== Chapitre 4 – La Disparition ==

Quand Elias aperçut enfin la porte de la salle de jeu, il eut le violent déplaisir de constater qu'elle était entrouverte. Il accéléra sa course sur la dernière ligne droite, talonné de près par Arthur et Léodagan, et poussa le lourd battant si fort qu'il alla heurter le mur dans un fracas assourdissant.

La pièce était vide. Que l'issue soit prévisible ne la rendait pas moins amère.

« Il... il était là ! s'exclama Elias, paniqué.

- Eh ben maintenant il y est plus ! rugit Arthur. Bon Dieu de bon Dieu de merde ! Comment vous avez fait pour être aussi con ! »

Voilà précisément ce que l'enchanteur se demandait, lui aussi, même s'il avait de solides arguments pour sa défense.

« Comment j'aurais pu savoir, moi ? Il était au courant pour le rempart, il avait une armure avec les armoiries d'ici, il savait où me trouver parce que sensément c'est vous qui lui aviez dit où j'étais !

- Mais c'était du bobard, gros débile ! éclata le roi. Il s'attendait sûrement à trouver Yoan seul, sauf que comme il est tombé sur vous, il a dit le premier truc qui lui venait à l'esprit pour vous faire débarrasser le plancher, voilà !

- Et juste après il s'est déguisé en courant d'air, » grogna Léodagan.

Après avoir constaté de ses yeux que la pièce était tristement vide, le responsable de la sécurité se tourna vers le petit contingent de soldats en armure qui arrivait à grand-peine au bout du couloir, distancés depuis longtemps.

« Bouclez le périmètre ! beugla-t-il de sa voix la plus autoritaire. Chopez tous vos collègues en état et fermez toutes les portes et toutes les fenêtres ! J'veux un garde à chaque issue possible, qu'un insecte puisse pas passer l'enceinte du château dans un sens comme dans l'autre sans se faire bousiller, c'est compris ? On a un voleur de môme sur les endosses, les gars, et il sera au cachot avant ce soir, c'est moi qui vous le dis ! »

Alors que les soldats faisaient volte-face pour s'acquitter de leur tâche, Léodagan partit dans la direction opposée en marmonnant qu'il allait faire sonner l'alerte générale. Par réflexe plus qu'autre chose, Elias s'élança à sa suite, avant que la main d'Arthur ne le retienne par la manche.

Le roi de Bretagne était blême de colère, le bout de ses doigts crispés contrastant de façon saisissante avec le manteau noir de son enchanteur.

« Allez chercher tous ceux que vous pourrez et fouillez les étages inférieurs, ordonna-t-il, grinçant et dangereux. Là, on n'a pas le temps, mais croyez-moi sur parole qu'on va en reparler... Quand j'aurai retrouvé mon fils, faites-moi confiance que vous allez passer un sale quart d'heure. »

Sur cet avertissement sinistre, Arthur désengagea ses griffes et se précipita à la suite de son beau-père.

En un clin d'œil, le couloir se retrouva désert, laissant Elias accuser seul le contrecoup. Quel idiot, mais quel idiot il avait été ! Il aurait du flairer l'embrouille au moment où l'imposteur avait passé le seuil, lui qui affirmait être à la recherche de l'enchanteur mais qui pourtant avait eu l'air si surpris de le trouver là où il était censé être ! Même Yoan s'était rendu compte que quelque chose clochait chez le « soldat », et tout ce qu'Elias avait trouvé à faire, c'était le traiter de bébé...

Quel pébron, vraiment. Mais il aurait tout le loisir de se fustiger plus tard. Enfin, les miettes qu'Arthur voudrait bien lui laisser à fustiger, en tout cas.

Elias prit la direction de la cour Sud, au hasard, parce qu'il fallait bien commencer quelque part pour réparer sa connerie. Il croisa des sentinelles empressées et des gardes affolés par cagettes entières, dont l'anxiété ne fit que croître alors que le premier d'une longue série de coups de tocsin résonna dans la forteresse. Le mage se retrouva à se plaquer au mur pour ne pas être emporté sur leur passage, tant les escadrons se mouvaient avec la délicatesse d'un troupeau de bœufs.

En débouchant dans la cour, Elias aperçut Mehgan et Perceval en grande discussion. Auprès du chevalier gallois, les trois continentaux qu'il avait eu la « chance » de rencontrer le matin même au laboratoire se tenaient toujours, l'air un peu perdu.

