Natsuki Kuga était l'incarnation de la classe désinvolte.

Mai la connaissait depuis le lycée. Elle l'avait vu dans son uniforme, dans ses cuirs de motards trop serrés, en maillot de bain à la plage, dans des tenues scolaires de sport étriquées -elles auraient toutes aimées avoir leurs mots à dire là-dessus, d'ailleurs- et même en pyjama, lorsqu'elles avaient dû partager un dortoir. Ensuite, ça avait été des tenues plus pratiques : surtout des pantalons cargo et des t-shirts ternes, parfait pour les expéditions qu'elle menait sur le terrain ou pour traîner Mai et ses autres malheureuses victimes dans les longues randonnées auxquelles Natsuki avait pris goût.

La vie au grand air n'avait jamais altéré la blancheur de sa peau mais il avait fini de forger sa silhouette élancée et tonique. Mai, qui avait choisi des études en cuisine et aimait faire plaisir aux autres et à elle-même avec de la nourriture, avait perdu beaucoup de l'endurance et l'énergie propre à la jeunesse.

Natsuki lui avait fait découvrir des paysages splendides mais Mai avait été prête, plus d'une fois, à étouffer Natsuki quand cette dernière osait lui dire : il ne reste plus grand chose hormis "cette côte", "10km" ou "une bonne heure de marche".

Avec son doctorat, les choses s'étaient heureusement calmées, laissant tout le loisir à Mai de perdre ce qui lui restait de sa condition physique. Elle avait moins vu Natsuki, forcément prise par ses recherches, mais là encore, son apparence avait évolué. La partie étude, recherche et analyse d'articles ou traduction, l'avait vu s'en tenir au jean et pull informe. C'était aussi l'apparition des lunettes de lecture qu'elle oubliait parfois d'enlever. Elle avait étrangement le look qu'elle s'imaginait chez les académiciens introvertis.

A sa surprise, Natsuki avait fini dans un musée, ce qui n'avait en rien changé ses habitudes vestimentaires hormis pour les conférences et ses présentations éventuelles pour lesquelles elle finissait en tailleur et petits talons.

Nao et Midori en avaient des photos qu'elles aimaient ressortir pour la gêner.

Et puis Natsuki avait gagné au loto.

Le karma se rattrapait peut-être. Mai devrait probablement essayer d'y jouer à son tour.

Avec cet argent, Natsuki s'était achetée un splendide appartement en plein Tokyo et avait refait sa garde robe. Elle aimait toujours les jean mais elle était passée aux chemises, vestes, pulls et t-shirts de boutiques de luxe qui s'ajustaient parfaitement à une silhouette déjà agréable.

Elle avait acheté deux nouvelles motos ; Mai n'y connaissait rien mais elles grondaient fort et attiraient le regard.

Et ouais… Mai ignorait ce que Natsuki faisait de son temps libre depuis qu'elle avait gagné au loto et quitté son travail au musée, mais à l'évidence, elle profitait pleinement de sa nouvelle vie, toujours ignorante -ou peut être désintéressée- des nombreux regards qu'elle attirait.

"A une époque, elle savait être discrète, se moqua Nao à côté d'elle, une bière à la main alors qu'elles pouvaient voir Natsuki démontée de sa moto de là où elles s'étaient installées pour diner.

-Jalouse Yuuki? l'interpella Midori.

-De son argent? Oui. D'elle? Moueh, non merci, sourit-elle sarcastiquement."

Natsuki ôta son casque comme si elle tournait pour une pub de shampoing avant de s'engouffrer dans l'établissement comme si elle possédait l'endroit. Mai n'était pas timide, mais elle enviait sa confiance.

"Kuga! l'interpella Midori."

C'était inutile bien sûr et cela attira même des regards agacés. C'était un restaurant fastueux avec un personnel prévu pour tirer la chaise des clients et forcément pour les accueillir et les conduire à la table qui était la leur. On réservait d'ailleurs des semaines à l'avance pour y avoir une table.

