Scène 10

Les hommes d'Otaki emmenèrent Fubuyuki au poste, menotté. Yamamura se proposa de l'accompagner, mais il refusa. Toyama avait annoncé qu'il avait déjà un avocat pour lui. Shindo rentra donc chez lui, abattu moralement, mais fier de voir son premier client lavé de tout soupçon. Et puis, avoir « défendu » le fils du préfet et rencontré un homme aussi prestigieux que Kogoro Mouri, tout en assistant à une de ses résolutions, avait de quoi vous faire oublier momentanément ce genre de récriminations…

Heiji eut tout de même à retourner au commissariat pour régler sa libération. Il quitta donc ses proches en compagnie de Tôyama.

Kazuha voulut les accompagner, mais son père s'interposa.

- Heiji ne rentrera pas de sitôt. Va plutôt profiter des Mouri : emmène-les dîner. Vous devez mourir de faim, depuis le temps que vous attendez ici…

Shizuka la convaincu aussi, et tous deux purent prendre la route.

Pendant le trajet, Heiji évitait de regarder le père de son amie. Il ne savait pas quoi lui dire. Alors, pour ne pas montrer sa gêne, il fixait des yeux le décor qui défilait par la fenêtre de la portière où il s'était accoudé. Au-delà de la route, il apercevait les toits des immeubles se parer d'une teinte rose saumon, tandis que le soleil, face à ces immenses buildings, dardait ses derniers rayons sur la ville.

- Ecoute, Heiji…

Toyama avait décidé de briser le silence. Heiji hésitait toujours à tourner son regard vers lui.

- Me pardonneras-tu ?

Le jeune détective s'attendait à tout, sauf à cela. Il se tourna vers lui, incrédule.

- Vous pardonner ?

- Ce que j'ai fait… était trop te demander. Je n'aurai jamais du… Je ne savais pas que Fubuyuki nourrissait autant de haine envers toi et ton père. Mais j'aurai du le deviner… Il restait souvent froid avec Heizô, je pensais qu'il agissait ainsi par sorte de respect envers lui : ne pas dépasser une certaine proximité… Mais finalement… J'ai été idiot… J'en suis désolé… Je ne pensais pas que cela prendrait autant d'ampleur…

Heiji fixait la route. Son regard se perdit sur l'horizon violacé.

- Je ne crois pas. Mettez-vous à sa place. Qu'auriez-vous fait ? Peut-être ne seriez-vous pas allé jusqu'au crime. Mais ne pas agir aurait aussi fait de vous un complice de meurtre. Vous auriez laissé Nagao prendre plus de pouvoir ? Cette liste… valait-elle la peine de sacrifier un homme pour en sauver des dizaines d'autres ? Peut-être… Je ne sais pas… Je ne sais plus que penser… D'un côté… il y a un homme prêt à tout pour sa propre réussite ; d'un autre, il y a un homme qui ne supporte pas l'injustice causée par cet idéaliste. Pourtant, ils sont tous deux des utopistes, chacun à leur manière, le second ayant une raison particulière – mais je ne dis pas valable - d'éliminer le premier… La mort de cet homme… que changera-t-elle au monde ? Peut-être beaucoup de choses.

- C'est vrai. Un homme peut changer le monde. Pour cela, il lui faut de la patience, et du courage. Tatsuya en a eu pour pouvoir ainsi quitter les sentiers battus que ton père et moi avions tracés pour lui. Malgré tout, je ne peux lui en vouloir… Il est un être humain, assujetti aux tentations et à la panique. Son plan, même mûrement réfléchi trahissait tout de même une faille…

- …Moi ?

Toyama eut un mince sourire.

- Tu es très perspicace… Oui, tu étais cette faille. Ne l'as-tu pas senti, pendant ton interrogatoire ? Moi, je te surveillais derrière le miroir sans tain. Pas une fois tu n'as lâché le moindre indice. Même après le passage en furie de ton père…

Il s'octroya un sourire plus large.

- Ton père m'en voudra peut-être… Mais il a l'habitude de mes manières… C'est bien pour ça que je suis son sous-préfet… Pour en revenir a Tatsuya… N'as-tu pas remarqué la manière dont il te dévorait des yeux ? Il se trahissait dans ses gestes envers toi…

- Que voulez-vous dire… ?

Le sous préfet eut un haussement d'épaules. A présent, il se retenait presque de rire.