Pas l'aide la plus efficace au monde, quand on faisait l'addition, mais c'était toujours mieux que rien.

« Hé vous tous ! héla sans préambule l'enchanteur en se rapprochant. M'faudrait un coup de main !

- Vous savez ce qui se passe ? demanda Mehgan avant de porter ses mains à ses oreilles lorsqu'un énième coup de tocsin fendit l'air. L'alarme c'est pour le rempart écroulé ?

- Si seulement, mais non ! Yoan a été enlevé, il y a une vingtaine de minutes maximum.

- Enlevé ? Mais c'est affreux ! Il faut faire quelque chose !

- Le périmètre est en train d'être bouclé, on a réagi vite alors il doit encore être à l'intérieur des murs. Vous m'aidez à fouiller les étages inférieurs ?

- Un peu, oui ! s'exclama Perceval, furibond. Il va voir, c't'espèce de charlot, ce que je fais aux types qui en ont après mon filleul ! Il va regretter de s'être frotté à la fausse patte du Pays de Galles ! »

Le chevalier dégaina inutilement la dague qui pendait à sa ceinture, de la main droite évidemment, et s'élança à toutes jambes en direction des cuisines.

« Bon, vous, soupira Elias en regardant Rostan, accompagnez-le. Fouillez les cuisines et la lingerie, tous les placards, tous les tiroirs, même. » Il se tourna ensuite vers Girflet et Lucan. « Vous deux, vous faites toutes les autres pièces du rez-de-chaussée.

- Mais comment on saura qu'on l'a trouvé ? s'inquiéta Lucan. On l'a jamais vu !

- Un grand type roux avec un gamin qui doit probablement être en train de gueuler, ou au moins de se débattre, vous pensez qu'y a vraiment matière à se gourer ?

- Ah ben... non, c'est vrai.

- Voilà. »

Mehgan regarda les deux anciens membres de la Résistance continentale détaler vers la plus proche entrée avant de se tourner vers Elias.

« Et moi ? Qu'est-ce que je fais ?

- Vous venez avec moi, on va éplucher le premier étage. Des fois que ce fumier ait dans l'idée de péter une fenêtre pour s'échapper sans sauter de trop haut. »

Le duo maître-apprentie se rua dans l'escalier le plus proche pour gagner le premier niveau et procéder à l'inspection méticuleuse de toutes les pièces qui s'y trouvaient. La salle d'entraînement, les salles d'armes, le stock de bois pour les cheminées des étages... Toutes furent passées au peigne fin, sans qu'un seul recoin ne soit laissé au hasard, et sans mettre la main sur le ravisseur en fuite. Les fenêtres étaient intactes, les placards vides, et aucune des personnes croisées sur les lieux n'avait vu quoi que ce soit.

A chaque pièce retournée sans trouver la moindre trace de Yoan, Elias sentait la colère lui brûler un peu plus les veines. De la colère dirigée contre le fils de chien responsable de l'enlèvement, oui, mais également contre lui-même et sa bêtise navrante. Un siècle et demi d'expérience, pourtant il se laissait fabriquer par le premier glandu de passage. Si ça c'était pas affligeant, rien ne l'était.

Il ne leur restait plus qu'une pièce à fouiller, et ce serait fini pour le premier étage. En poussant la porte en bout de couloir, Mehgan laissa échapper un cri de surprise qui fit accourir Elias.

« Quoi ? Quoi ?! Vous l'avez trouvé ?

- Non, bredouilla-t-elle, mais... Gareth !

- Quoi, Gareth ? »

Sans répondre, Mehgan se précipita à l'intérieur, obligeant Elias à faire de même.

La salle était petite, une sorte de cagibi aux murs recouverts d'étagères sur lesquelles s'empilaient des couvertures et des fourrures. A droite, un cadre en bois muni d'une porte s'insérait dans le mur en pierre, laissant deviner une cache ou un placard. A gauche, un tonneau trônait dans un coin, accompagné de deux seaux. Et au sol, un certain chevalier orcanien était étendu sur le flanc, inerte, les bras emmêlés dans un linge blanc.

Mehgan tomba à genoux à côté de son fiancé et se mit à lui secouer franchement l'épaule.

