L'Hadès

Rives du Styx

490 avant JC

Rune

Ce bruit. Ce bruit je ne le supportais plus.

J'étais mort ! J'aurais dû obtenir le droit au repos éternel. Au lieu de ça j'entendais autour de moi s'élever plaintes et lamentations. Là où un silence sépulcrale aurait dû régner, se déroulait une foire aux bestiaux innommable.

Qu'ils se taisent ! Mais qu'ils se taisent ! Faîtes-les taire !

« SILENCE ! »

Ma voix explosa en même temps que mon cosmos sombre. Le son pur et clair de l'ordre transperça le chaos des murmures indistincts pour ramener la paix. L'éruption d'énergie obscure balaya les autochtones comme autant de brindilles dispersées la brise endiablée d'Eole.

La vie.

La flamme s'était rallumée en moi. Elle renaissait sous la forme d'un brasier étincelant et vif comme la foudre éphémère qui embrase l'arbre solitaire. J'étais cet être unique ramené à la vie par le feu divin au milieu d'une campagne de cœurs arides, délaissés par les cieux.

J'ouvris les yeux sur un ciel noir d'encre.

Sombre est l'horizon dans l'Hadès. Toute trace de lumière a été effacée de la voûte céleste. Les lueurs sont restées à l'entrée, là où tout pécheur doit abandonner l'espoir. Au cœur du monde souterrain, nul fuseau d'Apollon n'éclaire les terres rocailleuses. Aucune colonne de lumière ne s'élève du cœur de la terre. Il ne reste ici que les morts et leur souffrance.

Je sentis cette odeur pestilentielle.

Mélange infâme entre le soufre infernal, la pourriture marine et les couches de crasse grouillant probablement de vermine. Le vent chargé d'effluves nauséabondes charriait les immondices à travers l'air de la plaine. Le fleuve d'onyx, agité comme un soir de tempête, rejetait sur le rivage des morceaux de chair en décomposition. Les créatures qui s'affolaient tout autour de moi empestaient la saleté, pareilles à des barbares ignorant tout de l'hygiène.

Une partie de moi comprit où j'étais.

Ce ciel obscur où ne brille jamais la lumière du soleil. Ce fleuve glacial qui semble infranchissable. Ces hordes d'êtres perdus, ne sachant où aller. Ce chien à trois têtes en train de boulotter une dizaine de malandrins. Ce lieu aride où rien ne poussait, et pourtant ne gênait personne. Cette odeur de fosse. Si l'on ajoutait à tout cela le fait pratiquement certain de ma mort, il ne restait qu'une explication logique : j'étais dans l'Hadès.

C'était sans importance. La seule chose qui importait vraiment… c'est qu'ils se taisent !

« SILENCE »

Mes pensées s'embrouillaient mais je savais pertinemment une chose : le sombre nuage qui m'auréolait constamment me conférait des pouvoirs semblables à ceux des demi-dieux. D'un coup de poing, je pouvais briser un rocher et d'un mouvement de pied fendre les flots.

Les morts étaient des centaines tout autour de moi. Ils n'avaient plus rien à perdre et ne sentaient plus les coups. Toutefois, le temps nécessaire pour les réduire au silence ne me parut durer guère plus longtemps qu'un battement de cils.

Avant même que je ne réalise, des centaines de morts furent propulsés aux quatre coins de l'Hadès par des frappes titanesques. Ils retombèrent dans différentes prisons ou dans les nombreux fleuves de l'Enfer. C'était un châtiment peu juste en regard de leur vie, que de les jeter au hasard dans un enfer.

Mais je ne pouvais tolérer, je ne pouvais supporter, je ne pouvais pas accepter de subir ces complaintes, ces lamentations, ces paroles funèbres, ces bruits ! Ce bruit !

Le moindre son désagréable enflammait ma colère et mon ire ne s'apaisait qu'en libérant mes humeurs sous forme de coups lumineux indistincts.

Hep toi ! Je peux savoir ce que tu fabriques avec mes clients ?

Un hideux personnage s'interposa entre moi et mes cibles. Son visage répugnant était dissimulé par un casque de belle facture. L'inconnu portait une armure étincelante, noire et pure comme une nuit d'été constellée par les étoiles, ainsi qu'une rame pour toute arme.

Son attitude désinvolte ne traduisait que trop son assurance. Il devait avoir l'habitude de calmer les rébellions et autres rixes dans les rangs des damnés. Malheureusement pour lui, le sombre guerrier ignorait qu'il se trouvait face à l'incarnation d'une étoile céleste.