Ce n'était cependant pas un lieu proposé par Natsuki et sa nouvelle et heureuse fortune, mais par Mai.

Ses études, couronnées de succès, lui avaient permis de rencontrer tout un tas de cuisiniers que ce soit durant ces cours, ses stages ou ses emplois. Elle était suffisamment sociable, enthousiaste et compétente dans son domaine pour avoir rapidement créé son petit réseau de contacts.

Le restaurant où elles étaient à présent était tenu par un ancien élève de son école qu'elle avait eu l'occasion de rencontrer quelques années plus tôt. Sa proposition de venir goûter la cuisine de son nouveau restaurant n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd.

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Natsuki repoussa l'homme qui voulait l'aider à s'asseoir en tirant elle-même sa chaise avant de s'y laisser tomber. Elle lui demanda toutefois la même bière que celle que Nao avait en main. Et Midori enchaîna qu'elle en voulait bien une deuxième.

Mai soupira en se demandant pourquoi elle persistait à les inviter dans ce genre de restaurant. Elles paraissaient incapables de bien se comporter et d'apprécier ce genre de repas gastronomique.

Midori buvait trop et finissait par parler trop fort, Nao choisissait ses plats selon son coût et celle qui payait. Quant à Natsuki, elle usait constamment d'un condiment dans des plats qui ne correspondaient pas. Mai ne se rappelait encore que trop bien la mine effarée du serveur quand elle avait demandé de la mayonnaise pour accompagner son boeuf de kobé persillé.

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"Salut Natsuki, la salua-t-elle avec un large sourire. J'en venais à croire que tu allais nous faire faux bon.

-Ne pas travailler occupe beaucoup de son temps. Difficile de se rendre disponible pour nous autres pauvres pécheurs, se moqua Nao."

Natsuki renifla de dérision.

"Ta vie de nonne est loin derrière toi, Yuuki. Dois-je te rappeler ton plaisir à consommer de l'alcool ou ta volonté constante à t'enrichir sur le dos des autres?

-Ça te va bien de dire ça quand on fait fortune par chance."

Natsuki, jambes croisées dans une posture détendue, fit claquer son menu qu'elle avait parcouru durant leur discussion. Elle replia tranquillement ses lunettes pour les ranger dans la poche intérieur de sa veste avant de daigner lui offrir une réponse.

"Je crois que tu mènes toi-même un train de vie plutôt aisé depuis ton second divorce."

Nao prit une mine choquée.

"Ça ne m'a pas tant rapporté que ça, je te ferais dire. Et il a fallu me coltiner le type pour en arriver là. A chaque fois.

-Tu aurais pu décider de travailler, hoqueta Midori en lui tapotant le dos."

Nao la repoussa d'un brusque haussement d'épaules.

"Hmm, non, merci."

L'autre souci de venir dans ce genre de restaurant avec elles ?

Nao y observait les hommes pour y dénicher sa nouvelle proie, considérant qu'un restaurant gastronomique avait plus de chance de réunir des riches hommes dignes de son attention.

Si on fermait les yeux sur son problème de mayonnaise, Natsuki était finalement la plus civilisée des trois.

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Le plat était bon mais les quantités par plat étaient cependant trop petites aux yeux de Natsuki. Cela justifiait à ses yeux, son droit à tartiner un morceau de pain avec de la mayonnaise, quitte à littéralement dégoûter Mai et Nao.

Au moins, leur mayonnaise était bonne, faite maison. Les cuisines en préparaient surtout pour accompagner des plats de fruits de mer. Mais s'ils en avaient, Natsuki pouvait bien en demander pour accompagner son plat et son pain.

Natsuki consultait la carte pour choisir un dessert tout en réfléchissant si c'était une bonne idée de prendre un café vu l'heure.

Elle comptait se coucher relativement tôt, elle avait un rendez-vous avec son éditeur assez tôt le lendemain et elle s'attendait à s'entendre dire les habituels: où en êtes-vous? Pressez vous! Il faudrait modifier ceci ou cela.

