Auteur : Isylde
Inspiration : The Lord of the Rings
Titre : Divide and Conquer
Chapitre : Phénix, S.A 3319
Longueur : 6691 mots
Date : 01/04/05
Résumé : « Ce soir, je vais mourir. » souffla-t-elle, hypnotisée par la bougie aux relents cannelle et miel qui reposait près de l'encrier. « Nous allons nous éteindre ensemble… »
Un lointain grondement agita les volutes célestes qui, telles des masses informes et menaçantes, s'agitaient au gré d'un vent hivernal. L'atmosphère semblait lourde, prise dans une étrange torpeur, tandis qu'un front noir s'avançait au-dessus d'un océan gris, triste et mélancolique. Vagues en furie érodaient depuis des millénaires ces côtes morcelées aux falaises plus noires que de l'obsidienne et plus ternes que la chevelure d'une veuve. Rien ne pouvait ébranler, cependant, ces éternels murs façonnés d'une main divine qui n'offraient que peu d'enclaves portuaires à la mosaïque de peuples qui avaient élu domicile sur ces côtes désolées et sauvages.
Mais les anciens conservaient l'énigmatique image des côtes blanches qui s'étendaient sur la strate noire de l'horizon, apparaissant aux nefs elfiques comme d'immémoriaux monuments sortant des brumes maritimes. Ces masses informes, imposantes tant elles étaient gigantesques, se mêlaient dans la folie des éléments, eau et air se réunissant dans un concert assourdissant d'écume et de sel, mourant tristement aux pieds des falaises de calcaire du royaume de Numénor. Ce maelström corrompu se retrouvait dans les âmes en peine des Edain, régents de cette île étoilée aussi puissante que fragile, disloquée par les conflits internes.
Ithredil savait qu'elle n'avait plus aucune chance de retourner à Numénor. Mìriel avait été violée, Ar-Pharazôn le Doré avait usurpé le sceptre et tout ce qui subsistait de cette civilisation millénaire étaient de bien improbables reliques, englouties par les flots, et avec elles tout espoir de retrouver la grandeur des temps passés. Le gris s'était transformé en rouge vermeil et pourpre maléfique, ensanglantant l'histoire des Edain comme celle des Eldar, une infamie provoquée par les divinités qui régissaient ce monde.
La demoiselle elfe accorda un dernier regard à ces lambeaux de terres qui pourrissaient dans le royaume d'Ulmo tandis que les eaux bouillonnantes emportaient les chairs écarlates de milliers d'âmes perdues. Une nef aux voiles blanches s'éloignait progressivement de ce qui avait été, pour rejoindre le Golfe de la Lune. Elendil posa une main réconfortante sur l'épaule tremblante de cet être immortel désormais brisé par l'absurdité d'une décision qui ne concernait en réalité qu'un despote. A jamais, les valar allaient regretter leur acte infâme, malgré ce dilemme qui s'imposait à eux. Justice divine ? Ithredil, Elendil et ses fils ne partageaient pas cet avis.
La folie d'un seul homme ne pouvait pas – ne devait pas provoquer la mort de centaines d'innocents. Peut être que ce peuple, déjà dépravé de l'intérieur, né de la scission de deux races bien distinctes, la beauté éternelle de la magnifique Elwing et la sage ingratitude d'un fils d'homme, Eärendil trouvait en ses racines une sombre ignominie ? L'anneau qui scintillait à sa phalange couleur lune représentait le renouveau, ce renouveau auquel Ancalimë avait tant cru. Le phénix renaissait toujours de ses cendres. Et il était temps pour Elendil de le découvrir…
Ses yeux, lapis-lazuli farouches devenant fades au contact de l'air froid, aussi insoumis que ces étranges volutes immatérielles qui se profilaient au-delà de l'horizon océanique, étincelaient à la lueur d'une bougie, offrant toutefois un charme des temps passés où les parchemins jaunis formaient la seule mémoire du peuple numénoréen.
Les papillons gris de l'ennui se déposèrent sur son timide nez parsemé de taches de rousseur. Elle trempa avec un geste raffiné sa plume dans une bouteille d'encre et, comme par magie, son poignet se mut avec grâce, grattant vivement ce papier ingrat et froissé.
« S.A 1285. Je me nomme Tar-Ancalimë, première reine régnante de Numénor, fille unique de Tar-Aldarion… »
Crispant ses doigts ridés sur la surface de la plume, elle observa longuement ses phalanges détériorées par le temps, songeant au temps où, enfant, elle parcourait les plaines d'Emerië à la recherche de moutons imprudents. Ancalimë avait toujours eu les mains fort belles et savait également qu'elle était femme de grande beauté. Dans sa décrépitude physique, elle se souvenait de celle qui l'avait élevée. Ce père absent n'avait pas d'affection, ou du moins, c'était ce que sa mère lui avait laissé croire.
« …fille unique d'Erendis. » murmura-t-elle en se remémorant ce triste visage aigri par l'absence d'un mari ingrat.
Erendis. Engloutie par les flots, en 985. Une figure maternelle sans cesse en quête d'identité affective, peut être aussi un peu de tendresse d'une petite fille qui se posait l'éternelle question : pourquoi ? Y avait-il réellement une raison aux épousailles conclues avec Hallacar ? Parlait-on d'amour en ces salles de marbre froid ? Erendis n'était plus qu'un nom scandé dans le givre de l'atmosphère environnante. Et Tar-Aldarion s'était démis de la vie terrestre il y a fort longtemps, emporté par cette mer qu'il avait tant aimée.
