Plongé dans l'atmosphère sombre, humide et envahie par l'odeur de sang, Lure baignait dans un état euphorique, persuadé que le temps s'était arrêté. Il avait réussi, même s'il peinait à le croire malgré la matière sanguinolente qui dégoulinait le long de son bras cassé. La logique de la situation lui échappait encore. Les Sligs Big Bro étaient imbattables, invincibles, c'était bien pour cela que beaucoup de jeunes recrues économisaient pour subir le traitement douteux des Vykkers afin de devenir ainsi. Ils étaient l'incarnation de la puissance véritable.

Et pourtant, Lure était celui qui se tenait debout. Lure était celui qui avait survécu. Lure, le petit insecte insignifiant, désarmé, infirme, blessé à un point inimaginable, les membres brisés. Lure avait terrassé la puissance personnifiée. Il était au-dessus de cette prétendue puissance.

Il adorait cette sensation. Il voulait en profiter bien plus longtemps.

- Ah ah ah ah! Alors? exulta-t-il en s'adressant au cadavre. Qu'est-ce que tu dis d'ça, nullos? Ça t'fais quoi d'être écrasé par une p'tite merde?

Il voulut lui donner un bon coup de pied, mais sa jambe mécanique partit dans une mauvaise direction le déséquilibra. Il bascula en arrière, lâchant un juron dans sa langue lorsque son dos endolori heurta le sol.

- Aïe! Ah merde! Ah ah ah! Hé Sam! Y'a plus de danger, tu peux venir! Ah ah! Et heu... j'aurais besoin d'un coup d'main en fait!

Comme il n'y avait pas de réponse, il roula un peu pour se retrouver sur le ventre, face aux dizaines de portes que lui présentaient ses verres fissurés.

- Hé Sam? Aïe! Ah le bâtard! Ma grande! C'est fini, tout va bien!

Dans l'autre pièce, il n'entendit qu'un gémissement entrecoupé de halètements difficiles. Lure sentit son sourire tomber.

- Sam?

Puis il fit soudain le lien. Quel idiot! Elle était blessée, comment avait-il pu oublié? Il pesta contre lui-même avec véhémence.

- Oh putain! J'arrive Sam!

Il balança ses jambes en l'air, mais l'angle habituel pour le redresser n'était plus le bon. Une jambe coinçait péniblement tandis que l'autre s'agitait inutilement dans tous les sens – sauf le bon.

- Oh non, non non non non non non NON! Pas maintenant!

Il frappa rageusement sa jambe droite de son poing et couina lorsqu'une douleur aiguë et familière lui transperça l'épaule. En désespoir de cause, il finit par ramper par la seule force de ses tentacules, abandonnant son caleçon devenu un poids mort derrière lui, redoutant le pire.

- Ma grande! appela-t-il, submergé d'angoisse, lorsqu'il la devina brisée par terre. Bon sang, plus vite! Ma grande!

Il la vit serrer les dents et se recroqueviller. Elle était vivante, du moins pour le moment. Alors qu'il parvenait enfin à son niveau, Lure sentit son cœur s'arrêter.

La balle qu'elle avait reçu s'était logée dans son bas-ventre. Il ne pouvait pas voir la blessure, mais elle pressait désespérément ses grosses mains par-dessus, dans une tentative vaine de faire cesser l'écoulement abondant de sang.

- Oh putain non... non!

Son regard paniqué passa de ses mains à son visage, incapable de savoir quoi faire. Il vit ses larmes, multipliées, et il sentit les siennes monter. Il essaya d'inspirer, s'étrangla à moitié, et réussit à poser sa main sur son épaule tremblante.

- Sam je... je... je suis là. T-tout va bien se p-passer... hein?

Si seulement dire de belles phrases pouvait forcer la réalité à suivre. Si seulement, alors même lui, avec sa propre voix tremblante et désespérée, qu'il peinait à contrôler, même lui pourrait faire quelque chose. Sa voix lui apporterait tout le soutient dont elle avait besoin, et il n'aurait pas à faire plus. Mais on ne tordait pas la réalité avec de l'impuissance, de la honte, ni même avec des sanglots au bord des lèvres.

Il remarqua qu'elle avait ouvert les yeux. Il vit la lueur de détresse absolue en eux. Cela lui fit peur plus que tout.

- Sam!

Elle chercha son visage dans le noir, mit toutes les peines du monde à se focaliser sur ce qui restait de ses verres rouges.

- L-Lure?

Il resserra ses doigts sur son épaule.

