Chapitre VI
La journée, qui a décidément mal commencé pour Gilbert, semble pourtant se transformer miraculeusement en cours de route. Il n'a plus eu de sérieuse envie de claquer la tête de Roderich dans un mur depuis le matin et, plus inattendu encore, il a trouvé une place de parking le long de Kurfürstendamm, non loin de chez Roderich, d'après celui-ci. Ils ne sont pas encore assez cordiaux l'un envers l'autre pour visiter son logement, cependant.
Ils déambulent quelques cent mètres le long de la large avenue, dans un silence relatif et un peu gênant. C'est une belle matinée de fin d'été, quand la saison ne sait pas encore qu'elle s'est changée en automne. Des rayons de soleil dorent les pavés, se réfléchissent sur les vitrines, se réverbèrent sur les grandes enseignes. Roderich marche mains dans les poches de son élégant impair beige, et sa silhouette aristocratique colle étrangement bien au décor berlinois à cet instant précis.
« Qu'est-ce qu'on mange ? » demande-t-il finalement, avec une attitude enfantine qui tranche étrangement.
« Vous invitez, vous choisissez. » se dédouane Gilbert.
Roderich roule des yeux.
« Ce sera la première gargote venue, dans ce cas. »
Malheureusement pour le palais de l'Autrichien habitué à des mets si délicats, la première gargote venue se présente sous la forme d'un food truck spécialisé dans les Currywürste. Il est évident que l'aristo bigleux ne l'a même pas remarqué, mais Gilbert s'arrête à sa hauteur, laissant Roderich avancer encore de quelques pas avant de se racler la gorge pour faire sortir le criminologue de ses pensées et s'apercevoir qu'il marche désormais tout seul. Derrière les lunettes rondes, les yeux améthyste toisent le food truck.
« Non. » fait l'Autrichien.
« Oh, si. » réplique Gilbert, son sourire en coin refaisant surface.
« Jamais de la vie. »
« Vous avez dit la première gargote. On ne fait guère plus gargote que ça de nos jours. »
« Vous voulez vraiment manger… ça ? En bord de rue, ici ? »
Gilbert hausse les épaules.
« La street food berlinoise à l'état pur. Vous ne trouverez pas plus typique. Allons. »
Roderich cède à contrecœur et s'approche du food truck, les yeux plissés, pour commander deux Currywürste avec frites. Gilbert hume la bonne odeur de graisse qui le ramène, telle une madeleine de Proust prolétaire, loin dans ses souvenirs d'enfance. Il était trop jeune à la chute du Mur pour prétendre se rappeler la RDA, mais il est natif de Berlin-Est. Et parfois, l'Ostalgie lui parait imprégner toute la ville, dans le sillage d'Ampelmann.
Le criminologue paye, on lui tend deux barquettes de carton avec une tranche de pain grillé, des frites, une grosse saucisse saupoudrée de ketchup au curry. Gilbert salive en recevant la sienne. Ils n'ont pas l'air d'être tombés sur le pire marchand ambulant de Berlin, Roderich reconnait que c'est presque appétissant.
« Bon appétit, Roddy. Sie sind ein Berliner, félicitations. »
Roderich évite de répliquer au surnom – il a la bouche pleine et ça ne serait pas poli. C'est… étrange. Pas mauvais, mais ça n'a rien d'une révolution gastronomique, au final. Il avale et rend sa sentence.
« C'est surcoté. »
Gilbert porte une main outrée à son cœur, comme si les mots de Roderich le transperçaient, entre deux bouchées proustiennes.
« Bon, alors, déjà : vous n'avez pas le droit de dire ça. »
« Ah non ? »
« C'est plus qu'une saucisse, d'accord ? C'est un emblème. Une appartenance. Une identité. » explique Gilbert avec emphase, se retenant de rire.
« Oh, finalement vous n'êtes qu'un homme quelconque qui projette la totalité de sa personnalité dans une saucisse ? Vous êtes décevant. » assène Roderich, amusé.
