Auteur : Isylde
Inspiration : The Lord of the Rings
Titre : Divide and Conquer
Chapitre : Les Soupirs de l'Iris, T.A 2
Longueur : 13434 mots
Date : 01/05/05
Résumé : « Nous avons tous été aveuglés par le fol espoir d'une victoire brève et peu sanglante. » s'éleva alors une voix masculine de la brume. « Tous, autant que nous sommes, avons espéré revoir nos proches, nos parents et nos femmes, nos enfants et nos amis. »
Elle se souvenait de cette douleur qui montait, et de l'âcre goût du sang qui envahissait sa bouche et teintait ses lèvres de l'infamie. A peine une égratignure sanglante dans les flots cuivrées de ce liquide de vie qui se répandait sur les pierres acérées du Champ aux Iris. Elle se souvenait aussi de ces fières bannières blanches qui partaient au massacre. De tristes lambeaux flottaient tels d'insipides fluides de tissu parmi les brumes et les cendres de l'atmosphère. Ithredil se souvenait de cette lame qui se levait et s'abattait sur la chair calcinée des ennemis de l'Alliance. L'elfe leva les yeux, et fut aveuglée par la fade pâleur de ce ciel de neige.
Le creux ensanglanté de sa main accueillait indolemment quelques flocons de givre. Ce choc thermique la fit frissonner, mais après tout, peut être était-ce cette odeur de mort, qui flottait sur ces plaines stériles, qui provoquait cette indicible peur, cette incompréhension, ce regret. Elle était seule. Quelques soldats, au loin, recherchaient d'éventuels survivants, mais, que faire face à ce carnage ? Ce fol espoir de vie dans un lieu de deuil était peine perdue. Fourbus, quelques combattants s'asseyaient à même le sol, étanchant leur soif dans une rivière vermeille. Ithredil plaignait encore les malheureux qui durent boire le sang de leurs compagnons. Il y avait également ce sentiment de désagrégation de tous ces corps qui déjà pourrissaient à même le sol sans sépulture. Malheureusement, jamais ces dépouilles n'allaient trouver le repos, car trop d'hommes étaient morts et désormais ces âmes en peine devaient trouver leur chemin.
Sur la ligne brumeuse de l'horizon, Ithredil pouvait distinguer les fantomatiques silhouettes de quelques orques qui fouillaient les cadavres à la recherche d'armes ou de nourriture. Les murmures insidieux de ces ignobles créatures était comme une malédiction, un traître mensonge ; pire, une ignominie. Une douzaine d'éclaireurs vagabondaient parmi les monceaux à la fois sanglants et noirs de charbon des ennemis tombés sur le champ de bataille, observant tristement les lanières déchiquetées des bannières et les tristes flammes d'un blanc bleuté se mouvant au gré d'un vent glacial. L'elfe se souvenait, elle se souvenait de tout. A la fois des morts passées, et des morts présentes. Mais elle craignait plus que tout les morts futures. La guerre n'était pas terminée. Les réminiscences de cette armée, appartenant jadis à l'Alliance, se réveillaient de l'incompréhensible torpeur, frappées par le chagrin de leur jeune roi, Thranduil, portant une couronne de souverain maudit, un souverain mis sur le trône par la mort en personne. Et cette idée, pour beaucoup de survivants, était insupportable.
En apparence, Ithredil semblait jeune et innocente, frêle et pure. Mais au-delà de sa douce chevelure châtain qui caressait ses tempes avec délicatesse et raffinement, un regard sombre de turquoise et de colère, de haine et de dégoût. Crispant ses petits doigts sur le pommeau de sa lame étincelante, elle laissa quelques larmes de fureur couler le long de son beau visage d'ivoire. Cet être immortel se sentait vieux, et il l'était. Plus de vingt mille ans, vingt millénaires, deux cents siècles, deux mille décennies, vivre à l'état d'épave vivante, une épave dans laquelle coulait un sang pur désormais tari par les immondices de la nature humaine et elfique. Ithredil se déshumanisait. Peu à peu, elle s'éloignait des aspirations qu'elle avait jadis eu, et songeait à se retirer définitivement de toute cette souffrance. Peut être songer au suicide. Oui, plonger ses plaies sanguinolentes dans un bain parfumé, comme faisaient les despotes déchus, ne serait pas douloureux. Mais jamais elle ne pourrait connaître la vie de cet au-delà de l'éternité. Ces poignets…
Le sang d'une grande dame du premier âge perlait délicatement au sol, tel le cachet encore liquide de la cire rouge qui scellait son destin et sa décision. Ces poignets, si fragiles, si faciles à briser à et couper. Ces mains de voleuse, et qui trahissaient, et qui nuisaient, et qui conspiraient à nuire au monde des elfes tout en assistant à la puissance du monde elfique. Mais aujourd'hui, elle était traîtresse à l'univers mortel qu'elle avait toujours connu. Comment ? Pourquoi ? Et pour quelles raisons allait-elle fuir de cette vie, cause de toutes ses souffrances, de tous ses tourments ? Elle se sentait passive, extérieure, témoin aveugle d'une histoire qu'elle savait violente. Cette histoire d'Arda, indirectement, Ithredil l'avait écrite, ayant connu les grands de ce monde sans vraiment aucune connaissance de ce qu'ils étaient au fond d'eux-mêmes.
