Chapitre 3 : Une nouvelle étoile est née

495 avant Jésus-Christ.

Dans un lieu inconnu Rune

Victime d'une agression je m'étais retrouvé dans un lieu inconnu attaché par des cordes à deux arbres. Malgré ma position inconfortable (je devais rester debout sans quoi mes bras auraient été arrachés) je ne pensais pas vraiment à la douleur qui me broyait les poignets.

Non.

Mes pensées étaient plutôt tournées vers ma cité qui courait droit à la catastrophe. La justice était affaiblie en ces temps troublés par la guerre. Un meurtrier passait pour un héros pour avoir assassiné un honnête marchant étranger. Gigant voulait attaquer les cités grecques affaiblies pour les piller. Il pensait pouvoir acheter l'armée perse et malheureusement le peuple risquait de le suivre.

Les humains sont d'éternels naïfs. Il suffit qu'on leur présente une idée emballée dans un joli discours pour qu'ils la suivent sans hésiter, tels les moutons de Panurge. J'avais rapidement compris cela, c'est pour ça que je m'étais entraîné à discourir. L'art du discours n'était pas réservé aux aristocrates. Les paysans pouvaient faire aussi bien, il suffisait de travailler.

Mais une parole, aussi affûtée soit-elle, ne pouvait pas trancher une corde. Il me fallait donc trouver un autre moyen.

Mon regard parcourut rapidement les environs. Il faisait nuit mais un feu de camp faiblement alimenté projetait une lumière vacillante sur les alentours, créant des ombres disproportionnées. De toute évidence j'étais en campagne, pas loin de la grande Athènes. Question de logique. Mon agression avait eu lieu quelques heures auparavant. En si peu de temps, il aurait fallu les chevaux de Poséidon pour me faire sortir de l'Attique.

Non, j'étais à quelques milliers de pas de la Cité et selon toute probabilité dans un camp de brigands. C'est étrange, d'habitude les malandrins volent, tuent, violent ou les trois, mais ne font pas de prisonniers. A la limite, enlever un riche citoyen peut être une idée mais un fermier sans le sou…

La seule explication rationnelle que je pouvais trouver était que mes positions, tant à l'Agora qu'à la Boulle, gênaient certaines personnes. Certes, je ne pouvais pas fuir dans l'inconfortable position où je me trouvais, mais je pouvais quand même essayer de rompre mes liens.

Serrant les dents et bandant mes muscles au maximum, je tirai de toutes mes forces sur les cordes qui me maintenaient prisonnier. La douleur allait en s'intensifiant, je ne sentais plus mes mains tandis que mes poignets brûlaient. Du sang commençait à suinter et à goutter sur le sol. J'arrêtai immédiatement en soufflant. Impossible de m'en sortir de cette manière.

Epuisé je baissais la tête tout en essayant de reprendre mon souffle. Ma toge était trempée de sueur. Il fallait que je trouve un moyen de fuir. Mince ! Comment avais-je pu me faire avoir aussi facilement par ces mécréants ?

Soudain, le souvenir de l'étoile noire me traversa. Je levai instinctivement les yeux au ciel afin de la revoir. Mes yeux n'eurent pas besoin de la chercher puisqu'elle attirait inlassablement mon regard. Elle dégageait toujours cette aura de force et de pureté. Moi simple humain, créature changeante et imparfaite, je contemplais cette œuvre d'art crée par les dieux, parfaite et éternelle. Une incroyable beauté se dégageait d'elle. Une beauté qui transcendait tout, qui m'arrachait à mon enveloppe charnelle. Sa vision me transformait. Je n'étais plus un être de chair, j'étais un tourbillon de sentiments. Mon âme s'enflammait écrasant tout le reste.

Haine ! Colère ! Peur ! Amour ! Honneur ! Courage ! Ecœurement ! Indignation ! Mépris !

Je hais profondément les humains. Leur égoïsme est écœurant. Leur attitude me dégoûte au plus haut point. Ils volent, ils agressent, ils menacent, ils tuent juste pour leur propre intérêt. Ces créatures inférieures aux animaux ne se soucient jamais du mal qu'ils provoquent. Les humains ont tous été créés identiques par les dieux. Certes nous sommes différents, et les femmes n'ont pas de cœur, mais aucun citoyen civilisé ne peut prétendre ignorer les souffrances qu'endurent les victimes. Même les barbares des contrées lointaines connaissent la douleur et la peur.

