Scène 9
Le jeune homme semblait acculé.
Heiji fut le premier surpris.
Il n'aurait jamais pu imaginer telle chose : Fubuyuki ! Un assassin ! Mais pour quelle raison ? Alors que pendant les quelques heures passées au poste, il n'avait passé son temps qu'à tenter de le raisonner et de le protéger… !
- Fubuyuki…
- Oh, ça va, sale fils à papa… Tu peux garder tes grands airs étonnés et ta compassion pour toi.
Il se mit à rire. Puis son regard se durcit, et un mauvais rictus s'afficha sur ses lèvres devenues blanches de haine.
- Oui, c'est vrai. Je suis celui qui a envoyé l'autre enflure en enfer… Après tout ce qu'il m'a fait subir, c'était un moindre mal pour moi de débarrasser le pays d'une ordure pareille. Quoi ? Ne prenez pas ces airs effarés… On dirait que ce que je vous dis vous étonne… Ah… Mais c'est vrai, vous n'êtes pas au courant, à part toi Toyama… et « Monsieur le Préfet »…
Heiji n'aima pas le ton sur lequel l'inspecteur avait nommé son père. Il n'avait aucun respect pour lui. Il ne se retint pas de le lui dire.
- C'est vrai, comment veux-tu que je respecte quelqu'un qui n'a fait que me prouver, chaque jour, que je ne valais plus rien en tant que fils ? Tous les jours, il me parle comme si j'étais le sien… Même si tous les deux nous n'avons rien en commun… Je ne suis pas devenu inspecteur par esprit de justice, comme vous le serinez tous. Moi, si j'ai atteint ce poste, c'était par esprit de vengeance ! Oui, Heiji, je voulais me venger de ton père et de Toyama… Bien sûr, le premier que j'allais éliminer, c'était Nagao. Cet enfoiré était tout de même l'assassin de mon père !
- Tatsuya…, tenta de le raisonner Toyama.
- Non, laisse tomber. Tu n'avais pas compris la première fois… tu ne pourras pas plus aujourd'hui… Mais bon, pour te faire plaisir, je vais quand même essayer de t'expliquer… Je n'ai plus rien à perdre et tout mon temps devant moi…
Il sortit un paquet de cigarette de sa poche de veston, en sortit une cigarette, et l'alluma.
- Ne t'inquiète pas, elle n'est pas empoisonnée… Bien. Tu te rappelles, il y a maintenant six ans… Avant que je n'entre à la police comme petit lieutenant… Nagao avait du démissionner de son poste de Ministre de l'Intérieur. Le motif ? Une sale affaire d'escroquerie. Bien sûr, il était mêlé jusqu'au cou. Pour sauver sa tête, il n'avait pas eu d'autres choix que de quitter le Ministère. Mais il retourna à la tête de son parti, puisqu'il ne pouvait pas cumuler ses mandats. Mon père était le trésorier du parti. Et il avait les moyens de l'accuser gravement dans l'escroquerie responsable de sa démission. Car il avait découvert que cette petite bassesse de Ministre aurait pu être qualifiée de trahison d'Etat. Mon père croyait à la justice, comme toi, Toyama. Mais qu'a-t-elle fait pour lui, hein ? Elle l'a abandonnée, et c'est son corps calciné qu'on a retrouvé dans cette voiture, ce matin-là, il y a six ans. Ce n'était pas un accident. Dès le départ je savais que c'était Nagao le responsable. L'expertise avait conclu à une rupture du circuit de freinage. Pourtant, la voiture était neuve : c'était un cadeau de cet ersatz de politicien pour le remercier de l'avoir appuyé lors du procès de l'escroquerie. Et quand mon père avait découvert de quoi il en retournait exactement, il avait décidé de la lui rendre !
Il avait craché cette phrase avec tant de haine ; Heiji se demanda si elle était dirigée vers Nagao ou son propre père.
- Tu as attendu tout ce temps pour te venger… ? Tu es entré à la police uniquement pour te venger ?
- Bien sur ! Mais on m'y a aidé… N'est-ce pas, Toyama… ? C'est bien grâce à toi si je suis là, non ? Qui est venu me voir, à l'enterrement, en me proposant un poste de lieutenant ? Je venais d'avoir vingt ans, je n'avais pas encore fini mes études, mais tu ne voulais pas que je reste seul, renfermé sur mon sort funeste. Je n'avais plus personne vers qui me tourner. Mon père était ma seule famille, ma mère étant morte peu après ma naissance. Son salaire de trésorier nous assurait de quoi vivre modestement, et mon père me laissait de bonnes rentes, mais je ne pouvais pas rester seul, hein ? Et tu voulais te faire pardonner…
Toyama ne répondit pas. Son regard se baissa malgré lui, et Kazuha découvrit son père comme s'il avait quelque chose qui lui pesait sur le cœur.
- Papa… ? Qu'est-ce qu'il veut dire ?
Toyama soupira, et évita le regard de sa fille.