« Gareth ! appela-t-elle éperdument. Gareth, réveillez-vous ! »

Plus pragmatique, Elias s'accroupit de l'autre côté du jeune homme à terre et chercha un pouls au creux de son cou. Il en trouva un, fort heureusement, et assez vigoureux même.

« Il est juste dans les vapes, décréta l'enchanteur à son apprentie anxieuse. On va le réveiller, il a peut-être vu quelque chose. »

Par un heureux hasard, le tonneau dans le coin de la pièce était rempli d'eau propre, et si froide qu'il était étonnant qu'elle ne soit pas gelée. Elias en préleva une généreuse quantité à l'aide d'un seau et la déversa droit sur la bouille de Gareth. Ce dernier reprit brutalement connaissance, toussant et régurgitant son remède aussi glacial que radical.

« Mon Dieu, Gareth, vous allez bien ? s'enquit Mehgan en aidant sa future moitié à s'asseoir.

- Qu'est-ce qui vous est arrivé ? » demanda plutôt Elias, peu désireux d'y passer trois siècles.

Le jeune chevalier, une fois installé sur son séant, grimaça et porta une main à l'arrière de son crâne. « Arf, je sais pas, je... on m'a envoyé chercher du linge pour faire des bandages, au rempart écroulé... je suis venu ici, j'ai pris des draps, et puis... et puis plus rien... rah, ma tête... »

Elias farfouilla sans trop de ménagement parmi les cheveux châtains jusqu'à arracher un glapissement à son infortuné « patient ». Là, au sommet du crâne, une colossale bosse était en train de poindre.

« Vous avez perdu connaissance parce qu'on vous a assommé, vraisemblablement par derrière, déduisit l'enchanteur, médusé car le jeune homme n'avait probablement jamais vu venir son agresseur.

- Par derrière ? Ça se fait trop pas... vous savez qui c'est ?

- J'espérais que vous alliez me le dire, en fait. Même si j'ai ma petite idée. »

Elias examina les étagères, songeur. Pourquoi diable le ravisseur serait passé par cette pièce ? Elle n'offrait pas de cachette digne de ce nom, pas plus que de ressource importante ou d'opportunité de fuite. Le magicien se rappelait désormais quelle était la fonction du cagibi. Présent à chaque étage, il permettait aux bonniches et gouvernantes d'avoir toujours des draps et des couvertures propres à portée de main plutôt que de se coltiner les escaliers au moment de faire les chambres. Le tonneau d'eau était là pour nettoyer les tâches légères qui ne nécessitaient pas de lavage intégral. Pour tout ce qui était destiné à un récurage plus poussé, la trappe pratiquée dans le mur ouvrait sur une conduite, commune à tous les étages, qui permettait d'envoyer directement – et habilement – le linge sale à la laverie, au rez-de-chaussée.

Elias se raidit subitement, happé par une intuition soudaine.

La conduite... se pourrait-il...

Sans un mot, l'enchanteur délaissa le couple de jeunes gens pour se ruer sur la trappe et en ouvrir vivement la porte. En collant sa tête dans l'ouverture, il aperçut de la lumière en provenance du bas de la conduite. La lingerie. Même si ce n'était que le premier étage, la hauteur de la chute aurait découragé le crétin standard.

Mais pour un fuyard souhaitant vider les lieux discrètement, c'était une véritable aubaine.

« Hé mais vous allez où ? interpela Mehgan, toujours accroupie près de Gareth, en voyant Elias se précipiter hors du cagibi.

- J'ai p'têtre une piste ! » balança-t-il simplement par-dessus son épaule en avisant l'escalier le plus proche.

Il planta là les fiancés. Aucune seconde ne saurait être perdue, et il n'allait certainement pas en gaspiller une cagette à expliquer son intuition ou ce qu'il comptait faire. Le magicien rejoignit le rez-de-chaussée en courant à perdre haleine et ne consentit à ralentir qu'en arrivant à l'entrée de la laverie. En s'y engouffrant, il faillit percuter Perceval et Rostan, qui faisaient le chemin inverse.

