Soupçons

GRAND MERE: André pourrais-tu monter la veste d'Oscar dans sa chambre, je lui ai raccommodé son accroc ?

ANDRE: bien sur grand-mère

Depuis le sermon que grand mère lui avait fait après l'affaire de l'entraînement « musclé », André se montrait prévenant envers sa grand mère mais aussi auprès d'Oscar ; il ne voulait pas que la vieille femme lui en rabatte les oreilles jusqu'à la fin des temps.

Il monta les escaliers, frappa à la porte du colonel puis, n'obtenant pas de réponse, il pénétra dans la pièce. La chambre était comme son résidant : impeccable ; tout était à sa place. Il se rapprocha du lit où se trouvait le portant de l'habit du soldat, il y déposa la veste, puis fit demi tour vers sa sortie.

Alors qu'il se dirigeait nonchalamment avec la porte, il fut interloqué par un scintillement près du lit ; il se rapprocha pour voir de plus près l'objet. Il stoppa net à quelques pas. Sur la petite table se trouvait une sorte de dague, finement ciselée, sans doute offerte par le général à son fils ; il la prit et l'examina plus attentivement : stupeur ! Cette dague ressemblait à s'y méprendre à celle dont l'avait menacé la belle jeune femme. Il reposa la dague à l'endroit où il l'avait prélevée et sortit de la chambre.

Les pièces du mystère commençaient à se regrouper : une belle inconnue, fiancée, « André », et maintenant la dague d'Oscar. André n'avait plus aucun doute : cette femme était la fiancée d'Oscar ! Mais pourquoi son ami ne lui en avait il pas parlé ? Et cet « André » était ce lui ? Il avait beau chercher dans les membres de la cour : il ne connaissait personne s'appelant aussi André, de plus les nobles évitaient ces prénoms « roturiers ». Bien sur : le seul André dans les voisinage d'Oscar… Cette femme qu'il ne connaissait pas, était amoureuse de lui, un roturier ? Comment était ce possible, alors que lui ne savait quasiment rien d'elle ? Il sentit son cœur bondir dans sa poitrine : il était attiré par cette inconnue et ses sentiments seraient partagés ? Il devait en avoir le cœur net ! Grand mère devait être au courant des fiançailles même si lui n'avait pas été mis dans le secret ; il saurait la faire parler… enfin il l'espérait : elle savait bien se taire quand il le fallait.

Il regagna la cuisine, plus motivé que jamais ; comme il espérait, grand mère y était seule et l'attendait

GRAND MERE: ça y est ?

ANDRE: oui grand mère

Après quelques instants

ANDRE: dis moi grand mère, je sais que je me mêle de ce qui ne me regarde pas mais il serait peut être temps que le général pense à perpétuer son nom ; il est étrange qu'Oscar ne soit pas encore marié ?

GRAND MERE: Oscar mariée ? Mais quelle idée … il a tout le temps

ANDRE: d'après certains serviteurs, il ne manquerait pas de prétendantes

GRAND MERE: je serais infiniment heureuse qu'Oscar trouve fiancé mais ce serait une perle rare, et je prie pour qu'elle existe.

André fut surpris par la tristesse que sa grand mère affichait en disant ces mots. Il en eut le cœur serré. Grand mère ne semblait au courant d'aucune relation sentimentale d'Oscar, d'ailleurs, lui non plus. La seule fois où il avait vu Oscar en compagnie d'une femme, il s'agissait de la reine et monsieur de Fersen était son plus proche prétendant, pas Oscar. Il voulait interroger son ami mais il savait que si Oscar ne lui avait rien dit jusqu'à présent, ce n'est pas maintenant qu'il le ferait. Il réfléchit : demain les domestiques étaient de congé et André savait qu'Oscar finissait tôt son service : il agirait demain soir.

André attendit patiemment le moment; il ne cessait de penser à la manière dont il devrait agir. Finalement il décida que le meilleur choix était l'improvisation : inutile de tout prévoir : Oscar ne se laisserait pas manipuler facilement, il savait tenir tête à son père et certains généraux alors lui, un simple roturier, il n'aurait aucune chance. Mais ce ne serait pas André qui interviendrait mais le masque noir ! André savait qu'Oscar était méfiant en présence du voleur : c'était sa seule chance de faire face à son ami. Sur ces pensées, il s'assura que tous les serviteurs avaient quitté le château, et qu'Oscar, rentré quelques heures auparavant, était monté dans sa chambre. Puis il enfila son costume noir, habilement caché sous une planche dans le fond de son armoire.

