Cette fois Aragiliath pouvait rire et sourire aux autres. Elrohir était vivant et la vie pouvait continuer.
Les jumeaux se reposaient sous les yeux attentifs et émus d'Elrond. Le Seigneur d'Imladris ne pouvait pas s'arracher du chevet de ses fils.
Legolas racontait à mi-voix à Gimli en quoi la lignée de Lúthien était sacrée et immortelle à sa manière. Gimli écoutait avec attention, sans pour autant arrêter de boire et de manger.
Il était tard et Estel discutait avec Halbarad quand une remarque de celui-ci lui fit l'effet d'une douche froide:
« Et bien, Dame du Gondor... C'est un signe que votre lignée sera immortelle! »
Machinalement, Estel sourit, mais elle s'excusa après quelques instants. Il lui semblait, soudainement, qu'elle ne pouvait plus respirer.
Aurait-elle des descendants? Elle ne pouvait pas se lier à un autre qu'Elladan. Pourtant, elle ne pouvait pas séparer les jumeaux. Elle avait vu l'effet que cela leur faisait, et pauvre Elrond... Perdre deux fils en un coup.
Devoir encore? Il n'y avait que le devoir. Et elle était fille de rois... Son devoir était d'assurer une descendance à son royaume tout en veillant sur son peuple. Même si le coeur n'y était pas. Il y a longtemps, devenir mère avait été un rêve chérimais pas sans Elladan.
Mélancoliquement, elle sortit rejoindre la cour intérieure. Perdue dans ses pensées, elle arpentait les lieux quand Gandalf la rejoignit:
« Bientôt vous serez sacrée reine à Minas Tirith. »
Elle s'arrêta, sans le regarder, et lui répondit d'une voix morne:
« Mais l'Arbre est mort et stérile. Je régnerai avec toute ma bonne volonté. Toutefois, Mithrandir, personne ne me succédera. »
Gandalf s'avança à la hauteur de la femme, posa ses mains sur ses épaules de sa manière paternelle et, plongeant son regard dans le sien, il demanda:
« Pourquoi une telle amertume mon enfant? Vous qui avez fait face au désespoir et à la mort avec fermeté et courage? »
Elle baissa les yeux et se dégagea de l'étreinte de l'Istar. Gandalf la suivit, car il avait un dernier devoir avant de quitter la Terre du Milieu. Avec tendresse, il contempla celle qui avait été comme une fille pour lui. Il se souvenait sans problème de cette malicieuse petite fille qui ne lâchait jamais ses frères. Même s'ils partaient pour de terribles missions, elle suppliait son père de la laisser les suivre. Ses yeux se remplissaient de peine quand on la reléguait à ses tuteurs et que ses aînés partaient affronter l'Ombre.
Elle était devenue, plus tard, une femme grave et courageuse, qui n'hésitait pas à passer des nuis sans dormir pour mieux traquer l'Ennemi.
Mais à présent il restait cette femme qui n'osait pas s'avancer vers la récompense de ses labeurs.
Ce n'était pas à lui de lui prendre la main ; elle seule devait ouvrir cette porte qui renfermait tous les trésors dont elle avait toujours rêvés.
Mais il pouvait, néanmoins, lui montrer la voie. Alors, avant de la laisser seule, il murmura:
« Portez votre regard là où tout semblait stérile et vous trouverez votre preuve. »
Et après un dernier sourire énigmatique, il disparut aussi rapidement qu'il était arrivé.
Aragiliath passa la nuit à veiller, malgré sa fatigue. Son coeur n'avait pas envie de se reposer.
Le lendemain ils allaient entamer leur retour vers Minas Tirith où elle serait sacrée reine. Elle eut une pensée émue pour sa mère et son père: ils devaient enfin être fiers d'elle.
Leur souffrance et leur déchirement avaient servi à quelque chose.
Toute seule, elle observait les étoiles dans le ciel à présent pur.
La mystérieuse phrase de Gandalf trottait dans sa tête. Devait-elle aller dans les décombres de Mordor? Que voulait-il dire?
Machinalement, elle sortit sa pipe et, pendant quelques heures, les gens qui passèrent par la cour purent revoir Estel la Rôdeuse.
Quand enfin elle se décida, elle arriva à une conclusion: tout arriverait en temps voulu. A présent, elle devait rentrer à Minas Tirith en tant que reine. Elle aurait encore quelques jours pour méditer devant l'Arbre flétri. Qui sait, peut-être qu'il détenait la réponse... C'était de lui que Gandalf parlait.
Le lendemain, peu avant l'aube on commença les préparatifs du départ, car ils seraient guettés de Minas Tirith et ils se devaient d'être parés de leurs armures, leurs bannières et leurs armes... Pour que tout le peuple puisse les admirer. Estel était en train de mettre son armure, aidée d'un jeune cousin, quand Elladan vint la rejoindre. Il fit signe au jeune dúnadan de lui laisser cet honneur et celui-ci, s'inclinant devant ce valeureux seigneur elfique, sortit.
