– 5 –
Mouchard
Quand Olrik émergea, une douleur lancinante enserrait son bras gauche comme dans un étau. Il sentait tout le reste de son corps contusionné, semblant pulser à l'unisson de cette souffrance. Le colonel poussa un gémissement et ouvrit les yeux. Le monde tanguait.
Il ne reconnut pas tout de suite le plafond de son taudis, persuadé que l'effet de roulis était dû à la péniche. Mais le lit sur lequel il se trouvait n'avait rien du confortable matelas qu'on lui avait attribué à bord ; ce n'était là qu'une planche agrémentée d'une couverture miteuse. Olrik se redressa brusquement. Un vertige le prit aussitôt, la nausée l'obligea à refermer les yeux.
– Oh là, patron ! Doucement ! fit la voix rude de Sharkey au-dessus de lui.
– Où suis-je ? articula-t-il – il avait l'impression que sa bouche était remplie de copeaux de bois.
– Dans votre planque, patron.
– Ma planque... ?
Sharkey lui tendit un verre d'eau, que le colonel but avec avidité. S'estimant un peu mieux, il s'assit prudemment au bord de sa couchette et regarda autour de lui. Freddy, désœuvré, jouait avec un couteau émoussé dans un coin de l'unique pièce.
– Qu'est-ce que je fiche ici ? demanda âprement Olrik. Où est le général ? Et Mortimer ?
Sharkey se décomposa ; Freddy n'osait pas lever les yeux vers eux. Le colonel s'impatienta.
– Alors ?
– Ben voilà, patron... hésita son homme de main. Comme vous l'avez demandé, j'ai reconduit le général au bateau...
– C'est une péniche, imbécile. Et ensuite ?
– Euh... ensuite...
– Et quoi, Sharkey ? Par l'Enfer, vas-tu parler, à la fin ?
– ... il s'est échappé, et il est parti avec son ba... sa péniche.
Olrik considéra Sharkey un instant sans rien dire, les mains croisées devant sa bouche, les coudes sur les genoux. Sous son regard aiguisé, l'homme de main sembla chercher à se rapetisser le plus possible. Freddy poursuivait son jeu macabre, un air faussement absorbé plaqué sur le visage.
– Dis-moi, Sharkey, comment a-t-il pu s'échapper ?
Sa voix était si glaciale que l'interpellé frémit.
– Je sais pas, finit-il par répondre. Quand tout a explosé, Freddy et moi on s'est retrouvés par terre. On s'est relevé, on vous a sorti de là et puis quand on est arrivé au bord de l'eau, le général était plus là. Le bateau non plus.
Olrik poussa un long, très long soupir.
– Quoi d'autre ? Freddy ?
Le français sursauta et lâcha un cri de douleur lorsque son couteau mal affuté lui entailla la peau.
– Y'a rien de plus, patron ! On vous a ramené ici, et soigné comme on a pu. Faut dire que vous en avez pris plein la tronche. Depuis on attend...
Il tapota de l'index une épaisse liasse de feuilles, sur un coin de la table.
– On a sauvé toute la paperasse possible, mais c'est du charabia, j'y comprends que dalle.
– Cela ne m'étonne guère, grinça Olrik. Et puisque la machine a disparu, ces documents ne me servent à rien ! À moins que... Et Mortimer ?
– Il est mort, indiqua Sharkey en lui tendant un journal.
Le colonel parcourut l'article et émit un sifflement méprisant.
– Je devrais m'en contenter, je suppose. Voyons...
Avisant l'émetteur-récepteur, il se leva avec une grimace de douleur, s'installa devant le poste, plaça les écouteurs sur ses oreilles et manipula quelques boutons de réglage jusqu'à trouver la fréquence voulue.
– Ah ! Ils n'ont pas trouvé le mouchard... murmura-t-il, satisfait. Mortimer m'a échappé, mais il me reste encore cet Isaac Wright... Et vous, au lieu de bayer aux corneilles, allez donc me chercher à manger !
oooOooo
Une nouvelle période de doutes et de découragement s'abattit sur Isaac : s'il se trompait ? Si Mortimer avait bien été enlevé ? Peut-être qu'en essayant d'échapper à ses ravisseurs, il était tombé dans la Seine et s'était noyé ? Son corps aurait pu dériver au fil du courant, d'où le fait que les services de police ne l'aient pas retrouvé, même en sondant les rives et le fleuve...