Gilbert rit de bon cœur et cesse de jouer l'outragé. Il lâche l'affaire – il n'imagine pas réussir à convaincre un Autrichien du bienfondé de la Currywurst. Ils se remettent à marcher sur Kurfürstendamm, en faisant le point sur leur enquête. Et il n'y a pas à dire, la nourriture allège l'ambiance.
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Quand Gilbert est enfin de retour à Tempelhofer Damm, l'après-midi est déjà bien avancé. Il résiste au traquenard que lui tendent Francis et Antonio sous forme d'une invitation caféinée, et se retrouve pour la première fois depuis ce qui semble être une éternité derrière son bureau. Son bureau calme et ordonné où il parvient enfin à s'entendre penser. Il s'est laissé emporter par cette histoire de nouvelle enquête, et ça ne lui ressemble pas. Gilbert est un bon inspecteur, parce qu'il est loin d'être bête et il aime le travail rondement mené. Mais Gilbert est un excellent inspecteur, grâce à sa capacité à garder la tête froide – en toute circonstance, normalement.
Il a été chamboulé par l'arrivée d'un criminologue dans ses enquêtes et dans sa vie, qu'il l'admette ou non. Ébranlé dans ses habitudes et sa confiance en lui – pire, dans sa confiance en ceux qui sont censés lui faire confiance : ses boss. Il est grand temps qu'il se ressaisisse. Un dangereux psychopathe ou deux courent toujours dans la ville et il y a affaire plus urgente que son pauvre ego blessé.
Il ouvre ses dossiers et les relit consciencieusement, à l'affût du moindre détail qui aurait pu lui échapper. Il se remet également à scruter les photographies du corps et de la scène de crime, quand bien même la Currywurst du midi en semble perturbée dans son estomac. Il est tiré de sa minutie par quelques coups frappés à la porte de son bureau. Machinal, il invite :
« Entrez. »
Lorsqu'il lève les yeux de ses dossiers, il décide aussitôt de les refermer au plus vite.
« Waw, c'est beau ici ! » s'exclame le nouveau venu. « Salut, Gil ! »
L'individu qui lui adresse un signe de la main accompagné d'un grand sourire candide est une petite personne menue, les cheveux auburn, agitée comme une puce mais vêtue avec élégance : un pantalon beige, une chemise blanche bouffante, son blazer aux motifs fantaisistes sur l'épaule, Feliciano Vargas le dévisage de ses grands yeux ambrés.
« Feli ! Quelle surprise… » lance Gilbert, hésitant à la qualifier de « bonne » surprise. « Qu'est-ce qui t'amène ? »
« Oh, je venais simplement voir mon flic préféré. Et je me suis dit que j'allais passer te dire bonjour en chemin. » sourit-il, content de lui.
« Et qui est ton flic préféré, au juste ? Papy Romeo ou mon frère ? »
Feliciano s'installe, sans y être invité, sur une chaise, face à Gilbert, avec un soupir à fendre les marbres michelangelesques qui ont traversé les siècles sans prendre une ride.
« Nonno, bien sûr. Ludwig m'évite presque comme la peste. »
« Il a trop lu le Décaméron. »
Feliciano roule des yeux.
« Je ne savais pas que tu avais tant de culture. »
« C'est comme la confiture, j'en ai pas beaucoup, alors je l'étale. »
L'Italien ricane doucement.
« Ludwig » reprend-il, « est toujours convaincu d'être hétéro. Il est persuadé qu'il me rend service en gardant ses distances, pour éviter que je souffre et bla, bla, bla. »
« Ah ! Il est d'une logique imparable, Lud', à sa façon. Mais ne t'inquiète pas, ce n'est qu'une question de temps. Il est dingue de toi, il finira bien par se l'avouer. Il a toujours tout fait comme moi. Il est dans la police, non ? »
« Oui, comme quoi, ça lui arrive de faire des conneries. » Il marque une pause. « Je voulais voir si Romeo n'avait pas une affaire pour moi. »
Gilbert hausse un sourcil, instantanément sur ses gardes.
