Winner is coming
Chapitre 10
Le loup solitaire
« Hue ! Hue ! »
En selle sur Bucéphale, Rickon profitait pleinement de sa liberté retrouvée. Certes, en fait de liberté, il restait otage de Stannis Baratheon, habitant sur une île, mais au moins pouvait-il prendre l'air et galoper.
Assis aux côtés du roi, que Davos Mervault tentait de distraire en le faisant jouer à la bataille navale, Bran observait son frère. Cela avait été un peu compliqué d'expliquer à Rickon qu'il était en fait Brandon dans le corps d'Hodor, d'autant que, comme tous les Stark, Rickon était un peu benêt sur les bords, donc il avait conclu par un « MDR g rien kompri ! », ce qui lui avait valu une rouste de la part de son aîné.
Brandor était songeur. Robb mort, c'était lui qui devenait le chef de la famille Stark. Il s'interrogeait : devait-il révéler au roi Stannis, puisqu'il l'avait reconnu, qu'il était en fait l'aîné des Stark et que, comme son père, il s'engagerait à le servir ? Ou devait-il au contraire dissimuler son identité, s'évader comme prévu avec Rickon et, le moment venu, reprendre les rênes de la lutte armée ? S'il faisait ce choix, n'exposerait-il pas ses sœurs, retenues à Port-Réal, à de plus grands dangers ? En tant qu'aîné des Stark, c'était à lui, désormais, qu'il incombait de sauver Sansa et Arya des griffes des Lannister. Et pour cela, Stannis restait son meilleur allié. D'un autre côté, qui disait Stannis pensait la sorcière rouge : Melissandre d'Ashaii nourrissait un fétichisme étrange pour le sang royal, et elle ne renonçait pas à l'idée de faire bouillir Rickon dans sa marmite. Bran avait remarqué les regards qu'elle leur jetait, à son frère et lui, et il savait qu'il devait se méfier de cette femme.
Bran se leva discrètement et rentra dans le donjon. Il passa sans faire de bruit devant la chambre de la reine, la voyant en train de prier devant des bocaux où elle conservait les cadavres de ses fils morts au berceau (l'angoisse ! Bran comprenait que son mari ne l'approchât plus), et monta jusqu'à celle de la princesse. Il frappa à la porte. « Entrez ! », fit une voix alanguie. Il poussa le battant et entra.
La princesse Shireen était étendue sur un divan, les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre, le menton sur les avant-bras. Elle lui jeta un regard distrait, puis s'abandonna de nouveau à ses rêveries. Brandor la regarda. Il cherchait ses mots, mais devant elle, il avait la bouche sèche. Cela faisait plusieurs semaines maintenant qu'il s'était mis au service des Baratheon sous sa fausse identité. Stannis, bon prince, lui avait fait tailler sur mesure une cote de velours chatoyante, ainsi que des bottes en cuir, et même une cote de maille, afin qu'il cessât de ressembler à un pouilleux, et Brandor portait à la ceinture l'épée de Jon Umble, qu'il avait rebaptisée Catelyn. Comme ça, s'était-il dit, elle me protègera comme une mère. Restait juste à savoir comment s'en servir. Ainsi paré, Brandor avait de l'allure, mais cela ne semblait faire aucun effet à Shireen. Les jours passaient ainsi, et des habitudes se prirent : Bran montait rendre visite à la princesse, elle le regardait à peine, et il tentait comme le pouvait d'attirer son attention.
« Que faites-vous à rester à l'intérieur, par une si radieuse journée ? », demanda-t-il d'un ton galant.
« Ma peau ne supporte pas le soleil… », murmura-t-elle.
Bran ne savait que répondre. Il ne pouvait complimenter la pauvre Shireen sur sa peau, car elle avait été défigurée au berceau par la grisécaille. Pourtant, ce défaut-même le touchait, sans qu'il se l'expliquât. Était-ce parce qu'au fond, en réalité, il n'était rien d'autre qu'un petit infirme, lui aussi ? Ne comprenait-il pas mieux que quiconque cette sensation d'être prisonnier de son propre corps, ce désespoir de ne pouvoir échapper à son sort ? Mais comment le lui dire ? Comment lui avouer qu'en vérité, il n'était qu'un gamin de douze ans, et qu'il la comprenait ? Shireen ne se confiait qu'à Ser Davos, et Bran n'avait personne avec qui parler de ses sentiments. Eté, l'animal futé, s'était caché sur l'île, il ne reparaissait furtivement que la nuit. Rickon, comme on l'a dit, n'était qu'un gamin stupide, quant à Bucéphale… Bran ne se sentait pas intime avec son cheval à ce point-là. Il bouillonnait secrètement d'être à nouveau prisonnier d'un corps, fort et vigoureux cette fois, mais beaucoup trop âgé pour intéresser une adolescente comme Shireen Baratheon. Et quand bien même elle daignerait regarder un chevalier, un vassal de son père, quand même elle pourrait se laisser attendrir par des cheveux gris, ce ne serait pas Brandor qu'elle regarderait en premier : la place de favori était déjà occupée par Ser Davos. Bran enrageait.