Dans sa chambre, Oscar était contente de sa soirée de tranquillité : personne pour lui dire quoi faire, elle n'était pas obligée de surveiller le moindre de ses gestes de peur d'être surprise par un serviteur ; même André avait quitté le château, prétextant une soirée avec un ami. Elle posa sa tasse de chocolat près du piano et s'assit devant l'instrument. Ses fines mains commencèrent à frôler les touches unes à unes et se mirent à jouer selon son inspiration. Les notes se succédaient rapidement, presque violemment, rien à voir avec les morceaux « classiques » qu'elle jouait quand quiconque pouvait l'écouter.

André, qui avait entendu les premières notes, sut que c'était le moment d'agir ; il fut cependant étonné par cette musique, si différente de celle qu'Oscar avait l'habitude de jouer, pourquoi jouait-il ainsi ?

Le temps semblait s'être arrêté pour Oscar, la musique devenait dans ces moments là un exutoire ; elle y exprimait son ressenti. Soudain une fenêtre de sa chambre s'ouvrit d'un coup sec. Pensant à une rafale de vent violente, Oscar arrêta de jouer et s'avança vers l'ouverture pour la refermer. A quelques pas, se tenait une ombre dont la silhouette ne lui laissait aucun doute sur l'identité du personnage.

Le masque noir se tenait face à elle, sur le balcon de sa propre chambre ! Depuis combien de temps l'espionnait-il, elle ne saurait dire. Elle se savait seule dans ce grand château et sans aucun doute, lui aussi avait pris ses précautions avant de venir et avait dû noter l'absence du personnel et de la famille Jarjayes.

Comme s'il avait lu ses pensées…

LE MASQUE NOIR: bonsoir colonel

OSCAR: que faites vous ici ? Qui vous a permis de pénétrer dans la propriété ?

LE MASQUE NOIR: en fait j'ai vu que vous étiez seul dans cette grande demeure aussi je me suis invité pour vous tenir compagnie.

Encore une fois, c'est elle qui était piégée : il savait que personne ne pourrait intervenir si besoin était, pas même André ; d'ailleurs pourquoi avait-il justement choisi ce soir pour s'absenter, il allait l'entendre quand il rentrerait.

André, lui, observait le visage d'Oscar passer par toutes les expressions, la surprise, le doute, peut être la peur pour finalement arborer le masque froid qu'il arborait trop souvent. André connaissait depuis si longtemps Oscar qu'il pouvait presque décrypter ses pensées rien qu'en l'observant et il comptait bien là dessus pour résoudre son affaire.

LE MASQUE NOIR: allons plus sérieusement, j'ai un mystère à résoudre et vous êtes la personne la plus à même de m'aider

OSCAR interloquée: un mystère ? Dans quel mystère pourrais-je être concernée ?

LE MASQUE NOIR: êtes vous fiancé, colonel ?

OSCAR: pardon ?

LE MASQUE NOIR: vous avez bien entendu : est ce qu'une dame vous a fait l'honneur de fiançailles ?

OSCAR: quelle drôle de question. Depuis quand vous intéressez vous à ma vie amoureuse ?

LE MASQUE NOIR: depuis peu, je l'avoue

OSCAR: si je comprends bien, vous faites irruption dans ma chambre pour parler de mes amours ?

LE MASQUE NOIR: c'est un peu ça

Oscar n'en revenait pas : l'homme pour lequel elle avait le plus d'aversion se tenait devant elle pour lui parler d'amour. Elle aurait pu se sentir flattée mais le masque noir parlait au colonel, à l'homme ; elle en fut quelque peu soulagée, un instant elle avait cru qu'il avait découvert sa tromperie.

OSCAR: eh bien si cela vous perturbe tant, sachez que non, aucune dame ne m'a fait cet honneur.

André fut surpris par cette négation : ainsi la mystérieuse inconnue ne pouvait être fiancée à Oscar. Une interrogation restait par conséquent toujours en suspends : pourquoi la dague d'Oscar était-elle identique à celle de l'inconnue. Il essayait de remettre en place toutes les pièces : une inconnue, un fiancé, « André », une dague. Et si la belle lui avait menti ; bien sûr, elle avait pu s'inventer un fiancé de peur d'être importunée par le masque noir.