Elle allait sauter le café et prendre plutôt une tisane, même si elle s'attendait déjà aux remarques de Nao pour sa vieillesse prématurée.

Mai était de repos le lendemain et il n'y avait donc que Midori qui devrait aller travailler. Elle continuait d'enseigner mais elle avait fini par se lasser de Fuuka et les avait suivi jusqu'à Tokyo.

Midori était toujours célibataire, son béguin pour le vieux professeur d'archéologie ne lui avait jamais été rendu de la façon dont elle l'aurait aimé. Elle continuait donc de vivre sa vie, un jour après l'autre, entre ses cours et ses bières, sans changer.

C'était donc bien différent de Nao qui après avoir rapidement abandonné l'église, avait mené des études spécialisées pour travailler dans le tourisme. C'était durant son premier stage, à ses 19 ans, dans l'hôtel de luxe où elle travaillait qu'elle avait rencontré son premier mari. Un homme de deux fois son âge. Elle avait quitté ses études à la suite de sa rencontre -disons que l'école l'avait surtout viré quand elle avait découvert sa relation avec un client durant son stage.

Quoique Nao en dise, Natsuki était convaincue qu'elle avait vraiment aimé cet homme jusqu'à ce qu'elle lui découvre une maîtresse. Elle avait alors pris le temps de mener à bien un plan savamment orchestré pour lui prendre plus de la moitié de sa richesse avant d'ensuite le ruiner lui et la femme avec qui il osait la tromper.

Sans école, sans diplôme mais muni d'une sympathique demeure et d'un compte en banque suffisamment rempli, elle avait continué d'écrémer ces lieux favoris: boite de nuit de la jet-set, hôtel cinq étoiles et exposition d'art barbante -mais remplis de personne suffisamment riche pour dépenser des sommes aberrantes pour des oeuvres sans queue ni tête qui valait chacune des milliers voir dizaine de milliers de dollars. Nao avait au moins 5 tableaux de ce type aujourd'hui, cadeaux de divorce de son second époux. Entre autres choses évidemment.

Mai s'en était tenue à une vie beaucoup plus simple. Elle sortait toujours avec son petit ami du lycée -Tate- qui travaillait comme comptable dans une petite entreprise. Il gagnait relativement bien sa vie, même s'il était devenu un homme plutôt plan-plan. Mai l'aimait toujours autant malgré tout. Elle avait donc accepté sa demande en mariage avec plaisir.

Ca avait d'ailleurs été leur principal sujet de conversation durant ce dîner après les gouailles habituelles. Mai parlait de la préparation du mariage, de ce qui lui restait à faire, des invités, des festivités, leur demandant aides et conseils. Bien que pour Nao ça se résumait à lui tendre inlassablement la même carte de visite, celle de l'organisatrice de mariage qu'elle avait déjà employée par deux fois. Cher mais pratique et rentable, selon ses mots.

Natsuki était, quant à elle, prête à engager l'organisatrice pour Mai si cela pouvait l'empêcher d'avoir à subir une nouvelle conversation sur les kimonos, plans de tables et fleurs.

Elles en étaient au dessert quand Mai sortit son petit carnet habituel pour feuilleter et prendre des notes.

"Midori et Nao m'ont déjà dit qu'elles seraient accompagnées, même si je me demande bien par qui, se plaignit-elle en foudroyant les 2 célibataires du regard. Qu'en est-il de toi, Natsuki?

-Seule.

-Toujours seuuuule, chantonna Midori en se penchant vers elle.

-Je ne vois pas l'intérêt de venir accompagner juste pour être accompagné, les rabroua-t-elle."

Elle était convaincue pourtant que si elle avait dit oui, Mai n'aurait pas été dérangé de modifier son plan de table pour elle, contrairement à Nao ou Midori. Car, après tout, elles étaient toutes curieuses de savoir qui finirait par retenir l'attention de Natsuki.