- Il a raison…Je voulais qu'il me pardonne de n'avoir pu sauver son père. Toru Fubuyuki m'avait demandé de l'aider à confondre Nagao, mais il n'a jamais voulu me révéler ce qu'il savait. Il craignait plus pour son fils que pour lui-même. Je voulais le protéger, mais il refusa. Il disait qu'il ne devait rien changer à ses habitudes pour ne pas élever le moindre soupçon chez l'ancien ministre. Pourtant… Tu sais très bien ce que je voulais faire, Tatsuya…
- Ouais, mais qu'en a-t-il été, hein ? Mon père s'est fait assassiner, et juste après ça, tu nous sort le grand jeu : « Allez, venez, mes témoins chéris, je vous protegerais dans mes nouveaux locaux ! Vous serez en sécu… ! »
Une gifle monumentale l'interrompit. Kazuha n'avait jamais vu son père lever la main sur quiconque. Elle ne savait plus ce qui la choquait autant : ce geste, ou la manière dont il regardait celui qu'il avait frappé.
- Sombre idiot ! Tu n'as donc rien compris ! Tu n'es qu'un imbécile ! Tu ne vaux pas plus que celui que tu as tué ! Mais t'en rends-tu seulement compte ?
La gifle avait fait tomber Fubuyuki à genou. Il ne se releva pas, mais se massa la joue endolorie. Il leva les yeux vers Toyama. Il ne comprenait plus rien.
- Si j'ai effectivement lancé cette opération, c'était par respect pour ton père. Si Heizô t'a engagé, c'était aussi pour se faire pardonner de n'avoir pas su convaincre ton père de participer au programme de protection. Au dernier moment, il a refusé. Et ce jour-là… Tu sais ce qui s'est passé ? Sans rien nous dire, ton père arrangea un rendez-vous à notre insu avec Nagao. Bien entendu, Nagao ne s'est jamais rendu à ce rendez-vous. Ton père voulait simplement oublier tout ça : il ne voulait plus que Nagao soit une menace pour lui : il voulait démissionner de son poste, quitte à se faire envoyer sur les roses pour retrouver un autre travail, car Nagao ne l'aurait pas lâcher. Mais malheureusement… il n'arriva jamais à son rendez-vous…
- Ce n'était pas un accident, Toyama. Il a vraiment été assassiné. Je le sais. Car c'est son assassin qui me l'a dit.
Une fois de plus, tout le monde fut étonné.
- Comment peux-tu le savoir ? lui demanda Otaki ?
Tatsuya se releva, ramassa la cigarette qu'il avait perdue et alla l'écraser dans un cendrier, sur le bureau. Son regard s'attarda sur la rue, en bas de la fenêtre qui lui faisait face.
- A la mort de mon père, je ne savais plus quoi faire ; j'hésitais à entrer dans la Police, et je voulais aussi venger mon père. Finalement, comme je ne me décidais pas, j'ai fait le choix d'allier les deux. Je me suis fais engagé comme lieutenant à la fin de mes études, et quelques semaines plus tard, j'entrais aussi dans le parti de Nagao, sous un faux nom, grâce à de faux papiers non déclarés lors de leur saisie pendant mes enquêtes. Nagao n'y avait vu que du feu. J'accédais aussi au poste de trésorier : je reprenais là où mon père avait échoué... Grâce à cela, j'ai pu découvrir quelle était la preuve que mon père détenait, bien plus tard…
- Et personne ne s'est rendu compte de rien ? demanda Heiji.
- Non… Et puis je m'en foutais, jusqu'au jour où… Jusqu'au jour où cet imbécile a été nommé Sénateur, il y a deux ans. Nous avions fêté l'événement, et je dus le ramener chez lui, ici, alors qu'il était déjà bien arrosé. Quand je le déposai sur ce lit, son regard était fixé sur moi. Il avait cet air hagard qu'ont tous les types qui ne supportent pas le whisky à trop forte dose. Et ce qu'il me dit ce soir-là… Je m'en rappellerai toujours : « Tu sais quoi ? Tu as la même tête qu'un vieux fou, qui voulait me pourrir la vie à cause d'une de mes conneries… Ben tu sais quoi… ? Non, tu peux pas savoir… Ben ce type, c'est lui que tu remplaces… Eh oui… Sa belle petite voiture neuve… Elle a pas aimé les virages en descente après mon intervention chirurgicale… On met un peu d'acide dans un circuit, et hop ! Y'a plus de problème… Et ce type, c'était une grosse source de problèmes… » A ce moment-là… Je me retenais de le tuer… Je ne pouvais pas encore mettre la machine en route… J'avais besoin de temps… Et aussi de toi, Heiji…
- J'ai compris… Tu voulais te servir de moi pour jeter le discrédit sur mon père et sur la préfecture toute entière… !