- Ah… Heiji… comment t'expliquer… Il est des choses qu'à ton âge, tu ne peux encore comprendre…

Heiji fronça les sourcils… De quoi voulait-il parler ? Tatsuya avait-il une idée en tête ?

- Heiji… Si Tatsuya était si prévenant avec toi, c'est parce qu'il en est venu à te glorifier… Sa haine envers toi et ton père en est parvenue au stade où, face à son plan, il hésitait à être un danger pour toi.

« Il me protégeait malgré sa haine ? »

- Un syndrome de Stockholm ?

- En quelque sorte, oui… Je t'explique… Le syndrome de Stockholm est une pathologie qu'on retrouve chez les personnes victimes d'enlèvement ou de prise d'otages. Lors de cet évènement brutal, elles prennent parti pour leurs ravisseurs ; ceux-ci, par leurs gestes avenants (comme nourrir leurs otages ou leurs laisser des droits naturels, etc…) leurs donnent une image positives : pour les victimes, ces hommes ont leurs valeurs a défendre, et utilisent le rapt et la violence comme dernier moyen de recours. Plus la capture est longue, plus les liens entre ravisseur et victime seront étroits : il s'établit entre eux une situation de dépendance et de proximité susceptible d'encourager l'apparition d'un sentiment de sympathie ou de compassion réciproques… Ce qui fait que lors de sa libération, la victime aura toujours tendance à protéger l'autre.

Le regard d'Heiji se fit sombre.

- Vous voulez dire que Fubuyuki aura en quelque sorte abouti sur une relation comme ça avec mon père et moi ?

- Oui, on peut voir ça sous cet angle… Tous les deux, vous représentez ce qu'il ne pourra plus être avec son père. Nagao a détruit son univers. Comme il n'est plus là pour servir de défouloir, ton père a pris le relais psychologique dont il avait besoin. Il vous déteste mais admire l'image que vous représentez. Dans ce sens, il ne s'attaque pas directement à ton père, puisqu'il passait par toi pour servir de bouc émissaire, et il ne s'attaquait pas vraiment non plus à toi, puisqu'il assurait ta défense au poste. Je crois qu'il regrettait un peu, à la fin, d'en être arrivé à ce stade : s'emmêler dans des valeurs et les perdre. C'est ce qu'il doit ressentir, a présent… Un grand vide…

Le silence se fit à nouveau. Heiji avait connu Fubuyuki deux ans auparavant ; il l'avait souvent croisé à la préfecture. Il le savait consciencieux, travailleur et ponctuel, toujours serviable et aimable avec lui. Il ne s'était pas imaginé qu'il avait pu vivre pareille souffrance et devenir haineux envers lui et son père.

- Il me détestait aussi, car c'est à la mort de son père que j'ai lancé l'opération de l'appartement…

- Il n'a pas compris que ça pouvait éviter d'autres morts inutiles…

- Ne lui en veut pas, Heiji… Ce qu'il a fait est impardonnable, certes, mais met-toi à sa place…

- Je sais. Mais qu'importe les raisons qui amènent au crime : elles ne sont pas excusables.

- Peut-être…

Toyama resta songeur. Comment aurait-il réagit si sa fille venait à disparaître tragiquement ? Il apposa le même schéma à Heiji.

- Je crois bien que toi et moi, nous sommes loin de pouvoir régler tous les problèmes du monde, et résoudre celui-ci vaudrait certainement le prix Nobel à son auteur…

Heiji préféra ne pas répondre à cette rhétorique. Pour lui, qu'importe les mobiles d'un meurtre… Pourtant, il se demandait comment il aurait réagit. Plus d'une fois, on lui avait reproché sa fougue et son emportement lors de certaines occasions où il aurait été préférable qu'il n'envenime pas la situation, à deux doigts de gangrener une situation déjà bien assez difficile.

« Est-ce que je réagirai plus que de raison, s'il venait à m'arriver ce genre de situation ? »

Inconsciemment, son esprit se tourna vers Kazuha.

Il tenait beaucoup à elle, bien plus qu'il n'en laissait paraître…

« C'est sans fin… cette dualité entre la raison et la frontière de l'acte en lui-même… Elle est si fine… J'ai beau me dire que rien n'est excusable, finalement, l'homme est influencé par son environnement, ses émotions, ses pensées et son éducation… J'aurai peut-être agi comme lui, somme toute… Nul n'est à l'abri de rien. Et c'est parce que j'en ai conscience, que je peux avancer… »

Ces pensées devaient rester à jamais gravées dans son esprit.