Les humains ! Jamais ils ne se soucient du mal qu'ils provoquent. L'âge d'or nous a été enlevé. Nous vivons dans un âge de fer où il faut nous débrouiller sans les dieux, mais nous leur devons toujours reconnaissance. Prométhée nous a donné le feu et l'a payé de sa vie. Tout acte a des conséquences. Les humains l'ont oublié.

Ils s'imaginent avoir tous les droits. Mais ils n'ont pas tous les droits ! Même si la vie est injuste, la mort ne l'est pas. Le seigneur Hadès a créé un monde des morts pour punir les hommes mauvais, pour leur infliger ce qu'ils ont fait subir, c'est là une excellente leçon.

Et pourtant ils continuent de se plaindre.

Pour eux, tout est dû.

Les innombrables dons des dieux ne leur suffisent pas. Chaque jour qu'Hélios fait nous apporte des occasions de se réjouir et d'autres de pleurer. Grâce à Athéna, des champs d'oliviers couvrent nos collines. La déesse nous a donné la charrue pour labourer nos champs et le tissage pour nous vêtir. Le grand Poséidon calme les flots pour nos bateaux, permettant à nos marins de voyager jusqu'aux confins du monde connu pour la gloire et le profit de la Cité.

Les anciens ont tracé depuis longtemps le chemin de l'honneur et de la vertu. Il suffit de le suivre. Pourquoi s'en détournent-ils ?

La fuite n'a jamais été une solution.

Quand on croit pouvoir échapper au mal et au malheur, on fuit loin, très loin. Mais c'est inutile ! Où qu'on aille ils nous rattrapent toujours. Les marins qui échappent à Charybde se jettent dans les griffes de Scylla. C'est pour cette raison qu'il faut faire face et se battre. On peut fuir si on imagine se mettre à l'abri. Mais ce n'est que provisoire, factice, illusoire. Le mal revient toujours. Il existe dans toutes les contrées, dans tous les cœurs. C'est pour ça qu'il faut l'affronter de face. Sans jamais se décourager.

La colère est-elle une solution ?

C'est une réaction égoïste. L'humain qui croit son bonheur menacé est furieux. Quelqu'un qui s'est fait déposséder est révolté, et c'est acceptable dans une certaine mesure. Notre société ne peut fonctionner qu'à la condition que tous les citoyens respectent les lois.

Mais qu'en est-il du voleur ? Est-ce qu'il considère le vol comme un acte infâme ? Je suppose que non puisqu'il s'y livre. Et s'il advient que notre voleur devienne lui-même une victime, il deviendra furieux. Le malandrin considérera alors le vol comme une chose très grave et moralement répréhensible.

Toujours ce profond égoïsme !

Il n'y a pas un seul humain qui se révolte face aux injustices, ils s'en fichent. Je suis le seul à me battre.

Tous les éliminer !

Tue-les tous !

Il faudrait tous les éliminer.

Les voleurs, les tueurs, tous ces brigands, tous ces menteurs qui manipulent le peuple. Je devrais tous les tuer pour purifier la nation.

La violence !

La haine !

La colère !

Mes émotions tourbillonnent dans mon esprit avec une force incroyable.

La haine et la colère procurent un pouvoir illimité. Ma puissance me semble telle que je pourrais détruire toute vie. Et ça vaudrait peut-être mieux ? Si je détruisais tous les humains vivants, si je détruisais toute vie… L'humanité vivrait alors dans un monde idéal créé par le seigneur Hadès.

Les dieux nous obligent à vivre sur Terre. Mais c'est un enfer permanent. Les humains souffrent durant la vie. La faim, la soif, la tristesse, la mort des proches, la déception, … tant de souffrances et si peu d'espoir.

Je comprends que certains brandissent leurs souffrances comme excuses pour justifier leurs actes frauduleux, mais je ne puis l'accepter.

J'ai souffert comme tout le monde. Et pire encore ! J'ai souffert plus qu'aucun humain sur cette planète, mais je ne suis pas passé dans le mauvais camp. Je suis toujours resté honnête malgré les épreuves, courageux face au danger, fier dans l'effort, fidèle à ma Cité et à nos dieux.

« Ah ! Tu es réveillé.