Oscar observait le masque noir plongé dans ses pensées, mais que recherchait il donc ?

OSCAR: auriez vous l'intention de me conseiller une dame ?

LE MASQUE NOIR: comment ?

OSCAR: oui, vous m'avez demandée si j'étais fiancée, à l'évidence vous vous souciez que je n'ai pas encore trouvé la personne disons « adéquate ».

André souriait, cette joute verbale lui rappelait étrangement celle qu'il avait disputée avec la femme mystérieuse. Puis une sorte de malaise commençait à monter en lui : il sentait qu'Oscar lui cachait quelque chose. Quand le colonel était sur la défensive, il piquait verbalement son « adversaire ». Mais ce soir André avait tout le temps de le faire parler.

Il se rapprocha d'Oscar qui recula d'un pas puis de deux et finit par percuter la table sur laquelle reposait sa dague. Elle se retourna pour saisir l'arme, la sortit de son fourreau puis la pointa sur l'homme en noir. Faisant cela elle revoyait cette même scène qu'elle avait vécue quelques jours plus tôt. Et si le masque noir faisait le même rapprochement et si il la reconnaissait ?

André n'en croyait pas ses yeux et pourtant…. les mêmes cheveux blonds, le même regard, la même main ferme sur la dague. Il revoyait l'image de la belle à travers son adversaire. Il devait rêver, il connaissait Oscar depuis sa plus tendre enfance : Oscar était comme un frère pour lui. Oscar était un homme, il en était sûr … du moins jusqu'à cet instant. Il avait un doute, un doute impensable…

Il fit comme le soir de leur dernière rencontre, il se rapprocha du soldat et glissa ses deux mains derrière la nuque d'Oscar, la dague ouvrit un léger filet de sang sous sa chemise. Oscar sentit son cœur s'emballer à nouveau, elle voulait se dégager mais tout son corps était comme tétanisé. Il n'allait pas recommencer, il ne pouvait pas embrasser un homme ! Elle prit les dernières forces qui lui restaient pour lui faire face tant bien que mal.

OSCAR: cessez immédiatement ce jeu ou je vous embroche !

Mais André n'en fit rien. Il connaissait trop bien Oscar pour savoir qu'il ne « l'embrocherait » pas. Il vit le trouble dans ses yeux : son geste était osé mais Oscar ne lui laissait guère le choix. Il pouvait démasquer la belle inconnue ou perdre son ami à jamais. André avait trop attendu : il devait savoir.

ANDRE: Oscar…

André glissa ses mains dans la longue chevelure d'Oscar et fut surpris par les mèches soyeuses qui s'enroulaient autour de ses doigts ; puis il posa sensuellement ses lèvres sur les lèvres entrouvertes de stupeur de sa partenaire. Les lèvres d'Oscar étaient douces et chaudes, sa respiration était haletante ; André pressa alors un peu plus le corps du soldat contre le sien. Il découvrit que les formes sveltes du colonel s'adaptaient à ses formes viriles. Il ne pouvait plus y avoir de doute : c'était bien un corps de femme qui épousait aussi parfaitement le sien !

Petit à petit, André se détacha de la jeune femme. Il n'en revenait pas : il avait vécu toute sa vie à côté de cette femme sans même s'en rendre compte ; comment avait-il pu ne pas voir en Oscar cette ardente féminité qu'elle lui avait dévoilé dans les jardins nocturnes. Mais la question qui lui brûlait les lèvres était : pourquoi cette mascarade ? Il chercherait la réponse plus tard.

Après s'être reculé quelque peu, André examina Oscar d'un œil nouveau. Ses lèvres rougeoyaient encore du souvenir de son baiser, sa respiration était saccadée, mais ce qui le troublait le plus était ses yeux brillants : Oscar faisait tout son possible pour retenir les larmes qui tentaient de les envahir. Même s'il savait maintenant qu'Oscar était une femme, il n'en connaissait pas moins sa force et son caractère : elle préfèrerait mourir plutôt que pleurer devant lui, le masque noir !

ANDRE: eh bien, quelle fougue ! Je n'en attendais pas moins d'un « homme » tel que vous.