- A vrai dire… je voulais que ton père comprenne ce que ça faisait de voir quelqu'un de cher perdre tout crédit face aux autres… En fait, si tu es tombé dans mon piège, c'est aussi à cause de Toyama… A moins… à moins qu'il ne t'aie pleinement utilisé pour me piéger. Dans ce cas… je devrais l'en remercier, non ? Malheureusement, vous m'avez devancé…
Toyama se décida alors à lui expliquer comment il en était venu à le soupçonner…
- Quand Nagao est venu me trouver, il m'a expliqué que quelqu'un le faisait chanter. Il m'avait annoncé que depuis quelques temps, il y avait des tensions dans son parti, et qu'un putsch se préparait à son encontre. Il avait besoin de ma participation. Je me doutais bien que tu y étais mêlé, alors je t'ai fait suivre. J'ai vite découvert que tu étais dans le parti. Mais je n'en ai rien dit. Nagao n'a jamais su que tu étais le fils de Fubuyuki. C'aurait été signer ton arrêt de mort.
- Alors pourquoi… Pourquoi ne lui avoir rien dit ? Vous auriez pu empêcher cela… ! fit Heiji.
- Je ne m'attendais pas à ce qu'il passe à l'extrême aussi vite… Cela faisait deux ans qu'il savait la vérité… Il avait largement eu le temps d'agir. J'en ai déduit qu'il avait un tout autre plan… Mais je me suis trompé. Pourtant, mon action d'hier soir était un plan mûrement réfléchi : il devais se confondre, pas en profiter ; je n'ai pas vu venir mon erreur.
- Alors cette conversation téléphonique avec Heiji, pendant que j'étais dans votre bureau, c'était pour me lancer l'appât ?
Toyama acquiesça d'un signe de tête.
- Et si je t'ai laissé seul ensuite, c'était pour te permettre de subtiliser un laissez-passer dans mon bureau. Tu savais où ils étaient rangés. En prendre un t'était facile…
- Cela explique alors pourquoi il manque un pass, intervint Conan avec son modulateur de voix. Le pass qui n'a pas été rendu, vous l'avez toujours sur vous, Fubuyuki…
- Non, pas sur moi, dans mon tiroir de bureau. En réalité, j'avais neutralisé le concierge et pris sa place après avoir démagnétisé les portes. C'est même moi qui ai donné son pass à Heiji, sans cela, mon plan n'aurait pas marché. Il ne m'a pas reconnu à cause de mon déguisement… Une perruque et une moustache, pour ressembler à Mr Kochi, que je connaissais de vue, car je passais quelques fois ici, pour voir Nagao. Ensuite, une fois Heiji dans la chambre, je montais voir Nagao. Il ne s'attendait pas à ma visite… Et c'est à ce moment-là que je lui révélais la vérité sur mon passé et sur mon père. Bien entendu, il nia tout, ne se souvenant pas de son passage aux aveux, lors de cette soirée trop bien arrosée… Quand je le quittais, il était encore en vie. Je claquai alors la porte pour faire tomber le katana. Comme je l'espérai, Heiji le ramassa. Puis, attendant qu'il sorte de la chambre, j'attendais dans l'angle du couloir menant à l'ascenseur, un pardessus sous le bras – celui qui m'avait permis de cacher mon déguisement de concierge. Si je ratais mon timing, j'aurai alors invoqué face à Heiji l'excuse du concierge ramenant un pardessus oublié par un locataire au restaurant de l'hôtel… Mais je n'en eu pas besoin… Dès qu'il sortit de la chambre, il eut peur de mon ombre projetée par la lumière des portes de l'ascenseur, bloquées à cet effet, et partit en courant en direction des escaliers. Je n'eu plus qu'à pénétrer dans la 308 avec le pass de la 309, récupérant le katana, puis entrant dans celle de Nagao… Ensuite, vous connaissez le reste…
Un grand silence gêné s'ensuivit, vite coupé par Otaki.
- Tatsuya… Même si cet homme était un meurtrier, tu n'avais pas le droit d'agir ainsi. Je pensai que tu aurais compris en quoi consistait la justice…
Fubuyuki haussa les épaules.
- Certes, mais je ne pouvais laisser cet homme continuer de vivre comme un pacha, même derrière les barreaux. Cette preuve qui me permettait de l'accuser pouvait aussi accuser mon père. D'ailleurs, Toyama, si tu avais vraiment vu cette liste, tu l'aurais compris…
Toyama eut un maigre sourire.
- Bien sûr que je l'ai vue, cette liste. Puisque je sais que le nom de ton père y figure.
Fubuyuki lui lança un regard consterné.
- Alors vous saviez ?
- Comme je te l'ai dit, je ne m'attendais pas à ce que tu exécutes toi-même la sentence. Je pensais simplement que tu tirerais parti de cette preuve que tu avais relevé dans son parti pour le mener jusqu'au tribunal. Hélas… mes espoirs en toi se sont évanouis à l'annonce de sa mort.
Il soupira gravement.
- Tatsuya… Tu nous as grandement déçus, Heizô et moi… Sache pourtant que nous serons présent pour toi jusqu'au bout. Nous n'oublierons pas notre promesse envers ton père.
Tatsuya Fubuyuki évita le regard de Toyama. Il ne voulait pas que ce dernier puisse y lire tout son remord. Il venait de comprendre que l'amitié qui lui était due provenait de l'amour d'un père envers son fils, et ce, malgré la séparation qu'était la mort.