La voix me tira du tourbillon d'émotions et je reprenais lentement conscience de ma position. Mon esprit était ailleurs comme si mon corps n'était qu'un vaisseau dont je pouvais me détacher à tout instant. Progressivement j'émergeais de mon rêve éveillé et reprenais le contrôle de mon corps. Mes sentiments se calmaient et ma raison reprenait le dessus.

Qui ?

Mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité ambiante, aussi essayai-je de détailler mon interlocuteur. Il portait une toge classique, des sandales lambda et une espèce de cagoule noire sur la tête. Cette dernière m'intriguait particulièrement. Le brigand tenait à dissimuler sa voix ou son visage, par conséquent, il espérait me laisser partir en vie sans me dévoiler son identité, que je devais connaître.

Il est réveillé, cria l'homme vers le feu.

Deux silhouettes surgirent de l'obscurité et vinrent se poster à côté de lui. Les nouveaux venus portaient exactement le même costume, dans le but de me perturber certainement. Ils essayaient de se fondre dans l'anonymat mais je distinguais déjà des signes singuliers chez eux. L'un d'entre eux était grand, trop grand pour un athénien ordinaire. Il y avait peu de gens de sa taille et ce serait facile de le retrouver. En revanche je ne savais pas si les trois parlaient le grec. Jusqu'à présent seul le type du milieu avait prit la parole, avec l'accent d'Athènes.

Le brigand légèrement en retrait était plus petit, ou plus voûté, que ses partenaires. Sa silhouette me rappelait étrangement celle de Gigant, mais ce n'était qu'une supposition. Je voyais mal ce lâche prendre part à une telle affaire.

Sais-tu pourquoi tu es ici ? demanda le petit homme avec une voix volontairement déformée.

J'esquissai un sourire arrogant malgré ma position inconfortable.

Hin ! Evidemment que je sais ! J'ai été attaqué par des brigands donc en toute logique je vais me faire dépouiller, peut-être torturer et certainement tuer.

Tu n'y es pas du tout, reprit le petit homme.

Ce devait être le chef de l'équipe puisqu'il menait la discussion, à moins que son supérieur lui ait intimé l'ordre de la faire pour que je détourne mon attention. Les deux autres ne semblaient pas particulièrement pressés de parler. Ils se contentaient d'observer patiemment.

Etaient-ils seulement trois ? La taille des bandes armées était variable mais ça me semblait peu. S'agissait-il de jeunes spartiates venus chercher leur pitance loin de leur patrie ? Des thébains à la recherche de fortune ? Des espions perses en quête d'informations ? Des barbares de l'ouest ayant fait naufrage sur nos côtes ? Des criminels exilés d'Athènes ?

Nous voulons te proposer un marché.

Confirmation de mes suppositions. Les trois bandits envisageaient de me laisser en vie.

Dis-moi d'abord avec qui je suis en affaire puis nous pourrons discuter.

Non pas que je m'attende à ce qu'il me dévoile sa véritable d'identité, mais j'espérais bien qu'il se trahisse.

Bien sûr, c'est la moindre des politesses.

Je fus alors doublement surpris. L'inconnu ôta sa cagoule et se redressa, prenant subitement deux coudées de plus. Je clignais des yeux pour m'assurer que je n'étais pas le jouet d'une illusion. Pourtant l'image du petit homme voûté et encagoulé avait complètement disparu. A sa place se tenait un homme dans la force de l'âge, portant de longs cheveux mauves en catogan ainsi qu'une étrange armure taillée dans ce qui ressemblait à du corail.

Pft ! Une protection en coquillage ! Ridicule comparée à une armure d'airain athénienne. Ce type n'avait jamais dû connaître de véritable combat. D'ailleurs sa silhouette était plus celle d'un vil brigand, prêt à glisser dans l'ombre, plutôt que celle d'un honorable guerrier.

Je suis Thrasymaque des lyumnades.

Désolé, je n'ai pas le plaisir de te connaître…es-tu un artisan ?

Hin ! Non. Mon métier est assez inhabituel. Je suis une sorte de prêtre au service des dieux.

Ah je vois…nos dieux pris de folie ont décidé de s'adjoindre les services de vils brigands alors qu'ils ont des héros mythiques à leur disposition.

Qui sait ? Peut-être es-tu en train de t'adresser à un demi-dieu ?

Et que me veut-il ?