« Ce soir, je vais mourir. » souffla-t-elle, hypnotisée par la bougie aux relents cannelle et miel qui reposait près de l'encrier. « Nous allons nous éteindre ensemble… »
Epuisée par tant d'heures de veille, ses cheveux poivre et sel voletaient en mèches éparses autour d'un crâne fracassé par les années de règne et les tensions politiques qui avaient scindé Numénor en deux. D'un côté, les conservateurs, avec Soronto qui désirait ardemment le trône, et de l'autre l'orgueil et la détermination d'une reine aussi redoutable que belle.
« Aujourd'hui, je confirme mon amour et ma dévotion éternels pour mon royaume. Qu'Anarion, mon fils, répare mes erreurs passées. Qu'il fasse de Numénor une civilisation grandiose. Le futur, en revanche, je le crains, sera fort sombre. »
Funeste présage pour une vieille reine déclarée folle après avoir cédé le sceptre à Anarion. Et malgré les rires moqueurs de la population qui la respectaient et la craignaient, mais riaient de son impertinence arrogante, Ancalimë avait raison. Un peuple finit toujours par déchoir son souverain de son trône, lasse de la tyrannie induite par une monarchie absolue offerte par les valar aux Edain afin qu'ils s'épanouissent sur une terre fertile et aimée.
Ancalimë soupira, resserrant l'étreinte de sa cape de laine autour de ses épaules voûtées, glissant d'une main tremblante une mèche grise derrière son oreille. Elle avait peut être cédé le sceptre à son fils, cinq ans auparavant, mais ce n'était pas en raison d'une quelconque folie ou d'une répugnance à continuer l'œuvre de son père, mais simplement pour passer le restant de ses tristes et mornes jours à écrire. Afin de laisser une trace à la postérité. Elle se retourna, observant l'élégante silhouette qui se présentait à ses yeux.
« Ta frénésie de l'écriture ne cessera donc jamais ? » questionna une voix mélodieuse.
Frénésie de l'écriture, peut-être. Mais la littérature exorcisait les démons, les peines d'amour, les tortures affectives auxquelles étaient soumises les femmes de Numénor, car les mariages forcés étaient souvent de mise en ces terres. Cependant, c'était Ancalimë qui avait consenti d'épouser Hallacar et non le contraire, car la décision lui revenait de droit, ses conseillers n'allaient pas décider de sa vie privée ou des héritiers qu'elle se devait de donner à son royaume. Elle avait le sceptre, commandait et, toutefois, ce sceptre, remplacé par une plume et un encrier, n'avait rien perdu de sa majesté et de sa puissance.
« Ithredil, sache que mon cœur n'est pas en mesure de t'accorder une audience. Laisse-moi demeurer en paix. »
Sortant de l'obscurité, une énigmatique demoiselle elfe émergea de la pénombre, ange imparfaite aux ailes arrachées, yeux turquoises sertis de lapis-lazuli, étincelant de malice et de mélancolie, cheveux châtains, légèrement ondulés, retombant en mèches éparses sur ses belles épaules d'être immortel et à jamais magnifié par l'imaginaire humain. Ses courbes féminines semblaient suggérées par le tissu transparent de cette longue robe de nuit, à peine modelée par la brise hivernale qui s'engouffrait en puissantes rafales dans les couloirs de cette sombre demeure.
« Une audience royale ? Non, Ancalimë, tu recherches simplement un peu de compagnie en t'éloignant progressivement de tout ce qui t'était familier, la solitude et l'amertume…le regret. Ton cœur de pierre s'adoucit enfin. »
« Ai-je déjà recherché la compagnie de quelqu'un ? J'ai été seule toute ma vie, Ithredil. Toute ma vie. M'éloigner est une manière comme une autre de fuir l'hypocrisie de mes demoiselles de compagnie. Elles gloussent comme des dindes à la moindre occasion et n'ont plus aucun respect pour l'héritage de nos ancêtres. »
« Aveuglée par ta position de reine, tu n'as pas été très respectueuse envers les Eldar. Je suis intendante du palais, je sais de quoi je parle. »
« J'étais sotte. » rétorqua Ancalimë d'une voix râpeuse. « Et toi…nécromancienne. J'ai toujours haï les elfes et, pourtant, je tolère ta présence en ces lieux. Je l'ai toujours tolérée, pour mon ancêtre Elros Tar-Minyatur. Il conservait jalousement ton secret… »
S'avançant aux côtés de la vieille femme, Ithredil posa ses deux mains sur son parchemin, l'aida à se relever et l'assit au bord de son lit tandis que l'écho des vagues se faisait de plus en plus oppressant. L'elfe ne prit même pas la peine de lire ce mémoire écrit, encore frais d'une encre noire de nuit, c'était sans doute un vagabondage littéraire de vieillard encore bien alerte et ne regrettant qu'à moitié ces démons qui avaient détruit tout ce que son père avait fondé, en particulier la relation de confiance qui la liait à Gil-Galad.
Après le décès de son père Aldarion qui lui avait offert le privilège de devenir reine, Ancalimë cessa toute assistance à Gil-Galad, croyant que le destin de Numénor ne reposait pas en Terre du Milieu alors que son futur se trouvait là, en ces contrées torturées par la guerre et la corruption. Gondor et Arnor allaient se faire un nom des millénaires plus tard, entre la convoitise du mal et l'admiration du bien et, encore et toujours, cet équilibre manichéen qui menaçait d'être brisé à chaque instant.