Silencieusement, il l'aida à enfiler sa côte de maille, puis les diverses pièces de l'armure. Il accrocha sa lourde cape blanche avec l'Elessar. Finalement, les yeux dans les yeux, il plaça l'étoile d'Elendil sur son front.
Elle scintillait légèrement dans les premières lueurs de l'aube, sa lumière contrastait avec la peau bronzée et usée d'Aragiliath. Mais elle faisait ressortir sa beauté et la douce lumière qui émanait de ses yeux.
Elladan resta sans bouger, ses yeux plongés dans ceux d'Estel. Sans dire un mot, ils continuèrent à se fixer. Elladan leva sa main droite et la posa délicatement sur la joue de son aimée.
On pouvait entendre dehors les gens qui se pressaient, les chevaux qui hennissaient et les rires.
Mais l'elfe et la dúnadan ne disaient pas un mot.
Une petite larme glissa sur la main d'Elladan. Elle trahissait l'humanité de la redoutable et glorieuse guerrière qui se trouvait devant lui. Et, à haute voix, Estel déclara:
« Merci d'avoir toujours été là Elladan. Mais maintenant... J'ai compris. J'ai compris que je ne devais pas venir entre vous deux. Et je ne peux pas briser encore plus le coeur d'Ada. Lui qui a été plus qu'un père pour moi, je ne peux pas lui faire du mal. Ni à Elrohir ni à Arwen... Ni à toi. »
Le visage d'Elladan trahissait sa surprise et son incrédulité, mais Estel ne lui laissa pas le temps de parler:
« Meleth nîn, anírion periatham. » (Mon amour, j'aimerais que nous nous séparions)
Les yeux aussi transperçant qu'une dague, Elladan murmura:
« Man le trasta? » (Qu'est ce qui te trouble?)
« Awarthach nîn, an uir. U Boe cenin Elrohir a le firiath. » (Oublie moi pour toujours. Je ne veux pas voir Elrohir et toi comme des mortels)
« Nous avons fait un choix Estel: toi et moi, Elrohir et moi. »
Mais elle continua à parler comme s'il n'avait pas pris la parole:
« Le Melethin, edaved nîn ind ú boe le hebin... » (Je t'aime, pardonnes moi et je ne veux pas te retenir)
« Daro! »
Il tourna son visage vers lui et le tint entre ses mains tandis qu'il murmurait:
« Atrabathem sen lond , Elrohir a nîn. ammen avorn tharn le. Estel! »Nous avons déjà décidé de (prendre) ce chemin, Elrohir et moi, nous restons avec toi)
Cette fois elle ne pouvait plus retenir ses larmes. Elle secoua la tête.
« Non, Elladan je ne peux pas vous faire cela. Même si je t'aimerai toujours... Ce n'est pas possible. »
Elle s'essuya les yeux et lui tourna le dos pour qu'il ne puisse pas voir la terrible douleur qui la torturait. Mais il ne sortit pas de la pièce, il resta.
C'était une vision bien étrange: une femme à la stature courageuse et puissante, mais au regard fragile et larmoyant. Ce n'était pas la même guerrière qui avait défié les forces de l'Ombre.
Lui qui l'avait vu dans tout état, lui qui avait vu la petite fille devenir une femme d'âge mûr: il ne pouvait pas la laisser.
Il n'était plus un elfe.
A côté de chaque dúnedain qu'il avait vu tomber, il était devenu comme eux.
Tout deux tournèrent la tête quand la porte s'ouvrit: tel un grand guerrier elfique, Elrohir entra vivement dans la pièce.
Jetant un regard sur son frère et sa soeur adoptive: il comprit. Un sourire ironique tordit son visage parfait:
« Estel, tu as beau te faire appeler reine, mais tu n'as pas changée. La même gamine gâtée qui nous suivait pour aller chasser avec nous. Pourquoi ne nous fais-tu jamais confiance? Ni à moi ni, surtout, à Elladan? »
Aragiliath se retourna vivement:
« Donc, grand frère, tu veux mourir? Je ne veux pas, qu'à cause de moi... »
« Ce n'est pas à cause de toi. Tu crois qu'après toutes ces années avec toi, nous aurions une raison de continuer? »
« Mais Arwen, Ada et... »
Elle n'osa pas mentionner Celebrían:
« Estel. Pourquoi tu te fais autant de mal? Nous avons tous deux fait un choix: il n'y a pas que la mort... mais il y a la vie. Trop longtemps nous avons seulement survécu. Et puis dans un certain sens, cette décision se fait indépendamment de toi. Et puis... C'est notre affaire! Arrête de pleurer comme ça, on vous attend. Et on attend d'une reine victorieuse un grand sourire et pas des yeux rouges! »
Aragiliath ne put qu'incliner la tête et reprendre contrôle d'elle même.