Le dénommé Thrasymaque s'approcha de moi. Ses pupilles indigo aux reflets rosés n'avaient rien d'humain. Je n'avais jamais vu pareille chose ! Certainement une malédiction des dieux !

Je veux que tu pousses la ville d'Athènes à attaquer.

Pourquoi ne suis-je pas surpris ?

Très bien…je constate que j'ai affaire à un ignorant…Sache donc que ma glorieuse cité est ce qu'on appelle une démocratie ! Les décisions concernant le destin de la ville sont votées par l'ensemble des citoyens, aussi ton acte d'intimidation ne servira strictement à rien.

Tu manies habilement les mots, athénien. Et tu dois savoir que la foule, celle qui détient le pouvoir, se fait facilement leurrer par les discours. Il suffit d'un homme avisé pour faire changer d'avis un peuple.

Il y a déjà bon nombre d'orateurs qui soutiennent la cause de la guerre.

Et tu t'opposes à eux pour une raison qui m'échappe. Quoiqu'il en soit je t'offre de rallier ce camp. Si tu parviens à convaincre la populasse de passer à l'offensive tu recevras des richesses inouïes. Un trésor qui dépasse tous tes rêves.

Les rêves comme tu dis ne sont que des spectres qui hantent les nuits. Pour ma part je préfère des valeurs tangibles comme la terre de mes ancêtres.

Je te sens sceptique. Apprends que nous disposons d'un butin qui s'élève à mille milliers de mines.

J'eus le souffle coupé par l'énormité de la révélation.

Mille milliers ? Par Crésus, aurais-tu rançonné le roi Midas ?

Rassure-toi, je te présenterai mes espèces sonnantes et trébuchantes en temps utile.

Oui…votre marché est tentant. Après tout, je préfère enrichir ma fortune personnelle et laisser ces idiots d'athéniens courir au massacre puisqu'ils l'ont voulu ainsi.

Thrasymaque sourit, comme s'il s'attendait à me voir répondre ça.

J'ai le pouvoir de lire dans le cœur des humains…et même dans le tien Rune.

Alors ce n'est pas la peine d'essayer de tromper ma vigilance avec quelques belles paroles…je te relâcherai quand je serai sûr que ton cœur est avec nous…

Dommage ! Je pensais naïvement qu'ils allaient effectivement me croire et me laisser partir…

En revanche, cette histoire de lire dans le cœur des hommes est ridicule ! Il me prend pour un enfant ou quoi ?

Garde ton or Thrasymaque. Je n'en ai pas besoin.

L'argent ne t'intéresse donc pas ?

Pff…que valent les possessions matérielles ? Les dieux peuvent choisir de nous les reprendre à tout moment ! Bien fou est l'homme qui se croie éternellement riche.

Paf !

Le plus grand des brigands avait subitement décidé de m'offrir un coup de poing. Il avait une sacrée force dans le bras et je sentis mon esprit s'égarer quelques instants après le choc. La douleur était intense et semblait vouloir persister sur le haut de ma joue.

Du calme, tonna le chef.

Je vous avais dit qu'on ne pourrait pas l'acheter ! Maintenant il lui faut choisir : la vie ou la mort !

L'homme à l'armure de corail se tourna vers moi avec un air navré. Il devait être du genre intellectuel et l'attitude de son compagnon le décevait profondément. Thrasymaque espérait me corrompre mais c'était peine perdue.

Je n'aime tes méthodes, berseker. Mais tu as raison…, dit-il avant de se tourner vers moi. Citoyen Rune ! Nous ne te laissons pas le choix. Rejoins-nous ou tu mourras !

Pff…ai-je l'air d'un homme de peu de foi ? J'ai été juste tout au long de ma vie, aussi je ne crains pas d'être jugé dans l'Hadès ! Pouvez-vous en dire autant ?

PAF ! REPAF ! BAF !

Une pluie de coups herculéens s'abattirent sur moi. Mon visage et mon torse, incapables d'esquiver, encaissaient des coups de poing ayant la force d'une massue. Les vagues de douleur me traversaient sans cesse au point de se mélanger et de se perdre. Je sentais distinctement mon visage ensanglanté se boursoufler tandis que mon ventre se rétractait. Des ecchymoses se mirent à pousser sur mon corps comme autant de moisissures sur un cadavre.

Soudain une note de musique vint stopper l'avalanche meurtrière. Le troisième brigand avait sorti, dont ne sait où, une éclatante flûte argentée.