Silence vermine ! Je les fais taire ! expliquai-je.

Ecoute ! Je suis Charon le passeur des…

PAF !

Le psychopompe du Styx possédait certainement le même pouvoir que moi, à en juger par le nuage noir qui irradiait de lui. Toutefois, il avait commis l'erreur de sous-estimer son adversaire. C'est que contrairement à lui, je ne portais pas d'armure, de cuir ou de métal.

Charon aurait dû se méfier. J'étais le seul être vêtu d'une toge grecque au milieu de ces corps nus et décharnés, le seul visage décidé dans cette foule d'inconnus ayant perdu leur identité dans la folie, le seul propriétaire de sandales solidement lacées, le seul qui ne baissait pas la tête au moment de charger un inconnu terrifiant.

Je projetai à la vitesse d'une étoile filante l'extraordinaire énergie conférée par mon étoile. Cette source divine que je sentais poindre au plus profond de moi, un brasier glacial, une épée au fil tranchant prête à frapper, l'image même de la Justice. Puissance capable de déplacer les montagnes, de détourner les fleuves, de disperser les nuages, mais puissance bonne qui n'agit que pour une juste cause.

La vague d'énergie se déploya sous la forme indistincte d'une créature mythologique. Mon inexpérience étant telle dans la maîtrise du cosmos, j'avais tout bonnement projeté mon feu stellaire dans sa forme brute, sans chercher à le canaliser.

Le résultat aurait fait rire n'importe quel spectre débutant mais Charon se fit surprendre par la vitesse de cette attaque qu'il n'attendait pas. Il fut propulsé à plusieurs mètres de là et termina sa course contre un rocher dans un craquement sinistre.

Son casque chut à terre en même temps qu'un filet de sang.

Arrête immédiatement…, m'invectiva une autre voix.

De quoi j'me…

PLOUF !

Un coup surpuissant porté à une vitesse défiant le bon sens m'avait propulsé dans les eaux du Styx. Cela n'avait duré qu'un instant, si court que je n'avais rien compris. C'était comme si l'Invisible lui-même avait usé de sa volonté divine pour me punir.

Je t'avais prévenu, déclara très calmement un homme sur la berge.

Un homme ?

Il fallait être fou pour le confondre avec ces innombrables mortels inutiles qui peuplaient la terre. De cet être irradiait une sensation de puissance, de majesté et surtout de droiture. Il semblait capable de s'emporter mais je sentais chez lui une opinion droite légendaire, la force de cœur qui avait poussé tous les grands athéniens à accomplir des miracles.

Il portait une armure étincelante comme celle du passeur Charon. Les deux protections se ressemblaient au niveau de la matière mais le nouveau venu, un noble certainement à en juger par son allure, portait des ailes dans le dos.

Ah ! Agh ! Bloub !

Par tous les dieux ! Je suis attiré au fond de l'eau par une force obscure !

Comme tout bon grec qui se respecte je savais nager. Or je commençais à sombrer, cela ne pouvait être que l'œuvre d'une force maléfique, un mauvais génie des eaux !

Je commençai par battre des bras en tout sens pour essayer de remonter. Arrivé à la surface j'eus à peine le temps de cracher les quelques outres d'eau glacée que j'avais avalé, que je fus à nouveau attiré vers le fond.

J'eus alors une réaction, que je ne savais pas encore être commune à tous les chevaliers, je fis exploser mon Cosmos !

En un instant, pressé par l'envie de ne pas mourir une nouvelle fois, je rassemblai en mon âme ce nuage sombre qui emplissait mon âme et le fis jaillir tout autour de moi comme la lumière se répand au lever du soleil.

Une onde de choc se forma tout autour de moi et repoussa dans un tout indéfini eaux glaciales, morts décharnés et fantômes de poissons en tous genres.

Profitant de ma nouvelle force je rejoignis la rive en quelques brasses, et ce, plus rapidement que le meilleur des marins. Je sortis de l'eau et m'agenouillai au sol pour finir de cracher ce que j'avais ingurgité. Pour couronner le tout, l'utilisation de ma nouvelle énergie avait tendance à me fatiguer rapidement.

Keuf ! Pteuf ! Keuf ! ajoutai-je en crachant les litres d'eau (eau douce, c'était donc un fleuve me dis-je à moi-même).

Cette attitude désordonnée est commune à tous les spectres qui viennent de s'éveiller. C'est d'autant plus flagrant s'ils ont eu une mort violente, aussi je ne te tiendrai pas rigueur de ton attitude, répondit calmement l'inconnu.