- Je suis là Sam! Oh putain putain putain... r-respire!

Il essaya de se rappeler comment elle était parvenu à le calmer, comment elle avait réussi à lui faire surmonter la panique après qu'il ait fait ses cauchemars. Elle l'avait fait respirer, ou un truc comme ça. Il essaya de repousser l'affolement qui faisait rage en lui, de réfléchir, de ne pas céder à l'envie de la supplier d'aller mieux, de supplier n'importe qui. Mais avant qu'il n'ai pu faire quoi que ce soit, elle lui agrippa sa main valide et serra si fort qu'il faillit hurler.

- M-mes bébés...

Ce fut tout ce qu'elle parvint à articuler avant de perdre complètement pied devant lui.

- Aide-moi! Ils-n-non! Il-il faut...! Lure! Tu dois...! Oh pitié! A-aide-moi je t'en supplie!

Ses derniers mots résonnèrent en lui comme s'il était devenu une coquille vide et glacée. Elle le suppliait. C'était elle qui le suppliait, lui. Mais que pouvait-il faire? Il savait comment faire des trous avec des balles, pas comment y remédier!

- Lure! hurla-t-elle, complètement épouvantée.

Le Slig crut qu'il allait étouffer.

- J-j-je... que dois-je faire? Dis-moi!

Elle n'était plus en état de répondre. Il n'avait pas de réponse. Mais elle continuait à s'agripper à lui, à le supplier comme s'il était son seul salut.

- Sauve-les! SAUVE-LES!

- Je peux pas!

Elle lâcha sa main pour la plaquer à nouveau sur sa blessure et poussa un cri abominable. Lure sentit son cœur se casser en deux. Il n'avait pas voulu ça. Ce n'était pas ce qui était supposé se passer! Ils devaient partir ensemble, loin de toute cette folie. Elle aurait été heureuse, elle aurait mis au monde ses têtards sans inquiétude. Et il serait resté à ses côtés, il l'aurait protégée, contre tout le Cartel si il avait fallu. C'était ce qu'il s'était dit dans son casier avant cette catastrophe, à moitié sérieux, gonflé de détermination, d'impatience et de vantardise.

Alors pourquoi était-ce arrivé?

Pourquoi ne pouvait-il rien faire?!

...non.

Il restait une dernière chose à tenter. Ça la sauverait, sans doute. Et ça pourrait sauver ses enfants, peut-être.

Il se remit à ramper vers la porte d'entrée, plantant l'extrémité de son bras cassé dans le sol pour aller plus vite, en essayant d'ignorer les cris d'Asameera, ses appels, ses suppliques. Il resta sourds à son vif besoin de l'avoir auprès d'elle. Il se concentration uniquement sur le détecteur d'identification vocal, se hissa avec difficulté aussi haut qu'il put devant le transmetteur. Il cria un code Slig, différent de celui de d'habitude, et un compartiment secret s'ouvrit dans le mur, révélant un bouton et un téléphone. Enfin, malgré l'horrible sensation au creux de son épaule, il parvint à tendre le bras, poussa sur sa queue, se grandit autant qu'il le put pour atteindre le bouton. Il le sentit sous le bout de ses doigts et pressa en serrant les dents jusqu'à ce qu'il s'enfonce.

À ce moment-là, l'alarme générale se déclencha. Rythmée par une agressive lumière rouge qui pulsait par intermittence, elle se mit à résonner à travers l'usine entière et jusque dans sa colonne vertébrale. Lure essaya de planter la pointe de sa prothèse dans le mur pour se maintenir, il ne devait pas retomber tout de suite. Après tout, rien ne garantissait qu'il pourrait de nouveau se hisser assez haut. Seul une infime partie s'enfonça dans la paroi, le retenant à peine en place. Il serra les dents en marmonnant sous cape, en essayant d'ignorer que son corps ne tiendrait plus longtemps.

- Allez allez allez! Magnez-vous! Allez tiens bon!

À son grand soulagement, ce qu'il attendait advint avant qu'il ne cède: une sonnerie stridente retentit tout près, presque couverte par l'alarme inarrêtable. Le mur vibra sous l'effet du son et fit trembler le bras métallique qui griffa le mur en tombant, mais Lure avait déjà saisi le combiné du téléphone. Il s'étala par terre, haletant sous l'effort qu'il venait de fournir, et colla l'appareil contre son oreille. Une voix Slig passablement agacée, sans doute d'avoir été tirée de son sommeil, lui parvint difficilement au milieu de grésillements.