Berseker…je n'ai pas envie d'expliquer aux dieux de quelle manière j'ai fait exploser le traître qui refusait d'obéir aux ordres de son chef.

Grr…, grogna le grand homme qui semblait paralysé depuis la note de musique. Marina…ton dieu t'autorise à jouer de la flûte…ça ne m'étonne pas ! Cet instrument rappelle tes origines humaines et montre que tu es incapable d'user des véritables…

Je n'ai pas besoin d'une harpe pour te détruire espèce de…

Il suffit ! cria Thrasymaque, ramenant immédiatement le calme dans son équipe. Je connais beaucoup de dieux qui apprécient le chant de la flûte et je pense que cet instrument suffira amplement à tuer le prochain qui désobéira. C'est compris !

Bien ! continua le brigand sans attendre la réponse. Citoyen Rune, tu comprendras qu'il m'est impossible de les retenir bien longtemps. Rallie-toi à nous ou je laisserai l'autre fou te rouer de coups jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Raaaa…pfuh ! répondis-je en crachant du sang. Je t'ai déjà dit que je ne craignais pas l'Hadès !

Laisse-moi le tuer, demanda le grand homme.

Non…lui ôter la vie ne nous sera d'aucune utilité. Mais rassurez-vous, les lyumnades lisent dans le cœur des mortels.

Le troisième individu gardait sa flûte à la bouche, prêt à arrêter celui qu'on appelait le berseker. Comme si une simple note de musique pouvait immobiliser quelqu'un ! J'avais affaire à des fous !

Citoyen, si tu refuses de rallier notre cause, ta famille pourrait en subir les conséquences…

Mes fils !

Alors ?

Alors…on doit tous mourir un jour ! déclarai-je froidement.

Thrasymaque fit un pas en arrière. La surprise se lisait dans yeux indigos.

Nous ferons brûler ton domaine ! Tes gens seront massacrés ! Ton dème sera ruiné !

Et alors ? Commettre une injustice est cent fois pire que de la subir ! Si tu perpètres tes crimes, tu subiras un châtiment inimaginable dans l'Hadès !

Je prendrai ton apparences et je répandrai le malheur en ton nom. Ton honneur sera sali dans la mémoire de tous les hommes. Et on crachera sur la ville d'Athènes.

Pfff…l'honneur des athéniens a déjà été perdu à Sardes !

Thrasymaque enrageait. Il se retourna prestement et se dirigea vers le feu. Ses compères le suivirent. Les brigands escomptaient tenir des propos loin de mes oreilles mais s'éloigner est inutile quand on crie.

Par tous les Océans ! Ce type est un monstre ! Je ne trouve rien dans son cœur et tous les arguments de raison ne le troublent pas davantage !

Tu veux que je le frappe ?

Tais-toi berseker, rétorqua le flûtiste. Général des lyumnades, ne peux-tu pas prendre l'apparence d'un de ses proches ?

Aucun intérêt. Cet homme n'éprouve aucune hésitation à sacrifier sa famille. Je doute qu'il existe un être capable de le faire changer d'avis, répondit Thrasymaque.

D'où tient-il une telle force d'âme ? s'étonna le musicien.

Il a une foi inébranlable dans les dieux.

Alors parle-lui des dieux !

Leucosia, tu n'es qu'un imbécile ! Je suis censé le ramener vivant à Athènes. S'il se met à parler des marinas ou des bersekers certaines personnes risquent de découvrir notre affaire…

Arès la connaît déjà…, ajouta le grand homme croyant dire quelque chose d'intelligent.

Suffit ! C'est pour Athéna et Poséidon que je m'inquiète ! Si les dieux sont avertis, ils pourront se venger sur nous, asséna l'homme aux longs cheveux mauves.

Tu t'inquiètes trop Thrasymaque. Les dieux sont des idiots qui ne se préoccupent que de leur gloire personnelle. Même s'ils apprennent notre petite manœuvre, ils seront obligés de tomber dans le piège.

Je pense la même chose, annonça le colosse.

Tu penses toi ? répliqua le musicien.

Les voix commençaient à faiblir et je ne parvenais plus à distinguer leurs propos. De quoi pouvait-il s'agir ? Pourquoi s'inquiéter d'avertir les dieux ? Les êtres divins ont théoriquement connaissance de chaque chose en ce bas monde (hormis les infidélités de leurs amants bien entendu).

