Stoïk était dans le Grand Hall, entouré par les représentants des différents clans de Beurk et de son meilleur ami Gueulfort, quand il entendit la corne retentir. Tandis que des regards surpris étaient encore échangés au-dessus de la carte de l'Archipel, Stoïk était déjà dehors. Il poussa les doubles portes et sortit, rapidement suivi des représentants des clans.

Au loin sur la mer, deux bateaux approchaient Beurk. Leurs voiles étaient celles des Traîtres.

« Je veux tous les enfants, les anciens, et tous ceux qui ne peuvent pas se battre dans le Grand Hall. Arnfinn, assure-toi qu'ils y soient tous et dis leur de se barricader à l'intérieur, » ordonna le chef. Arnfinn, qui se trouvait dans le Grand Hall avec eux, se précipita d'obéir.

Tout le reste des représentants descendirent les escaliers du Grand Hall pour aller se disperser dans la foule et porter l'ordre du chef.

Après avoir lancé un dernier regard aux bateaux et calculé le temps qui leur restait pour se préparer, Stoïk descendit à son tour les escaliers pour rejoindre la place qui surplombait tout le village. Gueulfort encore à ses côtés, jurait dans sa barbe en voyant la panique et la colère dans les rues de Beurk.

« Où est mon fils ? » rugit Stoïk. « Où est l'héritier de Beurk ? »

Quand Harold n'était pas avec Gueulfort, il avait tendance à être seul, n'ayant pas beaucoup d'amis, et Gueulfort lui interdisait de se rendre à la forge sans lui. À part leur maison, Stoïk ne voyait pas où il aurait pu aller dans le village. Et s'il était allé explorer la forêt comme à son habitude ? Si c'était le cas, ce serait tellement simple pour Alvin de mettre la main sur lui et de l'emmener sur l'île des Traitres. Ou pire.

De toute évidence avec seulement deux bateaux, Alvin n'allait pas détruire Beurk, mais il pouvait faire des dégâts. Et dans le chaos de la bataille, il serait difficile de s'assurer que son fils aille bien.

« Harold ! » appelèrent les représentants qui se dispersaient dans les rues de Beurk, comprenant eux aussi le danger.

Tandis qu'ils criaient son nom dans tout le village, Stoïk se tourna vers son ami. « Gueulfort, choisis les cinquante meilleurs guerriers de l'île et fais les descendre sur les pontons du port. Dis aux autres d'attendre en haut des falaises, prêts à intervenir. Je ne veux pas un seul réfugié en bas au port. »

Gueulfort hocha la tête. « Compte sur moi. » Puis il partit lui aussi.

« Je suis là ! » cria la voix encore aigue d'Harold. Il arrivait en courant sur la place, Akk à ses côtes.

Stoïk s'assura rapidement que son fils n'avait rien. « Fils ! Pars te réfugier dans le Grand Hall, Arnfinn ! » appela le chef.

Arnfinn se retourna vers eux et vit l'héritier de Beurk. Harold rejoignit l'homme, qui l'amena personnellement au Grand Hall pour s'assurer qu'il y arriverait bien.

Akk resta aux côtés du chef de Beurk. « Les Traitres ? » demanda-t-il en se tournant vers les bateaux qui se rapprochaient de l'île.

Stoïk hocha la tête avec un regard sombre. Ceux-là même qui avaient réclamé les esclaves. Le chef n'osait pas imaginer ce que ressentait les réfugiés en ce moment. Ce que ressentait Akk. « Ils ne sont pas connus pour leur sang-froid, » dit le chef en se tournant vers le jeune homme à côté de lui. « Alors je ne veux pas un seul réfugié en bas sur le ponton. Restez sur les falaises. »

C'était la première fois que Stoïk lui donnait un ordre, et le chef n'avait aucune idée de comment il allait réagir. Ce n'était pas le moment d'avoir une rébellion sur les bras.