« Tu es radieuse, Ancalimë, radieuse, et toujours aussi odieuse. Pourquoi cherches-tu à percer le mystère de ma fonction ? Je sers les souverains de Numénor depuis l'origine. Cela a toujours été ainsi. »
« Malgré ton grand âge, ma chère Ithredil, tu cherches à dissimuler l'évidence. Pourquoi es-tu venue avec les Edain sur cette île ? Pourquoi n'as-tu pas cherché à affirmer ta position politique parmi tous les bureaucrates pourrissant dans leur gras ? Pourquoi ? »
« L'éternelle question, Ancalimë, l'éternelle question… » chuchota Ithredil d'un ton rêveur, laissant place à la silencieuse contemplation des voiles en demi-teinte qui dissimulaient les appartements de la reine aux fugaces regards.
Les deux femmes demeurèrent de longs instants ainsi, parlant de choses et d'autres, et derrière la supposée haine d'Ancalimë se cachait une tendre affection pour cette immortelle sylphide répondant à l'appel de la mer sans parfaire à sa destinée. Il y eut un moment, durant la nuit, où leur conversation s'arrêta, la reine levant sa main pour lui intimer l'ordre de se taire et, inquiète, scruta de son regard dur comme la glace la bougie mourante qui déjà laissait des larmes de cire s'écouler de sa fragile structure.
« Hâtons-nous, la mort n'est pas loin ! » déclara-t-elle.
S'appuyant sur sa canne, elle se leva, délaissant quelques instants seulement sa cape, reprit son parchemin froissé, le signa, et le cacheta sans attendre, le posant entre les mains indécises de l'elfe. Elle lui confia également son Anneau, un joyau en argent que se transmettaient les femmes de la Maison des Fidèles depuis des siècles, représentant un phénix agonisant parmi les cendres et les flammes de sa décadence.
« Je ne peux accepter ce présent… » commença Ithredil, mais devant la mimique pincée de la vieille femme, elle obtempéra et serra la bague dans son petit poing, portant ses phalanges à ses lèvres et fermant les yeux en signe de frustration. « Pourquoi dis-tu que la mort viendrait sournoisement aspirer ton âme ? Il te reste tellement d'années à vivre… »
« Sache que les années sont aussi fugitives que la flamme d'une bougie. A la moindre étincelle, celle-ci peut s'illuminer à la manière des Joyaux de Varda. Et à la moindre brise, elle peut s'éteindre, s'essouffler, manquer du don divin qui nous permet de respirer… »
En petits gestes saccadés, sa main s'ouvrait et se refermait convulsivement, mimant ce côté éphémère qui subsistait en son esprit tourmenté par la vieillesse, hanté par la peur de mourir, serein à l'idée de se démettre de la souffrance et anxieux de quitter à jamais les douces plaines d'Emerië.
« Ithredil, je suis déjà morte. C'est pourquoi je te confie cet Anneau, il représente notre allégeance, une alliance entre elfes et humains. Ceci est l'héritage de la grandeur numénoréenne. Garde-le à ton doigt, il te protégera des mauvais sorts. Si Numénor venait à tomber dans la déchéance de sa corruption, oublie ces terres, fuis-les, et ne reviens pas. Le phénix renaît toujours de ses cendres. Il faut parfois des millénaires pour qu'il revienne à la vie. Tu dois te battre, pour Elros, pour moi, pour mon fils, pour mes descendants, pour mon peuple. Le phénix…est un éternel recommencement, tout comme l'histoire des Hommes. La flamme perdurera aussi longtemps que notre mémoire subsistera et c'est à toi que revient cette tâche. »
L'argent se divisa en mille étincelles pareilles à de l'ithildin, elles se séparaient en une mosaïque d'éclats coupants comme du verre, parsemant le regard terrifié de l'oiseau mythique aux points cardinaux, les cendres recouvrant les brumes tel un voile noir, corbeau de malheur, lacérant le cœur battant du phénix en lambeaux de chair sanglants, comme Ancalimë qui agonisait déjà.
Un râle de mort s'empara de ce corps brisé tandis qu'elle fermait les yeux, une expression de terreur naissant sur son visage ridé. Ithredil empoigna sa fragile main et l'embrassa longuement. La reine glissa dans l'agonie, la torpeur, le vertige, et enfin le sommeil sans fin d'une grande âme mourante, désireuse de laisser son nom à la postérité. La sueur de la noirceur de Mandos quitta définitivement cette cage thoracique dont les mouvements semblaient de plus en plus lents, s'immobilisant au gré d'un éternel refrain que murmurait la vieille femme.
« Le phénix… » et sa voix mourut dans les brumes des cavernes sans fin.
Les yeux emplis de larmes qui n'avaient jamais été versées, Ithredil revoyait le sourire de Luthìen, ce sourire adressé à l'enfant qu'elle était, à l'homme qu'elle avait choisi d'épouser, un rustre guerrier du nom de Beren qui fut emporté par la maladie. Ancalimë, elle, plongea dans les noirs flots des allées de la mort, vieillesse inconditionnelle. L'elfe posa la tête brisée de la vieille femme sur son cœur, fondit en larmes, avant qu'un cri de douleur, strident, ne vînt fendre l'air.