Les trois brigands me laissèrent patienter quelques heures. Sans doute espéraient-ils que la faim et le sommeil viennent à bout de ma résistance. Il faut bien avouer que de se tenir debout en permanence me fatiguait. Pire encore, je m'ennuyais.

Quand je croiserai les juges des Enfers, pensais-je sans ironie, il faudra absolument que je les prévienne. Créer des files d'attente aux portes de la mort est intolérable. Les morts doivent pouvoir passer en jugement rapidement et rencontrer la justice divine…

Ecoute-moi Rune.

La voix me ramena à la réalité. Je m'étais assoupi un court instant sans m'en rendre compte.

Suis nos ordres ou tu subiras la colère des dieux ! déclara Thrasymaque.

Et tu veux bien m'expliquer en quoi le fait de rester loyal à ma cité me destinerait à subir les foudres divines ?

C'est un ordre d'Athéna elle-même.

Ah bon ? fit le colosse surpris, avant de se faire assommer par son collègue.

Oui, la déesse m'a contacté pour me confier cette mission divine, reprit Thrasymaque.

Je vois, répondis-je. Et comment puis-je m'assurer que tu parles au nom de la déesse de la cité ?

Je suis un de ses fidèles chevaliers sacrés dont parlent les légendes, expliqua Thrasymaque.

Par Apollon ! Tu es un sacré farceur ! La muse de la comédie a élu domicile dans ton esprit !

Pour toute réponse, le mystérieux brigand leva une main. Un rocher placé à quelques pas de lui explosa immédiatement en milliers de morceaux dans un bruit effroyable.

Par tous les dieux !

Sous le coup de la surprise, j'en appelai à tous les dieux dont je connaissais le nom. J'avais déjà assisté à de nombreuses supercheries mais là c'était grandiose. Il aurait fallu une dizaine d'hommes armés de masses pour broyer ce rocher et cet individu l'avait volatilisé en faisant un simple mouvement.

Mais alors…

Une aura dorée brillait autour du chevalier d'Athéna. Le brigand était devenu un être de lumière éblouissant capable d'éclairer les ténèbres par sa seule présence.

Tu es bien un chevalier de légende…

Thrasymaque sourit.

C'est exact. Je ne suis pas censé montrer mes pouvoirs aux simples mortels mais c'est un cas de force majeur.

Je comprends…

Maintenant que tu sais qui je suis, va et accomplis la volonté d'Athéna.

J'obéirai sans faillir aux ordres de la déesse mais pourquoi veut-elle que l'armée sorte de l'enceinte de la cité ?

Ah…sache que le fourbe Poséidon a lui aussi des guerriers sacrés aux pouvoirs phénoménaux. Le dieu des Océans souhaite attaquer ta cité pour la reprendre car elle lui appartient de droit.

Ce n'est pas ce que j'ai…

Si l'armée est absente, les héros d'Athéna viendront secourir la ville et tout se terminera bien.

Ahhhh…très bien. Si c'est un serviteur du dieu marin qui le dit, c'est de source sûre, terminai-je moi aussi soutenu par la muse de la comédie.

Quoi ? s'étrangla Thrasymaque.

Lyumnades hein ? C'est dommage pour toi mais j'ai écouté les légendes qui courent sur les chevaliers d'Athéna. Or d'après les histoires, ils sont tous placés sous la protection d'une constellation alors que les soldats de Poséidon portent les noms des anciens monstres marins.

Corne de bouc ! s'exclama Leucosia le musicien. On aurait dû le tuer…

Non, l'arrêta Thrasymaque.

Veux-tu te mettre au service du dieu Hadès ?

La question était apparue dans mon cœur comme par enchantement. Je savais instinctivement que celui qui s'adressait directement à mon âme n'était pas l'un des brigands. C'était elle !

L'étoile noire qui brillait dans le ciel de sa lumière obscure que seul moi pouvait voir.

Oui

Acceptes-tu de vendre ton âme à Hadès pour le servir éternellement ?

Oui, sans aucun doute possible

Je suis l'étoile céleste du talent et tu seras bientôt l'étoile céleste du talent. Tu es moi et je suis toi. Nous serons bientôt réunis dans la mort où tu découvriras ta véritable destinée. Tu hériteras de la puissance des étoiles obscures pour défendre la cause d'Hadès et servir la Justice.

