soupira en entendant les paroles de sa fille.
« Je veux que tu retournes dans tes appartements, je vais les faire garder par une escorte armée, je ne veux pas prendre de risque avec ce fou dans l'enceinte du château », lâcha le vieux Colonna en faisant signe à deux gardes de les rejoindre.
« C'est injuste ! », protesta Dea alors que son père se pencha pour déposer un baiser sur son front.
« La vie est injuste et il y a trop en jeu pour risquer de tout perdre.