Il ne se formalisait pas davantage de mon attitude, que j'aurais moi-même jugé folle.

Pffuu ! Keuf ! Oui, je ne sais pas ce qui m'a pris… Je suis…

Le citoyen Démosthène, fils de Polémarque et de Diotime. Originaire du dème d'Assos, on t'a surnommé « Rune » à cause de tes brillantes capacités intellectuelles.

Ebahissement.

Tout le monde ou presque savait cela dans ma cité mais je ne m'attendais pas à ce qu'on me reconnaisse dans le monde des morts (qui devait voir passer plus de cent fois l'équivalent de ma cité chaque saison).

Comment le savez-vous ?

Il n'y a rien que le dieu n'ignore. Toute ta vie est inscrite dans le registre des morts. Il m'a suffi de consulter le livre divin. De plus, le devin Thirésias m'avait averti de ton retour prochain.

Mon retour ?

Tu es mort depuis cinq ans maintenant. Nous attendions que ton esprit revienne des étoiles.

Je n'avais pas tout assimilé toutefois un élément retint mon attention.

Cinq années ! La peste soit de Cronos ! Que s'est-il passé durant cette période ? Athènes ! Ma cité ! Que lui est-il arrivé ?

Le sort des mortels ne te concerne plus désormais…

Excusez-moi d'insister mais ce sont des chevaliers sacrés de Poséidon au service d'Arès qui m'ont occis dans le but avoué de répandre le chaos.

Froncement de sourcils chez mon interlocuteur.

Ma dernière réplique, bien qu'insensée en apparence, semblait receler une vérité insoupçonnée pour certains.

Répète-moi ça…des chevaliers sacrés de Poséidon au service d'Arès ?

C'est du moins ce que j'ai compris. Les trois possédaient des pouvoirs surhumains semblables aux vôtres. Le premier portait une armure en corail, le second jouait d'une flûte meurtrière et le troisième se faisait traiter de Berseker.

Tu essaies de me dire que des Marinas de Poséidon alliés à des Bersekers d'Arès tentent de semer le trouble dans le monde des vivants sans l'autorisation de leur dieu ?

Euh…à dire vrai…je ne suis certain de rien…finalement je crains de m'égarer dans mes spéculations.

Certaines choses qui te paraissaient étranges vont devenir normales. Les choses qui te paraissaient normales vont devenir étranges. Tu n'es plus un mortel ordinaire. Tu es désormais un spectre au service d'Hadès.

Etant donné toutes les choses extraordinaires qui me sont arrivées, j'en viens presque à trouver cela normal.

J'ai mis ma vie au service de la Justice. Je peux continuer après la mort.

Très bien. Je vais te conduire auprès du dieu. L'eau du Styx a dû emporter avec elle toutes tes impuretés.

Je me retournai vers le fleuve sombre.

Le Styx ? N'est-ce pas le fleuve dans lequel Achille a été plongé ? Vais-je devenir invincible à mon tour ? demandai-je en mirant l'onde.

Hin ! Ne t'inquiète pas. Tous les serviteurs d'Hadès reçoivent la vie éternelle. Maintenant partons…

Un instant ! Je ne sais pas qui tu es…et je n'ai pas l'habitude de suivre un homme qui tait son nom. Si tu n'as aucune honte à te présenter, fais-le. Tu sais tout de moi et je ne sais rien de toi, cela ne me convient guère.

Il me semblait évident que l'inconnu chercher à me dissimuler son nom car celui-ci devait être attribué à quelques méfaits. Mais je compris bien vite mon erreur. L'agacement que je lisais sur son visage venait plus de mon attitude curieuse que de sa véritable identité. Je réalisai qu'il n'avait agi que par modestie lorsque j'entendis ces quelques mots souffler entre ses lèvres.

Je suis Rhadamanthe.

Rhadamanthe !

Inutile de déclamer le nom de ses ancêtres ou de son territoire, il n'y avait qu'un seul Rhadamanthe à travers tous les mondes connus qui se présenterait de cette manière, en étant sûr d'être reconnu.

Non ! m'exclamai-je, estomaqué.

Par le chien ! Vous êtes Rhadamanthe ! Le fondateur du code crétois ! Un des hommes les plus juste que la terre ait jamais porté ! Le fils de Zeus ! Celui qui remplace Hadès au tribunal des enfers !

Puis prenant conscience de mon attitude irrespectueuse, je m'agenouillai prestement en baissant la tête.