Courbée par les pleurs et les sanglots, elle s'endeuillait de la perte d'une ennemie, d'une amie, d'une reine, d'une femme, cette personne qui avait tant compté à ses yeux. Mais elle n'avait jamais eu l'opportunité de lui dire. Tar-Ancalimë, spirituellement, n'était plus, son corps allait être dévoré par la terre et la mer, perdu dans un caveau des profondeurs abyssales, et plus aucune trace de son existence n'allait subsister. Rien. Si ce n'était les bulles d'oxygène de quelques relents de vie qui allaient remonter à la surface, englouties par les brumes maritimes de ce qui allait rester de Numénor. Un nom, une reine, une légende et l'histoire d'un phénix qui renaîtrait toujours de ses cendres.
Puis, la main ridée de la reine défunte se posa sur son genou, couvert de sang et tenant entre ses frêles doigts moribonds une autre lettre, adressée à Ithredil. L'enveloppe était froissée et le cachet à la cire bleue marine, et non rouge, était encore tiède. Mais elle n'eut pas le courage de l'ouvrir.
Elendil, en observant cet océan tourmenté et souillé du sang de la corruption, se souvenait encore de ce cri viscéral, ce cri issu des entrailles enflammées de l'elfe, d'un cœur révolté, d'un utérus n'ayant pas encore procrée. A genoux, elle suppliait les valar d'épargner Numénor, mais ces vaines prières ne furent qu'un maigre et dérisoire obstacle face à ce souffle de vie donnant la mort, lame déchirante issue des étoiles, tourbillon d'étincelles disparates qui plongea dans le cœur de la montagne, coupant net les vents d'Orrostar, le fleuve Siril, les navires d'Andunië, mais également toute une faune et une flore. Par chance, Ithredil avait eu le temps de récolter les graines et les bulbes d'oiolairë, lairelossë, nessamelda, vardarianna, taniquelassë, yavannamirë et enfin une espèce voisine du malinornë, afin de préserver l'héritage médicinal des numénoréens dont la quasi-totalité reposait au fond de l'océan. Ithredil était herboriste depuis son plus jeune âge, sachant faire des décoctions compliquées et des potions efficaces pour toutes sortes de maux, des blessures aux maladies les plus graves, comme la peste, qui n'épargnaient que bien peu d'Hommes lorsqu'une épidémie survenait. Elendil, lui, savait qu'il devait perpétrer l'héritage de Numénor en Terre du Milieu malgré la corruption de l'Ombre.
« Où étais-tu lorsque Sauron opéra sa corruption sur mon peuple ? » demanda Isildur, le fils d'Elendil, gravant son épée de caractères numénoréens.
Ithredil ne répondit point. Dans ses mains tremblantes se trouvait encore la lettre d'Ancalimë, celle qui lui était adressée. Cette lettre, l'elfe n'eut jamais la force de dévoiler son contenu, encore moins de briser le sceau de ce phénix d'un bleu profond qui scellait le vieux parchemin jauni de la missive. Isildur remarqua, tout comme son père, qu'elle n'avait pas été décachetée, comme dans l'espoir de conserver quelques temps encore la symbolique de cet oiseau mythique, nichant, disait-on, au pied de la montagne sacrée du Meneltarma.
« Quelle est cette lettre ? » demanda-t-il.
« Un présent de ton ancêtre…La seule chose physique préservée des maléfices de Sauron. Le seul détail qui lui est resté inconnu. » répliqua Ithredil d'une voix essoufflée, à la limite de l'épuisement mental.
« Tu as été corrompue, n'est-ce pas ? Comme tous les autres. Comme le roi de Numénor. Comme nos descendants et nos ancêtres. Notre sang a été tari à cause de cet ennemi sournois et invisible. Toi aussi, tu as succombé à cette séductrice tentation. Comme Pharazôn. » pesta-t-il en omettant de prononcer le titre royal normalement accolé aux noms des souverains. « Mais toi, tu n'es pas morte.»
L'elfe regardait avec tristesse un herbier composé de la plupart des plantes numénoréennes qu'elle avait pu composer avant la Submersion. Ses phalanges couleur ivoire se crispèrent sur une page de cet herbier, représentant une fleur d'une rareté absolue, ne poussant que dans les plaines d'Emerië, en dessous des rares affleurements rocheux de ces étendues éternellement verdoyantes. Sauron avait séduit les suppôts d'Ar-Pharazôn, avait même corrompu le roi, avant de la corrompre, elle.
« Si frêle, si parfaite…représentative du funeste destin des Edain et des Eldar. » murmurait-il d'une voix séductrice, sensuelle, à la limite du désir tremblant d'un amant éconduit.
« C'est une longue histoire. Je n'ai pas su résister à ses murmures, ni à sa voix, ni à cette sensualité qui émanait de lui et que je n'ai pu contrer. » soupira Ithredil en sentant encore le contact de ses lèvres brûlantes qui oppressaient son corps.
« Tu as vendu ton âme au diable, tu as offert ton corps et ton esprit à cette charogne indigne de confiance, et pourtant il t'a laissé la vie sauve. »
« Il suffit, Isildur. Nous avons assez remémoré ces sombres instants en nos esprits, marquer ces évènements d'un fer incandescent de sarcasme ne ferait qu'envenimer les choses. » déclara Elendil.
« Mais il demeure encore une question en suspens. Pourquoi ? Pourquoi, Ithredil, es-tu restée ? Etait-ce pour voir mon peuple agoniser ? Et pourquoi as-tu voulu aider les numénoréens ? »
« Il s'agit d'accompagner mon fils et les Edain dans leur funeste destin – celui de mourir. Bien que je n'approuve pas le choix d'Elros, je suis sommée de l'accepter. Et toi, Ithredil, intimement liée à l'existence de ce peuple, je t'envoie en Numénor, à la fois pour les guider et les protéger. Cependant, tes décisions ne seront que consultatives. Essaie de préserver encore quelques millénaires ce souffle évanescent…Tu conserves la mortalité entre tes doigts, mon amie. Tu es celle qui peut mener à bien toutes mes espérances. » expliqua Elwing, prenant les mains de la jeune elfe entre les siennes.