« Il est pas là ! annonça immédiatement le chevalier gallois, le teint encore plus blanc que les sommets d'Eryri en plein hiver. Vous avez trouvé quelque chose, vous ? »

Sans perdre de temps à expliquer le pourquoi du comment de son cheminement de pensée au parrain angoissé, Elias se fraya un passage entre les deux hommes pour débouler dans la chaleur humide de la laverie. Les bonniches en présence, une bonne douzaine, tournèrent vers lui des regards surpris mais il les ignora pour s'approcher à grandes enjambées de la conduite d'évacuation du linge sale. Sous la trappe, une grande caisse aussi large qu'un des établis du laboratoire servait de bac de réception. Elle était d'ailleurs remplie aux deux tiers de draps, de couvertures et de taies d'oreillers. Elias entreprit de la vider entièrement, un linge malodorant à la fois.

« On a déjà cherché là-dedans ! fulmina Perceval, bouillonnant d'impatience, dans le dos du magicien. C'est pas là qu'il se cache !

- Ouais, et on a demandé à toutes les dames ici, aucune n'a vu passer le lascar ni le pitchoun, renchérit Rostan. Sûr qu'ils sont pas venus par là.

- Qu'est-ce que vous foutez ? On perd notre temps, là !

- Eh ben libre à vous d'aller fouiller ailleurs si ça vous chante, balança Elias par-dessus son épaule tout en secouant une lourde couverture en laine. Personne vous retient. Seulement moi, j'ai une théorie à vérifier.

- Quoi comme théorème ? Non mais vous croyez que c'est le moment ? On n'a pas que ça à f-

- Ah ! »

L'exclamation de victoire échappa à Elias, tranchant net dans les protestations de Perceval.

Là. Piégée dans les replis d'une couette. La figurine difforme qui leur avait servi d'hydre à lui et au gamin, reconnaissable entre toutes, et que Yoan avait certainement du embarquer avec lui. En refermant ses doigts autour de la petite sculpture de bois, Elias s'autorisa un regain d'espoir. Il tenait enfin quelque chose, tout n'était peut-être pas perdu.

Il brandit le jouet à la vue de Perceval et Rostan.

« Ils sont passés par la conduite, déclara l'enchanteur. Le gamin avait ça en main tout à l'heure, il a du le faire tomber. Vous êtes sûrs que personne ici n'a rien vu ?

- A priori non, répondit Perceval, mais elles étaient quasi toutes à aider au rempart pété. Puis la moitié, elles parlent pas la langue, si vous croyez que c'est facile…

- Et même avec celles qui la parlent, on a fait chou blanc, précisa Rostan. Elles ont vu passer dégun.

- Elles ont vu passer des quoi ? s'étonna le gallois. Vous m'avez dit que personne était passé !

- Bah oui, c'est bien ce que je dis !

- Bah non, c'est pas ce que vous m'avez dit tout à l'heure ! C'est vraiment pas le moment de mentir pour sauver la face !

- Hé, ho ! L'homme du midi il ment jamais, d'abord ! Il se trompe, c'est tout ! »

Elias laissa les deux zigotos se pouiller en toile de fond et étudia quelques secondes la figurine qu'il avait en main, songeur. Il n'avait pas du s'écouler plus d'une heure depuis la disparition de Yoan. Difficile de croire, avec le nombre de loufiats dans la pièce emplie de vapeur, que l'arrivée surprise d'un ravisseur affublé d'un gamin probablement récalcitrant par la conduite du linge sale puisse passer inaperçue. Quand bien même le personnel s'était retrouvé majoritairement dépêché au rempart pour donner un coup de main.

Quand l'enchanteur laissa ses yeux acérés parcourir les alentours, ceux des lavandières, qui jusqu'alors l'épiaient avec curiosité, retournèrent promptement à leurs baquets d'eau chaude et leurs blocs de savon. Toutes évitaient soigneusement de croiser son regard, leur attention entièrement dédiée au nettoyage du linge. Mais ce n'était qu'une façade : toutes, en bonnes renifleuses de potins, glissaient régulièrement des coups d'œil en coin tristement peu subtils au magicien, histoire de ne rien louper de la suite des évènements.

Toutes.

Sauf une.

La gosse, âgée d'une vingtaine d'années grand maximum, maintenait la tête résolument détournée depuis qu'Elias était entré dans la pièce. Les bras plongés jusqu'aux coudes dans une bassine d'eau fumante et savonneuse, elle frottait un grand drap gris avec tellement de vigueur que ses longs cheveux blonds s'échappaient petit à petit de son chignon, pourtant bien serré. Pour n'importe quel observateur, cette attitude aurait pu passer pour un excès de zèle, mais il en fallait plus pour berner Elias. La gamine puait la nervosité à une lieue à la ronde et son acharnement à la tâche tenait plus de la distraction désespérée que de la dévotion à son employeur.