Je suis prêt à tout pour la gloire d'Hadès

Il est écrit dans les astres que ta mort approche. Mais avant de quitter cette vie, Dieu m'a autorisé à te prêter mon pouvoir. Ce pouvoir qui sera tien quand tu seras spectre.

Soudain une aura obscure se matérialisa autour de moi. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait mais je vis toutes mes blessures guérir instantanément. Mon énergie revenait, avec la vigueur de mes vingt ans et la force de dix hommes !

Je bandai mes muscles pour m'arracher aux liens qui m'emprisonnaient. Les deux arbres auxquels j'étais attaché furent déracinés. Une force herculéenne m'habitait.

Thrasymaque réagit rapidement et tenta de m'expédier un direct en plein visage. Son attaque me parut étonnamment lente. Je me baissai et répliquai par un coup en pleine poitrine. La protection de corail, plus solide que je ne le pensais, protégea l'adepte de Poséidon mais elle ne l'empêcha pas de tomber à la renverse.

Celui-ci paraissait plus surpris qu'apeuré. Son compagnon Leucosia, pas plus que le berseker, ne comprenaient ce qui se passait.

Attends Procuste ! Je sens un cosmos naissant chez lui…, commença le musicien.

Ne te fous pas de moi Leucosia. Je connais cet homme depuis des années. S'il avait un cosmos je le saurai !

Procuste !

Mon beau frère ! On l'avait accusé de crimes affreux à une époque. Les cités voisines prétendaient qu'un fou répondant à sa description enlevait les voyageurs pour leur faire essayer son lit. Le problème c'est que les gens qui dépassaient du lit se faisaient immédiatement raccourcir.

Je n'avais pas prêté attention à ces rumeurs, estimant le nombre de preuves insuffisant. Pourtant je découvrais aujourd'hui mon cher beau-frère allié à des brigands, pire encore, des adeptes de Poséidon, l'ennemi héréditaire de notre déesse adorée.

Il allait payer pour tous ces crimes.

Pour Arès ! rugit le lion suant.

Il jeta au loin sa toge pour dévoiler une armure rouge inquiétante. La protection était beaucoup moins belle que celle de Thrasymaque. La cuirasse ne protégeait que le torse et sa couleur n'évoquait que le sang. Aucune décoration esthétique sur cette vulgaire armure de soldat.

Une boule de lumière écarlate apparut au bout du poing de Procuste. J'ignorai ce que c'était mais je me doutais que cela ne signifiait rien de bon. La sphère lumineuse jaillit à une vitesse stupéfiante dans ma direction. J'eus à peine le temps de lever une main devant moi pour détourner le projectile.

La boule déviée alla s'écraser quelques mètres plus loin et explosa dans un bruit d'Apocalypse, arrachant des arbres et enflammant les branches sèches.

Par l'engeance maudite de Minos ! C'est un spectre ! hurla Leucosia qui avait soudainement compris.

Thrasymaque, à terre, analysa rapidement cette hypothèse. D'après ses sources, les serviteurs du dieu Hadès ne se rendaient que très rarement sur terre. Pourtant… ce cosmos si noir, et si puissant, ne laissait que peu d'alternative.

Ca expliquerait beaucoup de choses en effet, dit-il pour lui-même. Tuez-le !

On essaie !

La silhouette massive de Procuste passa en volant devant le général des lumnyades. Le berseker s'écroula, la cuirasse perforée par de multiples coups.

Oh le bâtard ! Il faut une attaque cosmique !

Leucosia en était arrivé à la même conclusion. Il porta sa flûte aux lèvres et se mit à jouer. Sans me douter un seul instant des effets de sa musique, je me ruai sur lui le poing en avant, prêt à l'assommer.

Que ?

J'étais bloqué !

Je ne pouvais plus bouger un seul muscle. Pourtant, aucun lien ne me retenait.

Par Hadès, je n'y vois rien ! Pourquoi suis-je arrêté ?

J'appris par la suite que ce brigand était le général de la sirène maléfique. D'après les légendes, son chant envoûtant pouvait accomplir des miracles et contrôler l'esprit des hommes.

J'ignore qui tu es vraiment Rune mais je sais en revanche que celui qui écoute mon menuet marin se trouve dans l'impossibilité de bouger. Même si ton cosmos est grand tu ne pourras…

AAAAhhhh !