« Pourquoi… ? » souffla Ithredil d'une petite voix amère et mélancolique, emplie de remords. « Pourquoi… ? Pourquoi… ? Y a-t-il vraiment une réponse à cette continuelle et obsédante question ? Et pourtant, j'ai résisté, tant bien que mal… »
« Tu es…la luxure incarnée…ce pêché véniel devenant mortel à la mesure des battements de mon cœur… » chuchota la voix défaillante d'un Sauron séducteur.
Oh, non, elle n'avait pas voulu lui offrir ce baiser maudit, innommable, mais parmi les susurrements ancestraux de Morgoth, orchestrés par cette âme dépravée qu'était Sauron…comment résister à une telle tentation ? Pourquoi les Hommes persistaient toujours à croire que les elfes étaient des êtres parfaits ? Ils étaient orgueilleux, présomptueux, arrogants, sans cesse en quête de la mythique grandeur de Doriath et de la beauté de Luthien, recherchant, avides, une soif de pouvoir inapaisable, loin de la sérénité des peintures pastel, violet lavande, gris cendres et doux vert délavé des plantes maritimes.
Certes, leur civilisation était ancienne, ancestrale, encore empreinte des contes et légendes des anciens temps. Leurs chants résonnaient encore dans les parois des ruines de la funeste Doriath tandis que Melian demeurait seule, pleurant la mort de son époux et de sa fille, regrettant plus que tout au monde de n'avoir pu arrêter Morgoth et les fils de Fëanor, le destin de Beren et de Luthien leur appartenait, elle n'était pas en droit de contester la décision des valar. Tout comme Ithredil n'était pas en droit de maudire les divinités pour une punition légitime et néanmoins sanglante. Après une création convoitée de tous, une destruction méthodique de tout ce qui était ou avait été, dans les anciens temps où les elfes vivaient en paix, sans orques, sans maléfice, sans équilibre entre le bien et le mal.
Tout en tournant les pages de son herbier, Ithredil découvrit un monde à part, un monde regretté de tous, ce monde qui, traversant les siècles et les millénaires, avait toujours réussi à conserver cette part de beauté à laquelle aspirait tous les peuples. Elle se souvenait de la magie de Luthien qui, dansant dans une clairière, faisait la joie des habitants alentours, qui, chantant pour la gloire des valar, ravissait le cœur de tous les elfes et n'en acceptait qu'un, celui d'un humain. Et ce sourire…ce triste sourire d'une immortelle aigrie par les années, détériorée par cet immuable temps, cette érosion qui normalement ne touchait pas les visages de son peuple. Au nom de l'amour, Luthien avait renoncé à sa beauté légendaire pour en acquérir une bien plus naturelle.
« Ithredil… » chanta une douce voix d'ange. « Viens, Ithredil, ne crains rien. En ces lieux, tu es en sécurité… »
L'atmosphère conservait des pétales d'une fleur particulièrement odorante aux relents de cannelle et de pomme, de violette et de miel, de bleuet et de simbelmynë, subtiles effluves divines qui prirent tous ses sens et lui démontrèrent que l'apparence d'une blessure n'était pas forcément douloureuse. Luthien était une blessure à part et, alors qu'elle tendait une petite fleur blanche à la fillette, sa danse la mena dans les airs, entre les arbres et les buissons, dans cette luminescente clairière où Beren l'avait rencontrée, tant d'années plus tôt.
Et les dires d'Ancalimë poursuivaient ceux de Luthien tandis qu'elle embrassait tendrement le front de l'enfant perdue, cette enfant qui jamais n'allait oublier une éphémère et si brève rencontre entre le bleu marine de cette robe parsemée d'étincelles et le blanc lune de sa peau. Un radieux sourire anima son visage enfantin, empreint d'une tendre rondeur amicale, encore bien gracile.
« Garde-la. » murmura Luthien. « Elle te protégera des mauvais sorts… »
La fillette avait également conservé les images du petit Dior, nourrisson reposant sur ses genoux, ouvrant ses yeux sur un monde inconnu, difficile, où il fallait combattre les démons et le mal qui formait un équilibre absolu. Dior lui-même engendra Elwing, qui engendra Elros et Elrond, deux parties d'une même entité, celle de frères qui avaient choisi un chemin différent, l'un préférant l'immortalité et l'autre la longue mortalité d'un Edain. Son enfance avait été régie par l'amour, son adolescence par la destruction de Doriath et la mort de Thingol et, enfin, le reste était disparate, triste et solitaire, comme il l'avait toujours été pour les elfes qui se refusaient à accepter leur destin. Et, pour la première fois de son existence, Ithredil se sentait obligée d'obtempérer aux ordres des valar, les seuls guides autorisés en ce monde de souffrance. Isildur n'insista pas, sachant que la muette douleur de cette elfe dépassait tout ce qu'il pouvait imaginer. Assis en tailleur, son épée sur ses genoux, il songea lui aussi à son enfance. Tous ses souvenirs, cependant, n'étaient que des bribes de mémoire très confuses, car il ne demeurait rien de physique de tout ce qu'il avait connu.