Il n'y avait rien de plus suspect que quelqu'un qui s'échinait à avoir l'air normal.

Faisant confiance à son flair, le Fourbe traversa la pièce sans jamais quitter des yeux son objectif. Alors qu'il contournait les râteliers de battoirs et les piles de linge, les lavandières baissaient leurs brosses et délaissaient leurs cuves pour suivre son avancée avec intérêt ; tant et si bien que lorsqu'Elias se planta à côté de la jeune femme, le seul son qui pouvait encore être entendu dans la laverie était le crépitement discret du feu dans la cheminée et sous les chaudrons.

Que la gosse refuse de se tourner vers lui ou même de ralentir sa cadence de travail acheva de convaincre le magicien en chasse.

« Par où ils sont partis ? » demanda-t-il simplement.

La jeune femme blonde tressaillit mais demeura muette. Elias ravala une bouffée d'énervement – Merlin aurait été sacrément fier de sa retenue ; quelle guigne que le foutu druide ne soit jamais là pour constater ses efforts – et retenta sa chance.

« Je sais que vous les avez vus. Et vous savez que vous me convaincrez pas du contraire, sans ça vous m'auriez déjà baragouiné un truc comme quoi vous parlez pas la langue, ou une connerie du genre. Alors je repose la question : par ils sont partis ? »

Ni oui, ni merde.

Cette fois-ci, Elias ne réfréna pas la montée de colère qui bourdonnait à ses oreilles. Le temps filait, et les enjeux étaient bien trop importants. Il fallait qu'il retrouve Yoan. Il en allait de son honneur, de son poste au château et, peut-être même, de sa vie. Il n'avait jamais vu le roi Arthur condamner qui que ce soit à mort, mais si la perte de son fils unique était un motif valable pour une promenade sur l'échafaud, l'enchanteur n'avait aucune envie d'être le premier sur la liste. Ni de devoir fuir Kaamelott pour la simple raison qu'il préférait sa tête attachée à ses épaules.

Elias abattit ses mains sur les bords du baquet utilisé par la jeune lavandière et tira violemment, à s'en rompre les tendons sous le coup de l'agacement. Il parvint avec succès à éloigner la bassine, répandant dans le même temps la moitié de l'eau fumante sur le sol dallé et sur ses godasses, mais peu importait. Il avait désormais toute l'attention de la gamine.

Cette dernière avait déjà l'air apeuré de la souris coincée dans un angle de mur par un chat affamé. Elias était loin de s'en émouvoir. Au contraire, il adopta la posture et la voix les plus prédatrices de son répertoire et se pencha sur sa proie qui, fort heureusement pour les besoins de la manœuvre, était plus petite que lui.

« Ecoutez, je sais pas s'il vous a menacée, soudoyée, ensorcelée même, j'en ai rien à foutre, grogna-t-il sombrement. Ce que je sais en revanche, c'est que si vous parlez pas tout de suite, vous allez au-devant d'emmerdes tellement énormes que le prochain linge que vous verrez sera le drap mortuaire dans lequel vous serez enterrée. Alors vous allez vous magner le tronc de me dire par où ce fumier est parti, sans ça je vais vous coller une danse si balèze que vos ancêtres et vos descendants vont le sentir passer !

- Non mais ho ! s'insurgea Perceval. On est dans la mouise d'accord, mais c'est pas une raison pour menacer les gens ! Un peu de respect, quand même !

- Le respect ça se gagne ! Ça se distribue pas comme des poignées de bonbons aux gosses à la fête du village ! rugit Elias en direction du chevalier, avant de reporter son attention sur la jeune lavandière. Alors, elle se met à table la petite dame ou il lui faut un peu d'aide pour lui ouvrir l'appétit ? »

Le sorcier ne savait pas lui-même jusqu'où il était capable d'aller pour tirer les vers du nez à la donzelle ; en dépit de toutes ses menaces et de sa réputation douteuse, les sévices corporels directs – à froid, en dehors des batailles et des sacrifices rituels, bien entendu – n'étaient pas son truc, n'en déplaise à l'opinion générale. Mais ceci était un cas de force majeure, et s'il fallait se salir un peu les mains, ce n'était pas ce qui ferait reculer Elias.

Finalement, ce n'était pas plus mal que Merlin et ses petites sensibilités de druide soient absents.