André avait fait expert d'insister sur « homme » ; il savait qu'en reprenant une joute verbale, Oscar allait se ressaisir.

ANDRE: je dois avouer que ces habits cachent beaucoup trop votre beauté en comparaison de la tenue dans laquelle j'ai pu vous admirer à notre dernière rencontre.

Peu à peu, Oscar reprenait conscience et redevenait maîtresse de son corps. Elle baissa les yeux sur sa main qui tenait toujours la dague et vit ses doigts blanchis : pendant l'emprise du masque noir elle l'avait serrée de toute ses forces pour ne pas crier et se débattre. Elle ne voulait pas lui faire cette joie.

OSCAR: monsieur, je ne vous savais pas enclin aux jeunes hommes.

André faillit s'étouffer : Oscar tentait encore de défendre son image de « jeune homme ». Voilà pourquoi il adorait ces conversations : elles ne manquaient jamais de piquant. Si Oscar était capable de mentir, son corps lui reflétait la vérité. Il lui saisit la dague des mains, Oscar prise de panique recula à nouveau mais se sentit encore plus prise au piège : elle se trouvait à présent coincée entre le mur et son ennemi.

ANDRE: n'ayez pas peur, je ne vous ferai aucun mal … sur mon honneur

OSCAR: votre honneur n'a aucune valeur à mes yeux

ANDRE: peut être mais pour moi il est vital

De sa main libre André dénoua la fine écharpe qui enserrait le col d'Oscar et la laissa glisser au sol, dévoilant ainsi la gorge de la jeune femme. Oscar commençait à s'imaginer le pire puis elle retint sa respiration quand l'homme écarta délicatement le haut de sa chemise de la pointe du poignard. A la place d'une poitrine masculine, André découvrit des bandages serrés, comprimant une menue poitrine, mais sans aucun doute féminine.

OSCAR affolée: arrêtez !

ANDRE: dois je couper ce carcan pour vous convaincre ?

OSCAR: non

ANDRE: ah tant mieux, j'avoue que je me serais mal vu découper ces tissus avec ce couteau sans craindre d'endommager vos attributs, qui ne manquent certainement pas de charme.

Oscar sentit le calme revenir en elle ; le masque noir fit quelques pas en arrière pour la laisser respirer et lui tendit son écharpe.

ANDRE: je vous en prie remettez ceci. Même sous ces vêtements atroces, vos formes sont tout à fait attrayantes, mais je ne crois pas que vous soyez d'accord pour me les révéler… enfin pas ce soir.

Oscar referma le haut de sa chemise et noua son écharpe.

OSCAR: pourquoi ?

ANDRE: pourquoi quoi ?

OSCAR: pourquoi ne pas avoir profité de la situation ?

ANDRE: était-ce ce que vous vouliez ?

OSCAR: non !

ANDRE: c'est ce que j'avais cru deviner, je vous ai parlé de mon honneur tout à l'heure ; cela vaut aussi bien envers les hommes … qu'envers les femmes. Je ne prends que ce qu'on est prêt à me donner.

OSCAR: et quand vous volez ?

ANDRE: c'est différent, ce n'est plus l'homme, mais en quelque sorte la cause défendue ; mais le masque noir n'existe pas ce soir … seul l'homme est ici

OSCAR: et qui est cet homme ?

ANDRE: ah voilà le colonel qui parle ! Mais ce mystère ne sera pas dévoilé ce soir.

OSCAR: peut être, mais je compte bien l'élucider.

ANDRE: oh, je n'en doute pas, je connais votre réputation. Je vais à présent me retirer.

OSCAR: attendez !

ANDRE moqueur : vous voulez m'inviter à partager votre couche ?

OSCAR inquiète : il en est hors de question. En fait je voulais savoir ce que vous alliez faire des « informations » que vous avez apprises.

ANDRE: n'ayez aucune crainte, tout ce qui s'est passé ce soir restera entre nous

André s'approcha d'Oscar et lui glissa tendrement à l'oreille : « ce sera notre secret ». Sur ces derniers mots, le masque noir sortit comme il était entré : par le balcon. Oscar épuisée par tant d'émotions, s'allongea sur le lit et fut emportée sans y prendre garde par un lent sommeil. André voulait accorder du calme à Oscar mais aussi réfléchir à ce bouleversement dans sa vie. Il prit la direction des écuries où il était sûr de trouver la tranquillité.