A présent, d'autres terres et d'autres contrées les attendaient en Terre du Milieu tandis que la nef numénoréenne glissait calmement sur l'océan gris de tempête. Quelques goélands surgissaient parfois des brumes, indiquant que les côtes du Golfe de la Lune étaient proches, à quelques dizaines de milles seulement. A l'aube du sixième jour, la petite flotte, composée d'un navire de commerce et d'un autre de transport, aboutit devant les falaises des Havres Gris qui, avec l'érosion, n'étaient plus obsidiennes mais bien grises, d'un triste gris rappelant les derniers jours de Tar-Ancalimë.
« Nous y voici. » soupira Anarion, le deuxième fils d'Elendil. « La Terre du Milieu. Il s'agit maintenant pour nous de conter la déchéance de Numénor et sa corruption viscérale. »
« Numénor mourra dans les reliques sanglantes de ses entrailles pourries, Ithredil, j'espère que tu en as conscience. » susurra Sauron.
« Tu mens ! » rugit Ithredil.
« Mentir ? L'histoire d'Arda n'a été qu'une succession de mensonges, de traîtrises, de fourberies…tout a commencé avec la convoitise de Fëanor pour les Silmarils. Et cela se poursuit à présent avec cette quête acharnée des Trois Anneaux de Pouvoir.»
Le maia se contenta de tourner autour de ce fragile corps comme un vautour cherchant à dépecer une carcasse d'animal de toute sa chair, cherchant à détruire le peu d'espoir qui demeurait en ce corps soumis par les séduisants murmures d'un Anneau…qui étincelait au doigt de cette âme libre de manipuler les esprits des rois de Numénor, maudissant les caveaux des anciens souverains et préparant celui des nouveaux.
« Et maintenant… » commença-t-il.
Tout en posant le pied sur un des quais des Havres Gris, Ithredil fut prise d'un étrange malaise, un vertige qui la fit perdre toute mesure. Posant une gracile main sur sa tempe, elle reprit ses esprits et accorda un regard au phénix, dont les yeux étincelaient en signe de danger. Elle ne l'avait pas cédé. Concéder l'héritage de Numénor et la puissance redoutable de Tar-Ancalimë aurait été sacrilège. Une main amicale se posa sur son épaule et Elendil soutint son poignet jusqu'à l'arrivée devant la belle demeure du seigneur Cirdân.
« …je suis tout à toi, ma belle Ithredil. Donne-moi ce que je veux. Donne-moi l'Anneau d'Ancalimë. » susurra Sauron, serpent de mauvais augure usant de son talent de persuasion.
Dans les brumes matinales, une silhouette accueillante leur apparut et des yeux d'un bleu azur pétillant de malice vinrent les assister à décharger la nef, portant coffres et objets précieux, tout ce que les survivants avaient pu sauver du cataclysme, les entreposant en sa maisonnée et consolant les âmes en peine dont certains enfants que les parents avaient confié à Elendil et ses fils afin que les descendants de Numénor, malgré leur jeune âge, puissent se souvenir de leur enfance passé dans les plaines d'Emerië et c'est à partir de cet instant que la compassion de Cirdân donna l'impulsion à un nouvel ordre en Terre du Milieu, celui des dunedain.
Cirdân était un marin depuis l'origine de son existence et n'avait cessé de perfectionner ses méthodes navales pour construire des navires toujours plus grands, plus rapides, plus beaux, se prélassant dans le magnifique Golfe de Lune, ces voiles pastel se secouant au gré d'une puissante brise maritime, relent de sel et d'iode, transportant les derniers murmures de Numénor et les faveurs d'Ulmo. Mais au-delà de cette apparence sage et insoumise, ses cheveux blancs modelés par la puissance des éléments de Manwë, c'était un elfe sympathique, recherchant le bonheur où nul n'en trouverait. Les sourcils froncés cependant, les heures étaient pour lui bien sombres. Sauron avait étendu son pouvoir aux portes du Lindon, ayant ravagé la campagne et les forêts, les plaines et les collines, détruisant sans sourciller toute l'œuvre des valar.
Et Nienna, du haut de son promontoire au Taniquetil, au palais d'Oiolossë, observait en pleurant cette déchirure terrestre d'un être sans nom, continuant l'œuvre de Morgoth avec tous les malheurs qui se répétaient indéfiniment, à la manière du refrain d'Ancalimë agonisante dans ce souffle de mort.
« Ma dame ! » s'exclama Cirdân. « Vous ne devriez pas vous trouver sur les quais, il y règne beaucoup d'animation et désormais trop de souvenirs demeurent sur ce navire. Venez vous reposer. »
« Pas encore, seigneur Cirdân. » marmonna Ithredil d'un ton mélancolique.
Elle portait sans cesse son regard sur cet horizon, scrutant le moindre lambeau de terre, car pour les elfes, les côtes blanches de Numénor s'étaient toujours dissimulées parmi les brumes. Et, à cet instant, il ne restait plus rien.
« Aujourd'hui, je te démets de tes fonctions d'intendante du palais. Va pleurer sur les tombes de mes ancêtres, va pleurer le conservatisme d'antan, Numénor entre dans une nouvelle ère et elle n'a pas besoin de toi ! » ordonna Ar-Pharazôn.