Il cherchait quelque chose à dire. La chambre de la princesse était plongée dans une pénombre permanente. Le divan avait été poussé près de la fenêtre, pour lui permettre de lire pendant la journée. Mais Shireen ne lisait pas.
« Avant vous lisiez… », dit Brandor.
Elle tourna son visage vers lui, intriguée.
« D'habitude vous lisez beaucoup, poursuivit-il. Mais depuis quelques temps, quand je viens vous voir, vous ne lisez plus. Vous êtes occupée à regarder la mer, étendue à votre fenêtre. »
« Et alors ? »
Son ton était sec. Il se sentit mal à l'aise.
« Ben… C'est juste que… C'est dommage. »
« Pourquoi c'est dommage ? Mes livres, je les ai déjà tous lu cent fois ! »
Elle parlait sur un ton ouvertement agressif.
« Je… je ne voulais pas vous offenser… », dit-il en rougissant.
« Dans ce cas, arrêtez de m'espionner ! », maugréa-t-elle.
« Hein ? Mais… Je ne vous espionne pas ! », protesta-t-il.
Bon, d'accord, je vous mate dès que je le peux, mais c'est de mon âge !
« Bien sûr ! Vous me prenez vraiment pour une idiote ! Vous êtes au service des Stark, et vous venez, comme ça, jurer loyauté à mon père qui a fait des incantations pour la mort de votre maître ? Ah la belle loyauté que voilà ! Vous nous prenez vraiment pour des imbéciles, chevalier pouilleux ! »
Bran eut l'impression que le sol se dérobait sous ses pas. La princesse le détestait et le méprisait. Il entendait à peine les horreurs qu'elle lui disait, tant la violence de son ton le blessait. La douleur qu'il en ressentit fut si vive qu'il sentit les larmes lui monter aux yeux. Il tourna aussitôt les talons et s'en fut en courant.
Dans sa précipitation, il heurta quelqu'un dans les escaliers.
« Oh ! », bredouilla-t-il.
Devant lui se tenait Melissandre d'Ashaii, qui le dévisageait avec surprise.
« Eh bien, chevalier du Nord, lui dit-elle de sa voix suave, quelle précipitation vous agite, pour que vous bousculiez une dame sans vous excuser ! »
« Euh… Pardon ! », fit Bran en rougissant.
Ils se tenaient l'un en face de l'autre, dans l'étroitesse de l'escalier en colimaçon. Dans le corps d'Hodor, Bran dépassait la prêtresse de plus de deux têtes. Qu'il baissât instinctivement les yeux pour éviter son regard ou tâchât au contraire de le soutenir, il se retrouvait inévitablement avec son décolleté dans son champ de vision. Et un entêtant parfum s'en dégageait, qui montait jusqu'à ses narines.
Melissandre savait l'effet qu'elle faisait sur les hommes. Elle avait été formée pour le cultiver. Observant Brandor, elle restait pourtant perplexe : ce géant avait la timidité d'un adolescent. Elle se demanda s'il avait l'habitude des femmes : avec sa taille, il avait dû en effrayer plus d'une ! Pourtant, il émanait de lui une certaine douceur. Il lui faisait un peu penser à un éléphant, et cela réveillait ses instincts de cornac.
« Je vous pardonnerais volontiers, lui dit-elle en souriant, si vous m'accordiez une faveur… »
« Laquelle ? »
« Ce soir, au crépuscule, j'aurais besoin de bras forts pour m'aider à soulever une lourde charge. Voudriez-vous bien m'aidez ? »
Une lourde charge ? C'était quoi, ce plan ? Elle avait saigné un type à mort, ou quoi ?
« Euh… »
« Je vous en remercierais comme il se doit. », susurra-t-elle en s'approchant de lui.
A travers sa robe, il sentit la mollesse de ses seins se presser contre son corps. Il eut la sensation que la situation lui échappait.
« Entendu ! », s'écria-t-il en s'éloignant promptement. « Je… »
« Je vous attendrai dans ma chambre. J'ai votre parole, n'est-ce pas ? »
Bran ne répondit rien et descendit les marches en courant.