Pardonnez-moi sire ! Pour mon attitude, mes paroles insensées, mes actes violents, je n'ai aucune excuse…

Rhadamanthe sourit, amusé par ce qu'il jugeait être des pitreries.

Relève-toi Rune. Si tu es encore là c'est que Dieu n'a pas jugé bon de t'anéantir.

Je me remis debout.

Merci mon dieu…

Quand je parle de dieu…je parle bien évidemment du seul et unique…HADES. Contrairement aux rumeurs que tu as pu entendre dans le monde des vivants, je n'ai pas d'origine divine. J'ai été un simple mortel comme toi, avant que le grandissime Hadès fasse de moi sa première étoile.

Très bien sire…

J'ai été roi des hommes dans mon vivant. Aujourd'hui, je ne suis plus roi. Je suis un Spectre au service de sa majesté, un Juge du tribunal des Enfers.

Bien votre majesté. Je respecte les trois Juges pour leur valeur.

Oui…mais en réalité nous ne sommes que deux…Je travaille au tribunal avec le Juge Eaque et pour dire vrai, nous avons beaucoup de travail et l'aide d'un auxiliaire ne serait pas de refus.

Et qu'en est-il du juge Triptolème ?

…hmmmmmm…

Ne me dites pas que c'est le fourbe Minos qui occupe le troisième poste de Juge au tribunal !

Non. Mais voilà…l'étoile que je pensais être celle du troisième juge a absorbé deux âmes au lieu d'une seule. Tant qu'elle ne se décidera pas à prendre forme humaine, je ne pourrais pas te dire qui est le dernier juge, répondit Rhadamanthe.

? Les étoiles se joueraient de nous ?

Les étoiles sont mystérieuses et comme tout mystère, il nous dépasse. Hadès détient les réponses et Dieu est bon. Ne t'inquiète pas.

Je vous fais confiance…et j'accorde toute ma foi à Hadès.

Fort bien. Maintenant l'affaire est entendue, nous allons nous rendre à l'autre bout du monde.

Comment ? Il faudrait d'abord traverser ce fleuve…et j'ai assommé le passeur dans ma folie… »

Un halo d'énergie nous engloba et nous disparûmes, emportant avec moi les dernières paroles sensées. Mais qu'est-ce qui garde un sens dans ce monde d'en bas ?

Guidecca, la sphère du Dieu

C'est assurément la force d'un dieu qui nous amena jusque-là, puisque le sort des humains est de marcher pour se déplacer. Apparaître au cœur d'un temple alors que je me trouvais l'instant d'avant sur les rives du Styx était prodigieux.

Sir Rhadamanthe ne semblait guère troublé, comme si ce voyage miraculeux était pour lui une habitude. Pour ma part j'étais effaré de tout ce que je voyais.

Nous étions dans une pièce immense soutenue par de gigantesques colonnes corinthiennes. La voûte du plafond planait à soixante coudées au-dessus de nos têtes. Le dallage au sol resplendissait tant il était poncé avec soin. La roche utilisée pour la réalisation de l'ouvrage m'était inconnue mais je me doutais bien qu'un dieu méritait le meilleur du monde divin.

Dans mon pays natal les habitations étaient si solides qu'un voleur pouvait traverser les murs. Hormis nos lieux de culte, réalisés par les plus grands artistes de notre siècle, nos constructions n'avaient rien d'éternel. Ce palais, ou du moins ce que j'en voyais, représentait tout le contraire. Dans le monde des morts où tout est censé finir, le bâtiment se dressait là inaltérable, prêt à défier les siècles pour faire valoir son immortalité.

Peut-être est-ce cet aspect invincible, incorruptible, qui me fit trouver belle cette roche. Hadès l'avait choisie à son image : inflexible. Pour le dieu de la Justice, c'était logique de se bâtir un temple éternel qui n'admettait aucune digression.

Ou peut-être est-ce l'aspect spartiate de la salle qui me séduisit. Hormis les colonnes, les rideaux et deux statues colossales, je ne voyais pas de mobilier ou de foule d'indésirables. Etrange. Habituellement les rois ou les tyrans préfèrent les salles de réception fastueuses et somptueuses qui leur servent à étaler toute la richesse matérielle qu'ils possèdent. Mais un dieu est au-dessus de ces considérations. Mon dieu est un être sage qui juge le cœur des hommes et non leur richesse.

S'il a choisi Rhadamanthe, ce n'est pas pour ses origines royales (ou divines s'il est vraiment fils de Zeus) mais bien parce qu'il est un homme juste.