« Tu en as marre de la rubrique des scandales politiques ? »
« Tu n'as pas idée. Ce sont tous des enfoirés insipides qui détournent des fonds, tu parles d'originalité… Nonno m'a dit que tu étais sur une enquête intéressante… ? »
« Ah, et comme par hasard mon bureau était sur ton chemin ? Désolé, Feli. Je ne fais pas confiance aux journalistes, depuis… Enfin, tu sais. »
« Je sais. » soupire Feliciano. « Mais si tu as une soudaine envie de te confesser à la presse, pense à moi, s'il te plaît. »
« Bien sûr. Mais d'ici là, Ludwig aura sans doute fait son coming out et vous serez maqués, mariés, avec quatre gosses et autant de chiens. Je préfère te prévenir. »
Feliciano lève les yeux au ciel avec une moue dubitative, comme s'il méditait le nombre de chiens annoncé. Il s'apprête à répliquer, mais est coupé dans son élan par le téléphone de Gilbert, qui se met à sonner. L'Inspecteur décroche instantanément.
« Beilschmidt. »
« Salut Gil, c'est Antonio. Écoute, mon équipe a été appelée sur un chantier du côté de Elsenbrücke. Je crois que tu devrais venir voir. »
« Tonio, je peux pas, j'ai une affaire sur les bras pour le moment, je – »
« Je crois que c'est lié. Ou alors Berlin est vraiment devenu un repère de psychopathes. Je t'envoie l'adresse, ok ? Gupta et son équipe sont déjà sur les lieux. »
« D'accord. » répond simplement Gilbert, avant de raccrocher.
Il est complètement perplexe. Et fatigué. Pourvu que ce ne soit pas un corps. Deux corps en une semaine, ça ferait vraiment beaucoup, non ? On aurait donc affaire à un tueur en série, à supposer qu'il soit seul, très prolifique. Gilbert entrevoit les nuits d'insomnie qui s'annoncent d'un mauvais œil, et émet un grognement. Feliciano Vargas comprend assez rapidement qu'il vaut mieux s'éclipser, et il prend le premier prétexte venu pour échapper au regard anxieux et intrigué de Gilbert, qui ne le voit pour ainsi dire déjà plus. Pourvu que ce ne soit pas un corps.
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C'est évidemment un corps qui attend Gilbert à son arrivée sur la scène, à quelques encâblures d'Elsenbrücke, en bord de Spree. Antonio l'attend en bas de l'immeuble en construction, un casque sur la tête, et il lui en tend un, par précaution. Il lui désigne les échafaudages, seule voie d'accès au troisième étage où le corps a été découvert. Le flic espagnol est presque verdâtre à l'idée de les emprunter à nouveau, aussi Gilbert le rassure-t-il : il trouvera son chemin, et il pourrait bien même s'amuser en cours de route. Il a désespérément besoin de prendre de la hauteur et de sentir que peu de choses le séparent du vide – il faut vraiment qu'il retourne dans une salle d'escalade au plus vite.
Il parvient sans peine à l'étage concerné, et comprend assez rapidement la situation. Alfred Jones et Kiku Honda sécurisent les lieux, tandis que Gupta Assan est accroupi à côté d'un sac poubelle noir déchiré qui contient le corps d'une femme, nue, au corps presque juvénile. Son buste est lacéré comme les précédents corps, mais son visage est atrocement défiguré. Alfred repère le nouveau venu, qui montre son badge aux deux jeunes policiers qui montent la garde.
« Salut, Beilschmidt. » le salue Alfred. « On pensait pas te revoir de sitôt. »
« J'aurais aussi préféré qu'il en aille autrement. » réplique Gilbert, d'humeur maussade.
Il rejoint Gupta, qui le briefe instantanément.
