Mars
Ils avaient trop bu, c'était une certitude.
Il fallait dire que chaque occasion était bonne à fêter pour s'enivrer et un peu oublier.
Oublier les cours. Oublier les Carrow. Oublier leurs camarades qui souffraient. Oublier la vie. Oublier ses 17 ans.
Théodore n'avait pas l'habitude de boire. Blaise Zabini l'avait initié très récemment mais lorsque Greengrass était descendue du dortoir des filles avec une bouteille toute neuve de Bourbon-bougon, qui d'après elle et l'étiquette collée au verre promettait justement « un matin bougon ! », Théodore n'avait pas refusé.
Il était majeur désormais.
Il l'avait fêté avec la lave brûlante et ardente d'un verre de bourbon-bougon la veille.
Il le fêtait maintenant avec la lave refroidie et visqueuse de la peur que lui inspirait ses nouvelles responsabilités.
Sally-Anne avait bu plus qu'eux tous réunis. Elle s'était joint à eux, elle qui évitait les Serpentard, qui tenait Pansy éloignée d'elle comme d'un mauvais sort, snobait royalement Daphné et accordait tout aussi peu d'attention à Zabini ou Malefoy.
Théodore l'avait vue retenir un haut-le-cœur lorsqu'elle avait dû se faufiler entre Crabbe et Goyle pour s'asseoir sur son fauteuil préféré.
Elle avait semblé tolérer Milicent.
Elles avaient ri toutes les deux et personne n'en avait cru ses oreilles.
Théodore, lui, avait pensé qu'il n'aurait pu avoir de meilleur cadeau.
Il se réveilla un peu plus en gémissant. Il s'était endormi sur le canapé, que Zabini occupait également, sa cravate dénouée, sa chemise déboutonnée et sa bouche grande ouverte, laissant échapper un ronflement régulier et réconfortant. Malefoy n'était pas resté longtemps. Crabbe et Goyle désaoulaient plus loin. Daphné s'était blottie contre Pansy, leurs jambes entremêlées formant un nœud harmonieux et Théodore les trouva belles comme ça. Si sœurs, si elles, sans leurs masques de jolies petites poupées de porcelaines que l'on avait forcé à se pavaner tant de fois. Quand elles ne plantaient pas leurs crocs, quand elles n'étaient ni sur la défensive, ni sur le point d'attaquer, elles étaient elles-mêmes et il aurait souhaité les connaître. Les connaître vraiment, avant qu'ils ne grandissent tous, se séparent et quittent Poudlard. Avant que leurs noms, leurs naissances, leurs parents ne décident de leurs destins à leur place.
Il s'arrêta un moment, sur cette pensée.
Lui.
Théodore Nott.
Pour la première fois de sa vie, il s'intéressait à une autre personne qu'à lui-même.
Pour lui, seules ses interrogations, ses grands mystères de la vie, le maintenaient assez intéressé pour qu'il trouve un sens à tout ça.
Sally-Anne avait été la première à s'insérer dans un interstice qu'elle avait elle-même creusé jusqu'à lui.
– Comment tu te sens ? fit une petite voix derrière lui.
Il se retourna tout doucement.
Théodore allait porter la marque.
Cette idée l'avait empêché de dormir et de trouver un semblant de repos depuis des semaines. C'était pour cette raison, qu'il n'avait pas décliné l'invitation à sa propre fête improvisée d'anniversaire que les Serpentard de son année avaient organisé.
– Mal à la tête ? souffla Sally-Anne.
Il soupira.
Elle avait prit le temps de se doucher, de s'habiller et de se maquiller. Ses cheveux étaient encore humides. Elle avait dû se précipiter en appliquant son rouge-à-lèvres, parce que le bordeaux sombre s'étalait un peu trop à gauche, lui donnant un sourire en coin qu'elle avait de toute façon, très naturellement.
Théodore se leva et passa une main dans ses cheveux bruns, tentant d'y mettre un peu d'ordre. Il se sentait honteux, de se présenter ainsi devant elle.
– Première gueule de bois…, sourit-elle. C'est mignon.
Elle tapota sa joue avec tendresse et il captura sa main dans la sienne, avant qu'elle ne s'en aille avec sa chaleur. Sally-Anne resta silencieuse, et ne bougea pas.
– Je me souviens de ce que je t'ai demandé avant de sombrer, marmonna-t-il.
– Tu sais ce qu'on dit Nott… Il n'y a pas de paroles plus stupides que celles d'un ivrogne.
– Je t'ai redemandé en mariage.
Et elle n'avait pas répondu.
Elle n'avait pas dit non.
Parce que l'espace d'un instant, elle s'était sentie à sa place parmi eux.
Oh bien sûr, Pansy et ses manières pincées l'avaient agacées, Daphné et ses faux airs l'avait plus saoulée que bourbon-bougon, elle avait eu envie de baffer Zabini deux ou trois fois, de secouer Milicent pour lui demander de se décoincer un peu mais… Elle s'était amusée.
Pour la première fois, elle avait vu en eux ce qu'elle se sentait être un peu.
Des gens perdus.
Des gamins dépassés.
Des enfants toujours axés, bien sûr, qui suivaient les préceptes de leurs parents, mais qui voyaient leurs camarades depuis plus de six ans, subir les conséquences de tout ce qu'on leur avait toujours appris.
Ils ne faisaient pas tous semblant. Pas tous de la même manière. Sally-Anne le savait bien.
Elle s'était dit que finalement, fuir serait dommage. Elle avait pensé que quitter Théodore serait douloureux, qu'il était son seul ami depuis toujours, son seul ami imparfait mais son seul ami tout de même. Elle avait pensé qu'elle n'aurait aucun mal à l'embrasser, à le serrer dans ses bras, à dormir entre les siens et à l'aimer.
Elle l'aimait déjà de toute façon.
Sans le déterminer, sans mettre de mots sur ce sentiment.
Elle n'en ressentait pas le besoin.
Les choses étaient bien ainsi.
Alors oui, il lui avait été facile d'imaginer une belle robe blanche, un mari et un grand manoir, Parkinson, Greengrass et Milicent dans son salon privé pour boire une tasse de thé… Ses parents auraient été fiers d'elle. Pour une fois.
Bien entendu, elle était vite revenue à la raison.
Sally-Anne ne choisissait jamais ce qui était facile.
Elle choisissait le désir, l'envie brute, elle choisissait ce qui lui faisait peur, le frisson et milles ardeurs. Qu'elles soient avec Théodore ou bien ailleurs, qu'elles soient dans quelques liqueurs, ou dans d'autres cœurs.
Sally-Anne avait pris sa décision. Elle fuirait le pays en mai, et rien n'y changerait.
Elle fuirait Voldemort. Elle fuirait la folie. Elle fuirait la résistance. Elle fuirait les souffrances.
Elle ne pouvait pas sauver les gens. Elle pouvait seulement se sauver elle-même.
– Embrasse-moi Théodore Nott.
Sa demande leur coupa le souffle à tous les deux.
Elle, elle voulait savoir si cela la retiendrait.
Lui, il voulait savoir si cela le noierait.
Pour l'expérience, parce qu'ils étaient tous deux de grands curieux, pour le frisson, parce qu'ils n'avaient que dix-sept ans, pour leurs cœurs, qui battaient bien trop fort, pour leurs têtes, qui tournaient en rond de façon si singulières et pourtant bien synchronisées…
Pour savoir.
Juste pour savoir ce que cela ferait, d'embrasser quelqu'un que l'on aime.
Ils s'exécutèrent.
Et la réponse à cette question en souleva une infinité d'autres.