Hurlant toute ma rage, je bandai mes muscles au maximum pour échapper à cette étreinte invisible. L'aura noire qui m'enveloppait se mit à tourbillonner furieusement, comme une horde de mouches avide de passer à table.

Non…impossible…

Je parvins à me dégager du carcan musical. A ce moment Thrasymaque arriva par derrière et tenta de m'immobiliser.

Maintenant ! Tue-le !

Très bien ! Rune je vais t'offrir mon attaque ultime !

« FINAL CACOPHONIQUE »

Avec les notes monta en moi une immense douleur qui me vrilla les tympans. Je hurlai sans m'en rendre compte à cause de cette souffrance innommable. Par tous les dieux ! Je n'avais jamais rien entendu d'aussi horrible au cours de mon existence, et pourtant j'en avais vu passer des flûtistes incapables dans les rues d'Athènes.

Celui-là prenait un malin plaisir à jouer le plus mal possible. Sa musique n'était que pure cacophonie. Chaque son, chaque enchaînement avait pour but de déchirer les oreilles et de lacérer mon âme. J'essayai tant bien que mal de me dégager de l'étreinte du marina mais mon corps ne répondait plus.

Le chant maléfique de la sirène s'infiltrait dans tout mon corps et chassait la vie. Mes sensations s'effilochaient au fur et à mesure que la partition se décharnait. Les notes, plus sournoises les unes que les autres, s'écrasaient inlassablement sur mon cœur avec des vagues de souffrances.

Mes pensées s'égaraient dans le labyrinthe de douleur. Mon univers n'était plus qu'une éternelle affliction où les plaintes se mêlaient aux cris. Etais-je un damné du Tartare pour subir ce sort pire que la mort ?

Pour avoir servi dans l'armée, je savais que la douleur finissait par s'atténuer avec le temps. Ou on cessait d'y prêter attention tout simplement. Mais ici, c'était tout le contraire. Les vagues de souffrance se faisaient de plus en plus violentes, ne laissant aucun répit à mon esprit malmené.

Je n'aurais su dire si je pleurais des larmes ou sang, mes yeux ne répondaient plus. De tous mes sens, je ne percevais plus que cette maudite ouïe. Plus rien n'avait d'importance hormis cette diabolique cacophonie qui me déchirait de toutes parts.

L'attaque dura des siècles, ou peut-être une poignée de secondes, mais pour moi c'était une éternité. J'en venais presque à supplier Thanatos de m'accorder la mort pour échapper à cette torture infernale. Douleur ! Douleur ! Douleur ! Le monde n'était plus qu'une immense blessure, mon corps une plaie béante.

Mon esprit était incessamment ballotté par les vagues maudites du serviteur de Poséidon. Malade, je recevais des coups incalculables qui m'emmenaient chaque fois plus loin dans l'horreur. L'aura noir qui me soutenait auparavant avait elle aussi fui devant la musique maléfique de la sirène.

Au cœur de l'ouragan je ne pensais plus à rien. Essayant de me raccrocher au monde réel, à une bouffée d'air frais, à la clarté du ciel étoilé, je retombai sans cesse dans les entrailles cauchemardesques de la mélopée funèbre. Mon cœur n'en pouvait plus. Je le sentais battre de plus en plus fort, au point de craquer. Le sang circulait trop rapidement dans mon corps en feu.

Final !

Les dernières notes douloureuses déchaînèrent un tourbillon de cosmos qui entraîna mon âme dans le royaume des morts.

Cette nuit-là, une étoile obscure se mit à étinceler au plus profond des cieux.

Fin du chapitre

Rune fait ici référence au mythe du partage d'Athènes. D'après la mythologie, Poséidon aurait offert le cheval aux athéniens et Athéna l'olivier.

Une mine est équivalent au salaire d'un ouvrier sur un mois

Les instruments à cordes sont plus glorieux que les instruments à vent. Apollon, dieu suprême des arts, joue de la harpe et laisse la flûte à une divinité mineure comme Pan. De plus, l'utilisation d'un instrument à cordes permet de chanter simultanément, ce qui n'est pas possible dans le cas des instruments à vent.

Pour secourir une cité alliée, les athéniens ont combattu Sardes, placée sous la domination perse. La ville fut complètement pillée, ce qui peut expliquer pourquoi l'empire perse eut l'idée d'anéantir, la petite cité inconnue, Athènes par la suite.