« Pourquoi demandes-tu mon départ ? N'ai-je pas longuement servi cette patrie, avec respect et dévotion ? Que dirait Elros en te voyant, toi, despote pourrissant dans les richesses et l'orgueil de Morgoth ? »
« Ne t'attarde pas sur le passé, Ithredil. Tu es un être rétrograde, comme tous les elfes ! Cesse d'être bercée par les légendes, les mythes et les lais ! Numénor doit étendre ses territoires. Je suis roi. Roi de Numénor. Je détiens le sceptre ! J'ai épousé l'héritière au trône ! »
Mirìel, en entendant les propos de son dépravé époux, baissa les yeux, avant de laisser quelques larmes former des sillons humides sur ses tempes. Ar-Pharazôn leva sa main et la reine sursauta, de peur d'être frappée.
« Cela ne t'as donc pas suffi de la prendre de force… ? » murmura Ithredil. « Encore a-t-il fallu que tu la soumettes à ta violence ! DE QUEL DROIT TE PERMETS-TU D'OUTREPASSER LES LOIS DES VALAR ! » s'écria-t-elle.
Sa voix suppliante, emplie de colère, résonna dans la grande salle de marbre et les conseillers des rois ayant persécuté les Fidèles – amis des Eldar en Numénor – cillèrent, comme effrayés par la légitime quête de justice de l'elfe.
« Quitte à jamais cette demeure et ne reviens pas. » conclut Ar-Pharazôn.
« Vous songez à tout ce que vous avez perdu, là-bas. » constata Cirdân. « Ayant enduré beaucoup de guerres, à la fois militaires et civiles, je puis comprendre ce que vous ressentez. »
« L'imagination des elfes et des humains est fertile, mais ceci dépasse l'entendement. C'est tout un peuple qui paye le prix de la dépravation de l'élite. » se languit-elle.
Dans une muette prière adressée à Varda, l'elfe la supplia du moins de ne pas laisser le temps détruire les ruines abyssales de Numénor et que l'éclat des étoiles pût à jamais conserver la grandeur des numénoréens. Guidés par les étoiles, les marins d'un Second Age mourant pourraient retrouver l'espoir et la grandeur des temps passés.
« J'ai la nette impression que le destin des Edain n'est pas totalement éteint. La bougie, la flamme brûle encore…Je crains qu'il ne reste plus assez de cire… » dit-elle.
« Nous allons nous éteindre ensemble… » chuchota Ancalimë.
« C'est comme si…les valar avaient oublié combien les Edain étaient précieux à ce monde. Maintenant, j'ai failli à ma promesse et les divinités se détournent de moi. Ils semblent ignorer ce funeste destin, inévitable, à cause de moi. »
« Ne vous rendez jamais responsable des actes d'Ar-Pharazôn. C'est un humain, mais avant tout un être vivant. Prévoir les actes d'une chose animée dont les pensées sont disparates est un don divin, mais également une malédiction. En seriez-vous plus heureuse ? Connaître le futur, mon enfant, c'est renier sa condition d'être vivant. »
« Alors, je renie ma propre nature puisque je n'ai pu sauver l'œuvre d'Elros. Et aujourd'hui, sa tombe repose au fond de l'océan et sa dépouille est ombragée par les démoniaques puissances des abysses. J'aurais pu l'empêcher. »
« Empêcher, là aussi, est un don. Vous ne pouvez pas tout contrôler, vous le savez. C'est regrettable, mais il vous faut oublier Numénor. Pour Elwing. Et Elros…et aujourd'hui tous les enfants numénoréens qui vagabonderont sur ces terres. Oublier… »
« Je ne le puis. »
« …c'est renaître… » termina Cirdân. « Les valar n'ont pas oublié, Dame Ithredil, ils n'ont pas oublié. » dit l'elfe, et il s'éloigna du quai.
« Moi, je n'oublierai pas… » soupira Ithredil et elle ferma les yeux.
Dans cette quête pour la vérité et la justice, Ithredil connut plus de douleur en Terre du Milieu qu'à Numénor, prenant part à un conflit qu'elle n'approuvait point, concluant en compagnie d'Elendil et de ses fils, Isildur et Anarion, une dernière Alliance entre Elfes et Hommes. Un siècle de guerres, d'escarmouches sanglantes, au-delà de toutes les règles militaires, anéantit complètement les forces de l'ennemi, laissant à Isildur un Anneau maudit, à la Terre du Milieu deux royaumes en exil, le Gondor et l'Arnor, et à Elrond l'infâme culpabilité de n'avoir su convaincre ses alliés de détruire l'Anneau Unique.
Si Ithredil n'oublia pas Numénor, elle oublia en revanche certains détails de l'histoire qui n'auraient pas dû l'être. Dans cet équilibre entre le regret et la lâcheté, l'elfe se contenta de s'installer en Lindon, plantant quelques graines mortes qui firent de son jardin une des dernières réminiscences de la beauté d'Emerië. Finalement, l'an 3441 du Second Age prit fin, et avec lui la fondation de Minas Tirith et la plantation de l'Arbre Blanc. Isildur, elle le savait, était perdu. Endeuillé par la mort de son père et de son frère, il fut pris par la folie de l'Anneau, fut tué au Désastre des Champs aux Iris et cet objet, mélange d'or et du sang de Sauron, fut perdu.
Au-delà de toutes les espérances, Sauron parfaisait son œuvre, celle de son maître, Morgoth, seigneur de la discorde et de la haine, et la Terre du Milieu entra dans une longue période de paix. Les elfes et les hommes décrétèrent, à l'hiver 3441 du Second Age, que le Tiers Age devait commencer. Ce fut inscrit dans les annales du jeune royaume de Gondor et la population s'épanouissait dans l'illusion d'une paix durable. Mais si Minas Tirith et Minas Ithil, plus tard baptisée Osgiliath, demeurèrent intactes, le royaume de l'Arnor ne tarda pas à s'effondrer, pris par le poids de cet ennemi immuable : le passé. Quelques reliques subsistaient difficilement en ces contrées lointaines, mais cette patrie en exil allait connaître le même sort que Numénor, mais cette fois par les guerres civiles et les attaques répétées des Orientaux et des Orques. En l'an 10 du Tiers Age, Valandil fut couronné roi.