- Zulag 9, j'enregistre ici une mise en application du protocole GIZ915, à savoir la mise en route de l'alarme générale à partir de votre position précise. Confirmez-vous?

D'ordinaire, Lure n'aurait même pas attendu que son interlocuteur finisse de lire sa tirade pré-écrite, mais il était trop éreinté pour ça. Il s'accorda encore quelques secondes de répit et de profondes respirations avant de répondre.

- Affirmatif. Je... je demande l'envoi urgent d'une assistance médicale.

- Et puis quoi encore? Soigne ton bobo tout seul, loser! Me déranger pour des conneries pareilles en pleine nuit...

- Elle est touchée! Si Gottlieb... si elle meure...! Si elle meure, Gottlieb nous fera tous écorcher vifs et tu seras le premier pour avoir ignoré un ordre direct!

- De quoi tu parles, nullos?

Au moins il semblait hésitant et moins enclin à lui raccrocher au museau.

- Ecoute, j'te dis que c'est urgent putain! Alors soit tu m'envoies une équipe de secours...

- On n'a pas d'équipe de secours bordel!

- Démerde-toi! Ou alors transferts-moi sur la ligne de ce connard de Gottlieb!

- Heuuuuuu...

L'autre au bout du fil se mit soudain à balbutier, ce qui n'arrangea pas l'état de nerf de Lure.

- Magne-toi, crétin! fustigea-t-il. J'ai pas le t...!

- Ha, heu, ha, b-b-bonsoir boss? Belle soirée n'est-ce pas? Ahah! Heu... c'est... c'est pour vous je crois... peut-être?

Pendant une seconde, Lure resta interdit, puis fit rapidement le calcul. Il voyait parfaitement le pauvre Slig avec son brassard dans la salle des transmissions s'agiter avec malaise sur son siège, devant la silhouette furibonde du Glukkon qui venait probablement d'entrer, juste à temps pour entendre de quoi Lure l'avait traité. Ce fut très étrange mais pour la première fois, le Slig n'eut absolument pas peur des conséquences. Si la situation avait été différente, il aurait même explosé de rire.

- Que se passe-t-il ici? résonna la voix glaciale et meurtrière de Gottlieb dans le combiné, un poil plus faible que celle de son laquais.

Lure ne perdit pas de temps. Il n'avait pas ce luxe.

- La future Reine Mudokon a reçu une balle. Assistance médicale requise de toute urgence.

Il pensait que cela suffirait. Mais comme il n'entendait qu'un silence grésillant, il répéta.

- Assistance médicale requise de toute urgence! La future Reine Mudokon a été blessée par balle! Assistance...

- De... de quoi parles-tu? Il n'y a aucune Reine Mudokon dans mon usine!

… quoi?

Lure resta un moment sans voix, sonné par ce qu'il venait d'entendre. Pendant un instant, il regarda dans la direction d'Asameera comme pour vérifier qu'elle était bien là. Toujours étendue au sol, se tenant le ventre et le regard suppliant levé vers lui, elle récitait des prières silencieuses, mais il les entendait aussi clairement que si elle parlait directement dans sa tête.

Sauve-les, sauve-les...

Il reporta machinalement le téléphone vers sa bouche.

- Assistance médicale requise...

- Je te dis qu'il n'y a aucune Reine Mudokon ici crétin! Raccroche!

L'ordre s'adressait sans doute à l'autre Slig. Lure sentit une sueur froide l'envahir.

- Att...!

- Un instant je vous prie.

Une autre voix venait d'intervenir, empêchant in extremis la ligne d'être coupée. Lure resserra les doigts autour du combiné en une prière silencieuse, mais aussi avec malaise. Ses entrailles lui envoyaient un signal d'alarme qui n'avait rien à voir avec celle qui lui agressait les tympans au moment même. Quelque chose dans cette voix aiguë lui était terriblement familier et il espérait se tromper. Mais il n'avait pas le temps de penser.

- Bonsoir, entendit-il à nouveau à travers le combiné, vous venez d'évoquer une «future Reine Mudokon» si je ne m'abuse?

- Mon cher, n'écoutez pas ces balivernes, cet incapable est probablement imbibé d'alcool!

Lure pouvait percevoir la panique grandissante dans la voix de Gottlieb, et il aurait donné cher pour pouvoir l'écouter encore durant des heures. Mais certainement pas au prix de perdre la seule personne qui comptait pour lui désormais.

- Elle a reçu une balle, répéta-t-il en détachant chaque mot. C'est urgent! Elle risque de perdre ses mioches! Il nous faut un docteur!