Tiens ! Je me demande s'il n'y a pas un rapport entre l'étrange armure de sa majesté et les deux statues qui encadrent l'escalier. Un sculpteur, fort habile, y a représenté des créatures monstrueuses dont le nom m'échappe (peut-être n'appartiennent-elles pas à la mythologie, et après tout, nous pauvres humains, ne connaissons rien). Les bêtes sont semblables, peut-être des jumeaux ? Elles de grandes ailes et une sorte de bec rempli de dents acérées, il doit s'agir d'une espèce de chimère.

Les sculptures sont impressionnantes et doivent facilement terroriser les peuples qui défilent ici mais pour ma part je suis davantage ébloui par le silence qui règne ici. Ce calme olympien est un décor autrement plus noble qu'une horde de laquais résolus à faire du bruit inutilement.

« Te voici à Guidecca, la quatrième sphère du monde sous-terrain et la demeure de notre dieu.

Mes yeux sont éblouis par toute cette beauté mais mon cœur l'est encore plus par ce qui est invisible.

Maintenant prosterne-toi. Notre vénéré maître va apparaître en haut de ses marches et nous devons lui présenter nos respects.

Cela s'entend.

Je mis un genou à terre et baissai la tête. J'étais résolu à adopter une attitude pieuse toutefois un détail me dérangeait.

A quoi servait donc ces rideaux en haut de l'escalier ? De grandes tentures, de grande qualité, l'œuvre admirable d'une dizaine de tisserands aussi habiles que des araignées, masquaient aux regards curieux le fond de la pièce. Le trône de notre dieu était-il masqué par ces incroyables rideaux aux couleurs sombres ? Hadès étant le maître du monde invisible, était-il lui-même invisible ?

Par Zeus non, quelle folie. Même les enfants savent que le dieu s'est fait forger un casque qui le rend invisible, c'est donc qu'il ne l'est pas en temps normal.

A quoi servent ces tentures, sir ? demandai-je, poussé par la curiosité.

Nous, simples humains n'avons pas le droit de regarder le dieu.

Comment ? Tu veux dire qu'il se cache derrière ces rideaux ?

UN DIEU NE SE CACHE PAS ! tonna Rhadamanthe.

Si fait. Je suis bien de cet avis mais je voudrais savoir si quelqu'un l'a déjà vu…majesté, l'avez-vous déjà rencontré ?

Mon interlocuteur refusa de répondre et détourna la tête.

Devant ce mutisme je résolus de me relever. Je n'allais pas m'agenouiller devant un simple rideau, c'était ridicule. Les cas ne manquent pas, dans l'histoire, où des hommes se sont fait passer pour des dieux en créant un mystère autour d'eux. De simples mortels ont déjà essayé d'usurper les privilèges des immortels. Mais ça ne marchera pas avec moi !

Je fis quelques pas en direction des escaliers, à la grande surprise de Rhadamanthe qui n'essaya pas de m'en empêcher.

Je ne suis qu'un humain. J'ai besoin de voir pour croire, répondis-je sans me retourner.

Soudain un nuage pesant se matérialisa dans la pièce. Non, ce n'était pas un nuage mais une impression diffuse de lourdeur. C'était…c'était…une immense aura, démentielle, divine, colossale, gigantesque, titanesque…que sais-je encore ! C'était au-delà du descriptible. Je sentis mon cœur se serrer instantanément comme s'il était emprisonné dans une gangue de métal froid. Mais de ce gel émanait aussi une chaleur, une lumière, douce et forte à la fois, capable de réchauffer comme de brûler : un soleil.

L'ombre ressemblait à l'aura qui était apparu autour de moi lors des combats mais celle-ci était…dix, cent, mille fois plus importante ! Ce pouvoir était au-delà des mathématiques, impossible à mesurer.

L'atmosphère était comme celle d'un jour d'orage, lourde et chargée, mais il n'y avait pas d'orage dans le ciel, juste cette présence.

Juste cette silhouette derrière le rideau.

Mes jambes se dérobèrent et je tombai face contre terre, avec toute la piété dont j'étais capable. Une larme m'échappa. Enfin je l'avais trouvé, le dieu.

Enfin je croyais en lui, sans réserve, débarrassé de mes doutes.

Qui est-ce, Rhadamanthe ? demanda une voix divine.

Je m'étais attendu à un coup de tonnerre mais la voix du dieu ressemblait plus au souffle du vent. Le vent houleux qui agite la mort les soirs d'orage, il est presque impalpable mais fait plier les arbres sous sa grandeur.