Fort heureusement, nul besoin de monter d'un cran. Les yeux rivés sur le sol, la jeune femme tendit un bras tremblotant vers une porte située au fond de la pièce, nichée entre deux étagères couvertes de bougies à moitié fondues et de blocs de savon difformes.

« Par… par là-bas, bredouilla-t-elle dans un souffle.

- Bien aimable, » répondit Elias, un ton plus bas.

Il n'était pas spécialement fier de la méthode, mais comme il se plaisait à le dire, seuls importaient les résultats.

Plantant là son informatrice récalcitrante, le magicien en mission se rapprocha de la porte fraîchement désignée. Au regard de la rouille qui en décorait les gonds et de la moisissure qui en noircissait le bois, cette dernière ne devait être que très peu utilisée. Elias eut d'ailleurs le plus grand mal à faire jouer la poignée, tant la lourde était grippée, mais au prix de quelques efforts il parvint enfin à tirer le battant à lui.

Ce qui se trouvait de l'autre côté, en revanche, lui fit marquer un temps de pause.

« Les… écuries ? fit-il à voix haute en apercevant les croupes de plusieurs canassons, sans adresser la question à quiconque en particulier. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

- Ah mais oui, c'est ça ! intervint Perceval. Je savais que ça me disait quelque chose ! C'est l'ancienne salle d'équipement !

- Les écuries, c'est l'ancienne salle d'équipement ?

- Non, ici, la lingerie. Avant on y foutait tout le matériel pour les chevaux. Les selles, les harnais, tout quoi. Et puis ils se sont rendus compte que c'était pas très bon pour le cuir et le métal, rapport à toute cette humilité près du sol.

- Humidité, marmonna malgré lui Elias.

- Ouais, aussi, acquiesça le gallois. Du coup, ils ont tout foutu à l'étage. Maintenant quand on ramène un canasson et qu'on passe la nuit ici, on est obligé de se farcir les escaliers avec tout l'équipement dans les bras, et comme c'est jamais assez éclairé bah- »

L'enchanteur interrompit la supplique d'un geste de main agacé. « Oui, non, d'accord, je m'en cogne, j'aurais pas du poser la question. Quel rapport entre la laverie et les écuries, du coup ?

- Bah… aucun. Ils ont juste laissé la porte entre les deux quand ils ont tout déménagé, c'est tout, mais elle sert à rien.

- Oh non, mais vous devriez écrire un bouquin sur l'art de faire perdre du temps aux gens, j'vous assure ! Expert comme vous êtes, vous allez vous faire un sacré paquet de fric ! »

Elias ne comprendrait jamais pourquoi ses apprenties tenaient leur oncle Perceval en si haute estime, ni comment Merlin, après dix ans à subir les frasques du gallois dans l'air vicié des tunnels, parvenait encore à supporter la présence du chevalier décérébré au point de lui demander d'être témoin à son propre mariage. De l'avis d'Elias, tout le monde était bien trop patient et gentil à l'égard de Perceval, à commencer par le roi Arthur.

Comme il ne tenait pas à tester les limites de la légendaire gentillesse du souverain, Elias s'empressa de pénétrer dans les écuries. Trouver littéralement le petit prince sous le sabot d'un cheval aurait été providentiel, pour ne pas dire miraculeux. Aussi, le mage ne tomba pas de bien haut quand la fouille approfondie de chaque ballot de paille et chaque dessous de couverture ne lui rapporta qu'une vingtaine de souris et trois bonnes poignées de poussière. Indifférents à ses recherches, les quelques chevaux parqués le suivaient vaguement des yeux entre deux mâchonnements de foin, se laissant contourner et pousser docilement au gré des investigations entêtées de l'enchanteur.

Un nouvel indice accrocha tout de même l'attention d'Elias. Dans un coin déserté des écuries, appuyées contre le mur, les différentes parties d'une armure s'amoncelaient en un tas précaire. Les morceaux de métal luisant n'étaient pas recouverts de la couche règlementaire de sciure ou de poussière qui semblait recouvrir tout ce qui traînait dans les environs, ce qui amena Elias à une déduction facile : ils n'étaient pas là depuis bien longtemps. De là à conclure que l'armure appartenait au ravisseur et que le bonhomme l'avait abandonnée en cours de route, il n'y avait pas grand-chose.