Les pires scénarii s'imposaient sans relâche à son esprit, malgré les déductions de Blake, malgré son propre raisonnement, pourtant cohérent ; pour s'obliger à penser à autre chose, Isaac œuvrait sans répit à la conception d'une autre machine temporelle, et rageait en vain face aux innombrables obstacles : il ne parvenait pas à reconstituer, sur le papier, le travail réalisé avec Mortimer autour du nouveau Chronoscaphe ; il ne disposait plus des appareils de mesure météorologique, entièrement détruits par l'incendie ; il ne pourrait donc pas utiliser la même source d'énergie, aléatoire et impossible à canaliser ; sans parler des circuits électroniques de son baladeur numérique... Isaac sombra dans un désespoir sans nom lorsqu'il se rendit compte que, quand bien même il serait venu à bout de tous ces blocages, il ignorait où, et surtout quand se trouvait Mortimer.
À supposer qu'il soit vivant.
Et le cercle vicieux, impitoyable, inlassable, recommençait.
oooOooo
Pradier entra dans son bureau, rue des Saussaies, en brandissant un épais document. Une cigarette se consumait au coin de sa bouche.
Sur la couverture cartonnée, le tampon du service de renseignements français surmontait les mots « Réseau Cirrus », inscrits en caractères d'imprimerie. Blake s'installa en face du chef de la DST, qui ouvrit le dossier, feuilleta rapidement quelques pages et finit par trouver ce qu'il cherchait.
– Voilà, dit-il avant de tendre le document au capitaine. C'est notre homme.
Blake vit tout d'abord un cliché en noir et blanc : le portrait d'un homme au visage carré, à la peau couverte d'un entrelacs de cicatrices. Il souleva la photographie et lut la fiche de renseignements associée.
– Kosta Prijović, né en Yougoslavie... connu notamment pour voies de fait, vols... écope d'une peine de cinq ans avec sursis pour vol aggravé... il récidive, puis est libéré sous caution, laquelle est payée par un certain... Ann Yone ? Mais en anglais cela signifie « n'importe qui »... !
– Ouais, un mystérieux sauveur, qui s'est bien payé la tête des flics, hein ? Ils connaissent pas l'anglais là-bas, ils n'y ont vu que du feu...
– Ce nom d'« Ann Yone » revient régulièrement, fit Blake qui feuilletait les autres fiches de renseignements. Il, ou elle, serait intervenu un peu partout en Europe de l'Est, dans des conditions semblables à celles de Kosta Prijović. D'où votre hypothèse d'un mode de recrutement. Mais comment avez-vous fait le lien avec le réseau Cirrus ?
– Quelques condamnations, toujours en Europe de l'Est, d'individus assez violents. Tous portaient un tatouage au niveau de l'omoplate gauche. Comme un signe d'appartenance.
Pradier ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit une simple feuille de papier, qu'il fit glisser vers Blake. Ce dernier vit une série de symboles qui lui firent penser à de la sténographie.
– Le professeur Labrousse, votre ami météorologue, nous avait expliqué y'a cinq ans que le cirrus est un genre de nuage, je sais plus si c'est de basse ou haute altitude. Peu importe.
Pradier pointa du doigt un des symboles et reprit :
– Les météorologues le représentent comme ça : une ligne horizontale avec une boucle.
– Je voix. Le fameux tatouage ?
– Hum hum. Suffisamment petit pour passer inaperçu ou ne pas attirer l'attention. Sauf que Kosta Prijović, quand il s'est fait arrêter il y a dix ans pour une affaire de meurtre, avait ce nouveau tatouage sur l'épaule. « Ann Yone » le sauve de nouveau grâce à des pots de vin, puis Prijović se volatilise. On n'entend plus parler de lui...
– Jusqu'à aujourd'hui, reprit Blake pensivement. Qu'est-ce qui a permis de le reconnaître ? Son corps était entièrement calciné...
– Presque entièrement, nuance, s'amusa Pradier. Il avait dû faire renforcer son manteau aux épaules, et comme le tissu était plus épais, ça l'a protégé en partie du feu. Le tatouage était là ; la carrure du type correspondait. Le médecin légiste a également comparé les cicatrices...
Blake réfléchit un instant, le visage tourné vers la fenêtre ; au dehors, la froide après-midi de cette fin février s'acheminait doucement vers le crépuscule. Il entendit le vrombissement d'une moto dans la rue des Saussaies.
– Cela ne nous dit pas ce que le réseau Cirrus sait de Mortimer et du Chronoscaphe... dit Blake après un instant de silence. Ni qui a tué Kosta Prijović, et pour quelle raison.