Je vous amène le citoyen Rune de la cité d'Athènes. L'étoile céleste du talent l'a choisi.

Le roi resta un moment silencieux, gardant la tête baissée. Il était moins affecté que moi par la présence du dieu, l'habitude sans doute, mais gardait toujours cette attitude respectueuse, qui forçait l'admiration.

Je sens qu'une triste affaire tourmente ton cœur Rhadamanthe.

Oui, votre majesté. Avant de mourir votre nouveau serviteur a pris connaissance d'un complot visant à manipuler les dieux pour servir les intérêts de quelques humains ambitieux.

Et comme cela remonte à cinq cycles tu te dis que leur machination arrivera bientôt à terme.

Vous avez deviné juste comme toujours.

Nul moyen de savoir si Hadès esquissait un sourire derrière son rideau.

Les gens qui complotent contre les dieux doivent subir la peine maximale. Tu vas donc te rendre dans le monde des vivants et traquer les coupables. Ne châtie pas un innocent dans ta hâte. Trouve les coupables et exécute-les. Ne te soucie de savoir s'ils sont au service d'un dieu, la Justice est la même pour tous.

Bien mon maître, répondit Rhadamanthe, ravi de cette réponse.

Et qu'allons-nous faire de ma nouvelle recrue ? demanda le dieu.

Mon cœur s'arrêta de battre. Un instant mon corps se pétrifia et je me retrouvai dans l'incapacité de parler. La peur était un sentiment naturel que l'on pouvait éprouver en maintes circonstances, dans un discours comme dans un combat, mais je n'avais jamais senti le regard d'un dieu peser sur moi.

S'il avait été possible de me baisser davantage je l'aurais fait mais j'étais déjà face contre terre.

Je suis votre humble serviteur, votre majesté, votre grandeur, votre divinité…

Je sais qui tu es, car je sais tout. Tu n'es qu'un simple paysan, homme de fer ou de bronze. Toutefois je vois un cœur d'or et d'argent. Je suis le dieu de l'invisible et rien ne m'échappe. J'ai créé plusieurs dimensions dans le monde sous-terrain pour que chaque homme reçoive dans l'autre monde la récompense, ou le châtiment, pour la vie qu'il a mené sur terre. Dans l'Hadès il existe huit prisons dans lesquelles mes serviteurs infligent des tourments plus désagréables les uns que les autres aux hommes de peu de foi. Tu es conscient de tout cela. Alors sachant tout cela, acceptes-tu de me servir ?

Sans hésiter.

Oui votre majesté. Je donnerai mon corps, ma vie, mon âme pour vous servir. Peu m'importe d'affronter l'éternité tant qu'il s'agisse de faire respecter la Justice.

Excellent…j'ai suivi ta vie de mortel et comme toute l'Attique je sais à quel point ton sens de la Justice est aiguisé. Je pense que t'attribuer un rôle au tribunal de la première prison te conviendra.

Je vous remercie de votre confiance, votre divinité. Que devrais-je faire ?

Juger les morts.

Comme vous voudrez votre grandeur toutefois…un homme a-t-il le droit de juger ses semblables ? C'est vous le dieu de la Justice, vous êtes le seul à pouvoir rendre des jugements parfaitement conformes à la loi morale.

Sache que les trois Juges rendent la Justice en mon nom. Je les ai dotés d'un livre magique qui recense tous les péchés commis par les morts. Tu auras aussi le droit de rendre la Justice en mon nom en jugeant les morts.

Bien votre majesté.

Rhadamanthe. Emmène le nouveau juge assistant à la Caïna. Son surplis l'y attend. »

Caïna, sous-sol, entrepôt des surplis

La Caïna.

La première des quatre sphères du Cocyte est la demeure de sire Rhadamanthe et le principal rempart contre les envahisseurs éventuels. Bien que personne ne soit assez fou, ou puissant pour venir défier sa majesté Hadès dans son royaume sous-terrain, le dieu, dans sa grande sagesse, a prudemment laissé son plus fidèle serviteur à l'entrée de la dernière prison.

Personne ne peut entrer, ou sortir, de l'éternelle geôle de glace sans la permission du Juge.

Le palais du juge est impressionnant à tous égards. Hauts de cinquante coudées, il a été taillé dans un marbre magnifique, avec une adresse étonnante. Des sculptures de monstres surplombent la huitième vallée. Ces créatures ailées mythologiques ne sont pas sans rappeler l'étonnant surplis du sieur Rhadamanthe.