Un petit coup de pied perturba l'équilibre déjà douteux des pièces d'armure et les envoya s'étaler au sol. Le regard d'Elias s'attarda sur les armoiries de Kaamelott frappées sur le plastron. Aucun doute, il s'agissait bien là du costume de son larron. Quel dommage qu'il ait été vidé de son propriétaire.

« Par ici, appela l'enchanteur pour attirer l'attention de Perceval et Rostan, occupés à fouiller les autres stalles. Il s'est arrêté deux minutes pour larguer son excédent de poids. Enfin celui qu'il avait sur les épaules, du moins, parce que pour celui qu'il a sur la conscience…

- Vous croyez qu'il a fauché un cheval ? demanda Perceval, anxieux.

- Est-ce que je sais, moi ? Remarquez, les traces dans la neige dehors ont l'air toutes fraîches, c'est pas impossible… m'enfin maintenant pour trouver lequel-

- Ah, l'encatané ! »

Le beuglement de Rostan, tonitruant et bien trop proche, tira un sursaut à Elias.

« Non mais ça va pas ?! aboya le magicien. Qu'est-ce qui vous prend de gueuler comme ça ?

- Le chiapacan ! La vieille tronche d'esque !

- Vous comprenez quelque chose à ce qui se passe, vous ? demanda Perceval à Elias avec des yeux ronds comme un plat à tarte.

- Mais non ! Je sais pas pourquoi il s'excite, votre copain ! On bite rien, en plus !

- Il a piqué ma jument ! glapit Rostan, scandalisé. La jument de mon pépé ! Il a pas de figure, ce type ! Si je le rattrape, je vais te lui coller une rouste !

- Comment vous savez que c'est votre jument qu'il a pris ? s'enquit le mage.

- Je l'avais laissée ici, et elle y est plus ! »

Rostan écarta les bras pour designer la stalle vide dans laquelle les morceaux d'armure avaient été abandonnés. La paille au sol était propre mais discrètement foulée au pied, témoignant de la présence récente d'un cheval sans toutefois que celui-ci ait eu le temps de pleinement s'installer.

« Oui bon, ben là c'est vraiment pas de bol, concéda Elias. Mais c'est pas une raison pour nous faire un barouf pareil. Au contraire, c'est presque mieux comme ça-

- Mieux ? s'étrangla le méditerranéen.

- La vache, c'est raide quand même, remarqua Perceval en haussant les sourcils.

- Non mais écoutez-moi jusqu'au bout ! Si on sait à quoi ressemble le cheval, au moins on part pas au flan, on sait ce qu'on cherche ! Il est comment, votre canasson ? »

A en croire le continental contrarié, la jument était noire avec une fine liste au milieu de la face et trois balzanes blanches. Une description tout à fait banale, à un détail près : à la suite d'une rencontre malheureuse avec un loup dans la colline, l'animal avait perdu une oreille, ce qui était autrement plus notable que toutes les couleurs de robes imaginables.

Rostan avait eu la bonne idée de ne pas retirer à sa monture ni sa selle, ni sa bride, dans sa hâte de comparaître devant le roi Arthur. Il s'était figuré qu'il aurait le temps d'y revenir plus tard. Pour le ravisseur fraîchement débarqué dans les écuries, trouver un cheval harnaché et prêt à déguerpir avait du être une aubaine inespérée.

Pour Elias, paradoxalement, l'intention du connard à vouloir s'enfuir à cheval l'était tout autant. Il n'y avait en tout et pour tout que deux portes assez larges pour permettre le passage d'un cavalier à Kaamelott : la grande porte, au Sud, et la porte Nord, désormais ensevelie sous les décombres du rempart. Lorsque Léodagan avait ordonné de boucler toutes les issues – grande porte comprise – le fuyard n'avait probablement pas encore atteint les écuries, ce qui voudrait dire qu'il était encore bloqué dans l'enceinte du domaine.

Du moins, c'était le maigre espoir auquel Elias se raccrochait. Il n'osait pas imaginer dans quel sombre merdier il se retrouverait si le bonhomme était bel et bien parvenu à s'extraire du château en embarquant le petit prince avec lui. Les Esprits seuls savaient où il emmènerait le gamin, lâché librement dans les grands espaces de la Bretagne.

Et eux seuls aussi savaient à quelle vitesse le roi Arthur transformerait Elias en chair à saucisse, si cela devait se produire.