Le jeune homme se tendit, comme par réflexe. Cela ne faisait que souligner la largeur de ses épaules et l'épaisseur des muscles de ses bras. « Ils resteront tous sur la falaise, » promit-il, « à part moi. »

Le jeune homme et le chef se regardèrent un instant, chacun refusant de flancher. Puis le son de la corne retentit à nouveau, annonçant l'arrivée imminente des deux bateaux. Stoïk hocha la tête. « Laisse-moi parler. Ne fais rien pour les provoquer. »

Akk hocha la tête.

Les représentants des clans de Beurk rejoignirent leur chef et ils descendirent tous au port. Les cinquante guerriers que Stoïk avait demandé les attendaient déjà, tous portant une épée ou une hache à la taille et un bouclier à la main. Ceux sur le chemin du chef s'écartèrent, hochant la tête sur son passage. Stoïk et Akk arrivèrent au milieu du ponton, là où Gueulfort attendait les deux bateaux. La mer sous leurs pieds était grise et agitée. Des nuages envahissaient petit à petit le ciel.

Comme l'avait prédit Stoïk, le premier bateau était rempli au maximum de sa capacité, contenant une cinquantaine de soldats, mais le deuxième n'avait que les cinq marins nécessaires pour le faire avancer. Ils ne prévoyaient pas de repartir les mains vides.

Stoïk se retourna, leva les yeux et vit les réfugiés qui se tenaient avec le reste des habitants et guerriers de Beurk sur le haut des falaises. Certaines étaient armés et prêts à se battre.

Les deux bateaux s'arrêtèrent au ponton et une planche fut placée entre les deux. Gor, un grand homme chauve aux yeux petits et noirs, descendit le premier. Stoïk le connaissait. Il s'agissait du second d'Alvin. Ce dernier n'avait même pas daigné venir lui-même. Cela voulait dire qu'il ne s'attendait pas à ce que les beurkiens résistent. En effet, Alvin ne manquerait jamais une bataille.

Dix hommes descendirent avec Gor. Les beurkiens, qui se trouvaient à l'autre bout du ponton, là où montaient les passages accrochés à la falaise et menaient au village, ne leur avaient pas laissé plus de place. Le reste des Traitres restèrent donc sur le pont du bateau, leurs mains ne s'éloignant pas de leurs armes.

Gor s'avança, ses petits yeux passant de Stoïk à Akk. « Je vois que vous avez notre Bête, » sourit-il. « Nous aimerions la reprendre. »

Akk était complètement immobile. Il ne semblait même pas respirer.

Stoïk ne releva pas, mais il n'oublia pas non plus l'insulte. Les Traitres devaient connaître le statut de réfugiés et de nouveaux habitants qu'avaient les anciens esclaves sur Beurk. « Ce que je vois, » dit-il à la place, « c'est que vous êtes venus sur mon île sans mon autorisation, demandant à emmener des personnes de ma tribu contre leur volonté comme s'ils étaient du bétail. Cela peut-être pris comme une déclaration de guerre. »

« Une simple visite ? Une déclaration de guerre ? » sourit Gor.

« Vous avez été bannis pour traitrise par les douze chefs de l'Archipel. Soyez heureux qu'on ne vous ait pas tous tués sur le champs. » Stoïk avait toujours été de l'avis que laisser tous les bannis de l'Archipel se regrouper et former leur propre « clan » était une mauvaise idée, mais l'alternative serait de les exécuter : tuer des amis, des fils, des pères. Leur laisser la vie sauve était la solution la plus facile pour tout le monde. Une solution qu'il a lui-même utilisé plusieurs fois. Il semblerait que maintenant il allait devoir faire face aux conséquences de sa faiblesse.

Gor ne souriait plus. « Alvin veut ses esclaves. Et il fera ce qu'il faut pour les avoir. »

Un silence seulement brisé par les vagues de bord tomba sur le petit groupe en bas des falaises. Tout le monde était accroché aux lèvres de Stoïk, attendant le moment où il allait enfin dire que Gor ne pourrait pas les avoir, car les réfugiés avaient officiellement perdu leur statut d'esclaves. Mais Stoïk ne le fit pas. Ce serait inutile. Peu importe ce qu'il dirait, cette situation n'allait finir que d'une seule façon. La façon par laquelle toutes les situations finissaient quand Alvin était impliqué. Stoïk allait leur faire gagner du temps.