Lasse de toute la douleur, Ithredil se retira à Imladris, vagabondant dans les couloirs de la demeure d'Elrond, affligée par l'innocence de ses fils Elladan et Elrohir, charmée par la beauté de Celebrian qui enchantait les lieux, se remémorant combien Isildur et Elendil avaient souffert sous les coups répétés de l'acharnement de Sauron, observant les tronçons encore coupants de Narsil, épuisée à force de transmettre un héritage dont personne ne voulait, dont les humains avaient honte et dont les elfes avaient pitié. En l'an 140 du Tiers Age, elle se décida enfin à reprendre les choses en main et ce fut à Minas Tirith qu'elle retrouva l'affection du peuple et la confiance des rois, comme par le passé. Ancalimë lui avait fait promettre : si Numénor ne subsistait pas à l'érosion du temps, son histoire et son mythe perdureraient aussi longtemps que vivraient les dunedain.
« Non, je n'ai pas oublié… » chuchota-t-elle en observant les flammes de la Montagne du Destin embraser l'horizon noirci de lave et de cendres.
« Pourquoi ? » questionna Sauron.
« Cet Anneau ne t'incombe pas, tu le sais ! » répliqua-t-elle. « Si Numénor est perdue, le souvenir qu'en garderont les annales elfes perdurera. Et ce, sans ton aide, suppôt de Morgoth. Retourne vers l'ombre et ne reviens plus. »
« Au contraire, Ithredil, j'en viens… Et ton voyage au cœur des braises rougeoyantes de la Folie ne fait que commencer…Tu t'es perdue dans mes pensées, tu m'as soutiré des informations, et céder à moitié n'est pas concéder entièrement tout ton héritage. »
Du haut de son balcon, elle voyait Minas Tirith endormie et, en contrebas, les petites flammes naissantes des feux de camps des Gardes de la Citadelle où reposait Minas Ithil et le fleuve qui se jetait dans la baie de Belfalas. Les étoiles formaient ainsi une série de reflets fantomatiques, au-delà des dangers du lointain et de cette nuit étrangement paisible, où lucioles et joyaux se mêlaient en un tourbillon de joie. L'an 141 du Tiers Age entrait dans sa période estivale alors que les habitants avaient fêté le solstice d'été, insouciants du sombre avenir qui allait se profiler.
Perdue dans ses souvenirs, elle espérait la mort de Sauron, l'oubli du règne d'Ar-Pharazôn et un peu de pitié pour Mirìel qui avait péri dans les flots, sans humanité, sans féminité, rejetée de son époux forcé comme de ses pairs qui avaient déjà quitté les rivages de Numénor. Mais pourquoi tant d'obsession pour un royaume qui n'était plus ? Rouge vermeille, pourpre crépuscule et bleu marin vinrent à se mélanger comme se mélangeaient encore la lave rougeoyante du volcan, l'or du Mordor et le sang noirci, maudit, d'un Œil qui recherchait avidement la source de son pouvoir. Tout comme la Submersion de l'île étoilée, le Mordor crachait son liquide de mort sur tous ceux qui voulaient sa perte. Cette région désolée et calcinée n'abritait plus que quelques orques et un esprit de vengeance.
Posant ses deux mains sur cette pierre blanche, calcaire vieilli par les siècles, l'herboriste se contenta simplement de profiter de cette tiède brise qui caressait ses tempes, modelait ses cheveux en tentacules flottantes autour de son beau visage apaisé, vidant cet esprit chargé de trop de souvenirs.
Le clair de lune baignait son corps tout entier, lui offrant l'allure d'une éphémère ange, évanescent souffle aux relents luminescents des cristaux de Doriath.
« Ancalimë, tu avais raison. Le phénix renaît toujours de ses cendres. » déclara-t-elle, s'adressant à cet esprit omniprésent qui l'accompagnait dans ses pensées.
Une renaissance difficile, certes, encore improbable, sans doute, mais certainement l'une des plus durables de l'histoire de la Terre du Milieu et d'Arda. Dans ce conservatisme exacerbé des traditions numénoréennes, les murmures de l'ancienne Doriath parvenaient à son esprit, les ménestrels elfes et la belle Luthien chantant des mélodies depuis longtemps perdues, le thème d'Iluvatar qui se retrouvait parfois dans certaines musiques anciennes, intimement lié au thème dissident de Morgoth. L'héritage d'Ancalimë avait donc engendré un royaume encore enfant, bien affaibli devant les attaques successives des réminiscences militaires de Sauron.
« Omen i-Estel Edain, ù-chebin estel anim… » chuchota-t-elle au vent, dans une prière désespérée aux guides stellaires.
J'ai gardé l'espoir pour les dunedain, mais je n'ai point gardé d'espoir pour moi…
En voyant ces flammes monter vers les nuages de l'atmosphère, voilant le royaume de Varda, Ithredil se jura d'avoir une fille pour transmettre l'arrogant souvenir d'une reine, Tar-Ancalimë, et de son Anneau, d'un phénix qui, avec difficulté, émergeait des entrailles sanglantes des origines humaines.
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