L'aspect qui se dégage du bâtiment est double. Il exprime toute la puissance, toute la force de son propriétaire, ainsi que la beauté que le dieu Hadès accorde à ses fidèles. Nul doute possible, notre divinité est sage et, en être juste, il récompense les hommes valeureux.

Nous descendîmes au premier sous-sol de cet édifice magnifique, œuvre de plus d'un millier d'artisans m'a-t-on dit. Il eut été difficile de ne pas se perdre dans le dédale de couloirs et la multitude de pièces tant l'immensité du palais était vertigineuse. Toutefois, le juge Rhadamanthe se distinguait par son pragmatisme. Le serviteur d'Hadès avait demandé des allées nettes et dégagées dans sa demeure pour que tout visiteur puisse la traverser sans encombre.

En cas de conflit, les combats se dérouleraient dans l'avenue principale et ne gâteraient pas le reste du bâtiment. Les humains était si friands de destruction gratuite que c'en était pitoyable.

Hadès, notre dieu adoré avait décidé de mettre les surplis sous la garde de son plus puissant serviteur. De ce fait, personne n'oserait tenter de les voler. De plus, le sous-sol du juge était gardé en permanence par des gardes-squelettes. Ces hommes de valeur moyenne constituaient une sorte d'armée d'occupation. Leur fonction était plus honorifique qu'active, car excepté le fait de rosser les morts révoltés, ils n'avaient guère d'occupation.

De surcroît, dans les guerres dites saintes, où les dieux venaient à s'affronter, Hadès comptait utiliser ses étoiles. Nous seuls étions capables de créer une énergie semblable à celle des dieux.

Les Spectres.

Chevaliers d'élite au service de la Justice. Que nous soyons des étoiles terrestres, célestes ou des Juges, je compris rapidement que nous étions des guerriers puissants qu'il ne fallait sous-estimer sous aucun prétexte.

Quand je vis les rangées de surplis, je réalisai à quel point l'armée d'Hadès, au grand complet, serait puissante.

Les armures étaient rangées sous forme de sculpture. Apparemment, on pouvait démonter les statuettes pour se vêtir des différentes pièces d'armurerie. Tous les Surplis avaient été réalisés dans cette étrange matière noire scintillante, outrage à la nature terrestre.

Où se portait mon regard je voyais des monstres mythologiques sortir de l'ombre et se tenir prêts à bondir. J'en reconnaissais certains comme le griffon ou le cyclope mais la plupart m'étaient inconnus. Non pas que le talent des sculpteurs soit en cause, chaque statue était d'une beauté à couper le souffle, riche en détail et d'une grande propreté mais la forme générale des créatures ne m'évoquait rien.

Ou plutôt elle réveillait dans mon imagination les souvenirs des récits de marins. Ceux qui avaient voyagé à travers le monde, jusque chez les barbares du bout du monde pour y faire du troc, ramenaient avec eux quantité de récits effrayants sur les créatures diaboliques qui couraient dans les légendes locales.

Nous tournâmes à l'angle d'une rangée et je découvris le gardien des lieux.

Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant que c'était une femme. Grande, aux traits fins, de longs cheveux verts émeraude tombaient dans son dos. Je l'aurais jugé d'une grande beauté si elle n'avait pas eu ce visage glaciale, où toute joie semblait éteinte. Son corps semblait jeune, mais son esprit tourmenté par le grand âge. Ses yeux opalescents ne brillaient plus.

Je fus intrigué par les deux points qu'elle portait sur le front mais ne posai aucune question.

L'étrangère portait un surplis, moins étincelant que celui du juge, ce qui laissait entendre une puissance dangereuse. Dans ma cité, les femmes ne se battaient pas. Dépourvues de qualité elles ne peuvent pas se voir attribuer de travail important.

Mais si Hadès a jugé bon d'élire une femme parmi ses plus fidèles serviteurs, je ferai mieux d'oublier les vieilles coutumes de mon pays.

Sir Rhadamanthe fit les présentations.

« Citoyen Rune. Voici Circé de la sorcière, de l'étoile céleste de la magie.

Circé !

La sorcière !

Elle portait bien son nom la bougresse. Depuis des siècles, cette créature maudite terrifiait les foules. Ses odieux maléfices n'étaient rien en comparaison de son indicible cruauté, disait-on. Inconsciemment, j'eus un mouvement de recul.

Cela n'échappa pas au Juge qui sourit.

Si nous la surnommons « sorcière » dans l'Hadès, ce n'est pas pour sa magie maléfique. Mais c'est bien plutôt pour ses dons extraordinaires en matière de guérison. Elle est la seule dans le royaume sous-terrain à savoir réparer les Surplis.