« Et moi, je te veux comme esclave, » répliqua le chef.

Tout le monde retint sa respiration.

Le regard noir de Gor se changea en surprise, puis en colère. « Qu'est-ce que tu as dit ? »

Stoïk le regarda lentement de la tête aux pieds. « J'ai besoin de quelqu'un pour aiguiser mes armes et recoudre mes habits. Cuisiner aussi parfois pour mon fils. Je pense que tu serais parfait pour la tâche. »

C'était une grosse insulte. Si Stoïk avait été n'importe qui d'autre, Gor aurait eu le droit de sortir son épée et d'exiger un duel pour défendre son honneur. Sauf que Stoïk était un chef. Donc quand Gor s'approcha, son épée à moitié sortie de son fourreau, personne ne cilla lorsque Stoïk enfonça la sienne dans sa poitrine.

Aucun beurkien ne fut choqué par son action. Ils savaient tous quel était l'avis de leur chef sur la situation, et ils savaient tous que la probabilité que cette histoire se finisse pacifiquement était basse. Les réfugiés cependant ne connaissait pas Stoïk, et beaucoup croyaient encore qu'il changerait d'avis lorsqu'il verrait les Traîtres venir à Beurk avec des épées à la main. Ils le regardaient maintenant avec surprise et admiration du haut des falaises.

« Ni Hel, ni vous n'emportera qui que ce soit de mon île aujourd'hui. Partez, c'est un ordre, » dit Stoïk au reste des Traitres. Il retira son épée de la poitrine de Gor, et la cadavre retomba mollement contre les planches de bois du ponton. Son sang coula entre les lattes et se mélangea à l'eau grise en-dessous.

La dizaine de bannis qui se trouvaient derrière Gor regardèrent le chef et les beurkiens avec un mélange de haine et d'appréhension. L'île des Traitres était loin d'être un endroit où l'on pouvait prospérer. Il s'agissait plus d'un gros rocher sorti de l'océan plutôt que d'une île. Y faire pousser des plantes était difficile. Sans plante, il n'y avait pas beaucoup de bétail non plus. Et il n'y avait pas beaucoup de guérisseur et aucun ancien pour les guider. Les traîtres étaient émaciés et en mauvaise santé. Une cinquantaine d'entre eux ne viendrait pas à bout d'un grand village comme Beurk. Mieux valait partir, sans son honneur certes mais avec sa vie.

Ils récupérèrent le corps de Gor et retournèrent à bord de leur bateau. Ils sortirent les voiles et s'éloignèrent lentement vers l'horizon.

Akk s'avança jusqu'à être aux côtés de Stoïk. Ils les regardèrent s'en aller au loin. La tâche rouge commençait déjà à imbiber le bois sous leurs pieds. Si quelqu'un ne la chassait pas rapidement avec un saut d'eau, elle y resterait incrustée. Gueulfort derrière eux renvoyait tout le monde en haut, leur disant de ne pas partir loin du village car il y aurait sûrement une annonce du chef avant la fin de la journée.

Les yeux d'habitude bleus foncés d'Akk étaient gris maintenant. « Si ce que vous m'avez dit d'eux est vrai, ils reviendront. »

« Nous serons prêts à les recevoir, » répondit Stoïk.

« Je ne veux pas que des beurkiens meurent pour nous. »

Gueulfort, une fois terminé, était venu les rejoindre. Il posa malencontreusement sa prothèse dans la flaque de sang et grimaça en la relevant. « Nous sommes des vikings, gamin. Se battre et mourir sur le champs de bataille, ça fait partie de notre quotidien. »

Akk tourna un regard sévère vers lui, puis vers Stoïk. Un regard qu'aucun jeune homme n'avait jamais osé lui lancer. « Et quand vos enfants, ceux qui ne sont pas encore assez grands pour tenir une arme, mourront ? Continuerez-vous de dire la même chose ? »


On est maintenant au milieu du premier acte de cette histoire, là où tout bascule. Les choses peuvent enfin commencer à accélérer !

-klara