Il crut entendre un petit rire entendu et soudain, il su exactement qui, non, quelle créature il y avait au bout de la ligne.

- Vous êtes chanceux, vous vous adressez à l'un d'entre eux. Où êtes-vous en ce moment?

Les balbutiements du Glukkon emplissaient le fond sonore sans que le Slig ne les entende vraiment. Il n'avait qu'une voix aiguë, de petits yeux jaunes et un corps violet à l'esprit. Il était sans doute en train de commettre la pire erreur de sa vie. Il regarda Asameera, plus vulnérable que jamais.

- Sauve-les...

Il parla sans même s'en rendre compte.

- Zulag 9. Le type des comm' peut vous montrer l'endroit précis sur son écran.

- Le point rouge qui clignote?

- Heu... résonna la voix de l'autre Slig. O-oui, ça indique l'endroit où s'est déclenché l'alarme.

- Je vous dis que cet imbécile débite n'importe...!

- J'en serais le seul juge si vous voulez bien, rétorqua le Vykker. Si vous n'avez rien à cacher, j'aurais simplement perdu mon temps, n'est-ce pas? Enfin, mes Internes auront perdu le leur en tout cas. Allez-y!

L'ordre claqua, implacable, et malgré les vociférations de Gottlieb quelque chose dut se passer, car Lure entendit enfin:

- Mon équipe est en route. Je vous l'ai dit, vous êtes chanceux... matricule 583.

Sa respiration se bloqua dans sa gorge et son esprit se glaça soudain. Il savait qui il était. Il savait qu'il s'était échappé des laboratoires, laissant derrière lui une salle détruite, du matériel saccagé et une Reine Slig enragée. Le Vykker était certainement venu demander des comptes à son ex-employeur, c'était pour ça qu'il était ici. Et maintenant, il allait le trouver. Et ensuite? Le ramènerait-il dans cet endroit horrible? Survivrait-il assez longtemps? Qu'allait-il lui arriver?

- F-faites vite, parvint-il à bégayer.

Il se demanda s'il devait ajouter autre chose, démentir et mentir, avant de réaliser que la ligne avait été coupée depuis probablement un moment déjà. Il lâcha le combiné qui resta suspendu en l'air, buttant contre le mur par intermittence. Le lent «toc...toc...toc...» qu'il produisit lui apparut soudain comme son propre compte à rebours.

- Lure...

La tête lui tournait, il avait perdu trop de sang. Il se laissa glisser contre le mur à son tour, incapable de la rejoindre à nouveau.

- Ouais Sam?

Il redevint parfaitement conscient de ses nombreuses blessures et du sang épais qui collait au palais. Il avait du mal à respirer. L'alarme continuait de rugir, couvrant la faible voix d'Asameera. En un geste tremblant et douloureux, le Slig parvint à ôter son masque et cracha faiblement sur le côté.

- Maintenant... j'vais avoir des ennuis... on dirait, ahah! Ils vont probablement m'fusiller sur place... en voyant ma tronche horrible. Ahah les cons!

Il ne plaisantait qu'à moitié, mais le regretta amèrement en réalisant qu'elle sanglotait plus loin.

- Ne dis pas ça!

Lure sentait le monde chavirer légèrement autour de lui.

- S'cuse-moi ma grande... oh merde. Bon t'inquiète hein? Ils arrivent avec tout leur équipement ou j'sais pas quoi. Ils... ils ont pas... non attend... ils ont pas intérêt à perdre tes têtards, ils sont... ah... ils sont trop précieux... pas comme nous... merde. Ça va aller...

- Lure attends! Je! Je! Je vais...!

Lure ne voyait plus grand chose, mais il crut percevoir des battements d'ailes tandis que la pièce s'illuminait légèrement. Mais elle s'éteignit aussitôt dans un râle de souffrance, emportant les oiseaux avec elle.

- Arrête Sam. Garde... tes forces. Ils en ont besoin... pas vrai?

Il chavirait à son tour, dangereusement. Bientôt il perdrait l'équilibre. Il l'entendit à peine crier son nom avec terreur. Sa voix à lui n'était plus qu'un souffle.

- Hé S-Sam? Tu... tu serais venue... avec moi... pas vrai? Avec moi...

Elle cria quelque chose, quelque chose chargée de cette puissance inconnue qu'il n'avait pas eu le temps de comprendre et qui l'inondait tout entier telle une douce lumière. Incapable de résister, il s'abandonna enfin au vertige et chuta dans le néant.