– En tout cas, la présence du réseau Cirrus dans une petite ville paumée dans la campagne du Val d'Oise est certainement pas due au hasard. Si vous voulez mon avis, Mortimer et Wright devaient être surveillés depuis un moment. La question est : comment expliquer que le réseau soit informé de cette affaire ?
– Un mouchard peut-être... suggéra Blake.
– Ouais, j'y avais pensé, mais de quelle sorte ? Un agent ou un dispositif d'écoute ? Qui aurait pu approcher de nos deux gaillards sans être repéré ?
Sur le bureau, le téléphone sonna. Le chef de la DST décrocha.
– Ici Pradier. Oh, calmez-vous, Dumont, et reprenez depuis le déb... QUOI ?
Il lâcha un juron impossible, raccrocha d'un geste rageur.
– On file à La Roche, dit-il à Blake en saisissant sa veste accrochée à une patère. Votre jeune ami a disparu !
oooOooo
Isaac reprit conscience, déboussolé. Il était allongé sur un parquet abîmé et glacé, les mains liées dans le dos. Un vent humide se glissait sous la porte, à hauteur de son visage. Il entendait quelque chose taper contre un carreau.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? » songea-t-il. Il avait enfilé son manteau au vert fané dans l'intention de prendre l'air... et puis... ?
Un arrière-goût poisseux tapissait le fond de sa gorge ; sa tête cognait.
– Sharkey, notre invité se réveille enfin. Tu y as été un peu fort... Aide-le à s'asseoir, veux-tu ?
La voix avait quelque chose de vaguement familier. Isaac sentit une poigne de fer le redresser sans douceur et l'asseoir sur une chaise bancale. Des doigts épais s'enfoncèrent dans son épaule, l'empêchant de remuer. Devant lui se tenait un homme svelte, à la fine moustache noire. La manche de sa chemise était déchirée, tachée de sang, et un bandage sommaire s'enroulait autour de son bras.
Isaac ouvrit la bouche pour hurler, appeler à l'aide, mais l'inconnu anticipa sa réaction et, d'un geste souple, aussi vif qu'un serpent, le saisit à la gorge et serra.
– Criez, hurlez si vous le voulez... siffla-t-il – et ses yeux brillaient d'un éclat froid, presque métallique. Et je vous jure que vous ne reverrez jamais Elie.
Isaac en eut le souffle coupé. Son cœur se mit à battre la chamade, sa bouche s'assécha, un frisson glacé parcourut son échine.
– Comment... ? articula-t-il.
Un sourire narquois se profila sur les lèvres de l'inconnu. Sans le lâcher, il se pencha en avant et, glissant sa main libre dans la poche du manteau élimé d'Isaac, il en sortit un petit objet carré.
– Personne ne se méfierait d'un vieillard quémandant une cigarette sur Westminster Bridge, n'est-ce pas ?
Son sourire s'élargit en voyant les yeux d'Isaac s'écarquiller.
– Vous savez ce qu'est un microphone espion, visiblement, même pour un homme venu du futur... Bien. Nous sommes d'accord : pas de cris, pas de coup fourré ?
Le jeune homme hocha la tête. L'autre desserra son étreinte autour de sa gorge, et Isaac toussa.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix rauque. Qu'est-ce que vous me voulez ?
– Colonel Olrik, pour vous servir, très cher. Quant à ce que je veux de vous, c'est très simple : vous allez me servir de monnaie d'échange. Je n'ai pu mettre la main sur la machine temporelle, Mortimer est perdu dans le temps – ne soyez pas surpris, voyons ; lorsque vous êtes en proie au doute, vous avez tendance à parler tout haut. Mais j'ai à ma disposition l'un des cerveaux à l'origine du nouveau Chronoscaphe, et ses documents de travail... et je connais quelqu'un qui sera ravi de me fournir les moyens d'en construire un autre. Il ne sera pas dit que Mortimer réussisse à m'échapper indéfiniment.
Olrik se redressa et fit un signe à Sharkey ; celui-ci défit les liens qui entravaient les poignets d'Isaac. Le jeune homme fit jouer ses articulations ankylosées.
– Oh, et n'espérez pas après votre ami Blake... fit le colonel, sarcastique. Je l'ai envoyé sur une fausse piste en la personne de Freddy, mon autre homme de main... Figurez-vous qu'il n'a jamais conduit de Peugeot 403 comme celle qu'il a trouvée à la Bove !
oooOooo