Ce n'est pas le travail d'un banal artisan, admis-je.

Circé, poursuivit le juge imperturbable. Rune est l'étoile céleste du talent. Sa majesté Hadès m'a intimé de l'amener ici pour qu'il reçoive son surplis.

Très bien. Qu'il enflamme son cosmos, répondit la sorcière sur un ton blasé.

Que je quoi ?

Les surplis que tu vois autour de toi sont comme nous. Ce sont des êtres vivants qui survivent dans le royaume sous-terrain grâce à un don exceptionnel. Bien que très dociles, ils conservent une certaine liberté.

Comment ?

Des armures vivantes ?

Mais sont-elles des esclaves ou des hommes libres ?

L'armure décide autant de son porteur que le porteur de son surplis.

Je comprends. C'est une sorte de contrat.

Je me tournai alors vers les sombres rangées, embrassant du regard chacune des statuettes monstrueuses. Difficile à dire laquelle m'attirait le plus. Toutes possédaient ce contraste particulier, cette combinaison de grâce infinie et d'aura terrifiante. Une armure était par définition belle et dangereuse, comme le feu, étincelant et aveuglant qui peut vous emporter si vous n'y prenez pas garde.

Mais une ressortait du lot. Je sentais sa voix m'appeler. J'avançais de quelques pas, ne prêtant plus attention aux sculptures monstrueuses. Je commençai à sentir la présence de MON surplis, car il ne pouvait y en avoir qu'un. A vrai dire, mon cœur le trouva avant mes yeux.

L'armure noire représentait une créature inconnue. Deux cornes sur la tête, une rangée de dents inquiétante, deux ailes membraneuses dans le dos, un fouet pendait négligemment au sol, une épée ceignait au fourreau. L'aspect était terrifiant, voire beau dans une certaine mesure, mais je voyais bien plus que cela dans ce surplis.

J'y voyais un reflet de mon âme, un reflet de cette lumière stellaire qui habitait maintenant en moi. Je touchai du bout des doigts le métal froid et sentit la créature réagir à mon aura. Nous avions immédiatement compris que nous étions liés, liés pour l'éternité.

Quelle est cette créature ?

C'est le Balrog, répondit Circé.

Qu'est-ce que c'est ? repris-je, conscient que cette bête n'apparaissait pas dans la mythologie. Je ne risquais pas de la connaître.

Rhadamanthe répondit.

Les cyclopes d'Héphaïstos m'ont raconté une histoire…à l'aube des temps, le dieu suprême Cronos régnait en maître sur les univers. Mais une armée de créatures ailées, filles de la lumière, se dressèrent contre lui. L'entité primordiale décida alors de créer des centaines de milliers de monstres tous plus puissants les uns que les autres. Les balrogs représentaient le summum de cette création divine. Des monstres nés des flammes ardentes du feu de la terre mêlées aux ténèbres angoissantes du Tartare. Cronos les considérait comme ses plus brillants serviteurs.

Le serviteur…ce monstre existe-t-il encore ?

Effectivement. Sa Majesté a sauvé quelques créatures de l'ancien temps. Il a enfoui les derniers balrogs dans les entrailles du monde sous-terrain, près du cœur de Gaïa. Le dieu les a chargé de réguler les fondations des Enfers et ils s'en acquittent bien.

Il y a plus profond que le monde souterrain…

La profondeur peut se trouver partout. Dans les endroits les plus inattendus et même dans le cœur des hommes…

L'Olympe est au-dessus du monde des humains et pourtant ils ne voient rien. L'Hadès est au-dessous du monde des vivants et voit tout ce qui est vraiment important. Je préfère être dans la profondeur que dans la hauteur. Mon choix est fait…et je crois que la providence du dieu m'y a amené… »

Je serai Rune, du balrog, de l'étoile céleste du talent !

FIN

Cf, La république de Platon

L'Invisible c'est Hades. En latin "a-video" ce qu'on ne voit pas.

« Par le chien » n'est pas une expression vulgaire, loin s'en faut. Dans l'Antiquité il était appelé serment par le chien ou encore serment de Rhadamanthe, d'où l'exclamation de Rune.

Pour les athéniens, il était inconcevable que Minos ait été nommé Juge des Enfers. N'est pas juste un homme qui jette en pâture au Minotaure des innocents. Les athéniens pensaient donc que le troisième juge était Triptolème (réputé comme tous les autres pour avoir suivi la Justice durant sa vie).