« On l'a coulée dans le béton. C'est pour ça qu'on ne l'a pas trouvée plus tôt. »
« Antonio m'a prévenu, oui. S'il n'y avait pas eu un défaut de construction, on ne l'aurait sans doute jamais trouvée. »
« Tu sais quand ils ont coulé cette chape ? »
« Non, je vais interroger le contre-maître juste après. Je voulais voir si ça concernait bel et bien mon enquête au préalable. »
« Je crois bien, malheureusement. » répond Gupta. « Les symboles m'ont l'air du même acabit. Mais je suis profane en la matière. Je peux en revanche t'affirmer que l'objet contondant utilisé pour ces dessins s'apparente à celui des deux autres, si ce n'est le même. »
« Qu'est-ce qu'on lui a fait au visage ? » demande Gilbert, essayant d'ignorer le goût de bile qui lui monte à la bouche.
« Je dois mener les tests ad hoc au labo, évidemment. Mais il me semble que c'est du vitriol. Il est possible qu'on ne parvienne jamais à l'identifier. »
« Je vois… Merci Gupta. Il semble que c'est effectivement un corps pour moi. » soupire l'Inspecteur.
« D'ailleurs, à ce sujet… Où est ton criminologue ? »
Gilbert porte une main à ses yeux et se les masse, pensivement, en prenant une grande inspiration.
« Gottverdammt. » lâche-t-il en un souffle.
Il a complètement oublié Roderich. Et il ne pense même pas à réprimander Gupta pour l'usage superflu du possessif – ce n'est pas son criminologue, merci bien, il sera très heureux de s'en débarrasser quand il n'en aura plus besoin, et d'ailleurs, il n'en a pas encore vraiment éprouvé l'utilité – il est absorbé par le savon qu'il va se prendre de la part du Docteur quand il va débarquer. D'abord, il va répondre à son appel avec une voix glaciale, puis se ramener comme une fleur sur la scène de crime, presque s'évanouir quand il faudra grimper aux échafaudages, presque vomir quand il faudra voir le corps, et tout cela en essayant de maintenir une façade de marbre drapée de dignité pour pouvoir traiter Gilbert avec le mépris qu'il croit lui devoir. Tout cela va être drôle, vraiment.
Gilbert dégaine son téléphone avec un énorme soupir, compose le numéro de Roderich et lui résume la situation. Il n'a qu'un mot : « J'arrive ». Dieu sait combien de temps ça peut lui prendre, en transports. Il lui envoie un message. « Prenez le S-Bahn. » Puis il attend, tenté de balayer le sol où s'effritent en poussière les fragments de leurs progrès de la matinée.
Traductions
Sie sind ein Berliner : vous êtes un Berlinois, allusion à la célèbre phrase de Kennedy Ich bin ein Berliner (la légende raconte que ça ne veut pas dire exactement qu'il est un Berlinois, mais une boule de Berlin, mais soit)
Nonno: papy (italien)
Gottverdammt: juron allemand
Notes
Currywurst (pl. Currywürste) : littéralement saucisse au curry, c'est un plat typiquement berlinois datant de l'Après-guerre. En gros, c'est une saucisse avec du ketchup et du curry (mais c'est sympa). Pour l'anecdote, j'ai l'idée de la scène où ils mangent et où Roderich trouve ça surcoté depuis mon séjour à Berlin en 2016 :')
Ostalgie : mot valise pour désigner la nostalgie de l'Allemagne de l'Est (DDR/RDA), c'est un phénomène qui existe depuis la chute du Mur de Berlin. Elle entraîne l'idéalisation de certains aspects de la vie sous le régime communiste de la RDA et se manifeste par la conservation de certains traits identitaires et/ou emblèmes issus de cette époque.
Ampelmann: littéralement bonhomme ampoule, c'est le personnage qui était présent sur les feux de signalisation de la RDA et encore aujourd'hui à Berlin, comme une mascotte remotivée.
Tempelhofer Damm : c'est là que se trouvent les bureaux de la Kripo à l'heure actuelle.
Le Décameron, œuvre de Giovanni Boccaccio, se déroule pendant l'épidémie de peste qui a sévi à Florence en 1348.
La Spree est le cours d'eau qui traverse Berlin.