Fëanor, artisan doué et intelligent, mais gangrené par la convoitise, Luthien, demoiselle elfe à la beauté incommensurable, mais le rose de sa peau devenait fade et gris à l'ombre de son amour éphémère, et enfin Isildur, fier guerrier à l'allure princière, tué par la déchéance et l'emprise que l'Anneau avait eu sur son esprit. Peu à peu, ses pensées devinrent viciées, et même la cruauté ne put enlever la fascination que l'Unique lui inspirait. Ithredil l'avait senti : il était mort, et comme ces cadavres en état de décomposition sur la plaine, lui non plus ne trouverait jamais le repos. Glissant avec précaution sa paume déchiquetée sur le pommeau de sa lame, elle le remit dans son lourd fourreau, héritage des massives armes numénoréennes. Un soupir s'échappa doucement de ses lèvres gercées, et au-delà de la brumeuse neige argentée, elle pouvait encore apercevoir les soupirs de l'iris et le bruissement des buissons calcinés par les bûchers.
« Nous avons tous été aveuglés par le fol espoir d'une victoire brève et peu sanglante. » s'éleva alors une voix masculine de la brume. « Tous, autant que nous sommes, avons espéré revoir nos proches, nos parents et nos femmes, nos enfants et nos amis. »
Ce pas, félin et assassin, était précis et rapide, mais doté de cette lassitude propre aux elfes endeuillés. Un pied devant l'autre, un effort incommensurable dans cette mélasse de boue et de sang, d'empennages noircis par le feu et d'armes rongées par l'humidité ambiante de l'air. Ithredil, agenouillée auprès d'un cadavre, se leva et se retourna, pour ne voir qu'une silhouette noire entourée d'une aura argentée. Les flocons de neige semblaient tourbillonner autour de cette ombre que rien ne distinguait des autres, celles qui reposaient dans leur horreur à même le sol, sans sépulture.
« Tous, autant que nous sommes, avons été trompés par notre orgueil. » continua la voix d'un ton étonnamment doux et subtil.
Sa cape noire couvrait entièrement sa musculature d'elfe. Une tunique d'un vert sombre, fort élégante et veinée d'argent, ornait ce noble torse encore empreint de fierté. Son pantalon était maculé de sang et de cendres, et ses mains étaient gantées, comme pour dissimuler le sang qui en suintait continuellement depuis la chute d'Oropher, le seigneur d'Eryn Lasgalen. L'elfe aux yeux clairs s'approcha de la dame elfe et releva le capuchon de sa cape, dévoilant une chevelure tout aussi claire et une tiare argentée reproduisait les motifs des feuilles des mallornes. Une chose fort étrange émanait de ce personnage fier, au cœur altier et à l'ambition sans faille. Un triste sourire, des yeux cernés, un regard de rage et d'incompréhension, une stature princière, tout cela n'était qu'une mascarade face au carnage qu'avait été le combat.
« Mon seigneur Thranduil… » émit Ithredil d'une voix rauque et lasse, reconnaissant par là même l'autorité de ce jeune prince, trop vite initié aux affres de la royauté.
« Dame Ithredil… » reprit sa voix juvénile, cultivée et maniérée, comme elle l'avait toujours été pour les souverains des grands comme des petits empires. « Que faites-vous en ces lieux maudits ? Ne devriez-vous pas être au campement ? »
« Je pourrai réitérer cette dernière question à votre égard, mon seigneur. Les affaires de votre royaume vous attendent, ne vous embarrassez pas des commodités. » rétorqua la dame elfe d'un ton équivoque.
« Il ne me reste que les commodités, Ithredil. » dit Thranduil plus familièrement, sachant qu'il s'adressait à l'une des plus vieilles créatures de la Terre du Milieu.
Inconsciemment, toutefois, il se sentait attiré par cette noble prestance d'antan et cette silencieuse intelligence qui caractérisait ce petit bout de femme au superbe visage, cette herboriste renommée et cette anonyme fille du peuple de Doriath qui avait trop de souvenirs à faire partager et pas assez d'amour à offrir.
« Il ne me reste que les reliques du grand royaume qu'avait été Eryn Lasgalen. Il s'agit maintenant de tout reconstruire, mais avec quel courage allons-nous rebâtir notre cité et nos soldats ? »
« Le courage, vous le trouverez en vous-mêmes. Cherchez cette acharnement, cherchez cette rage de survivre en vous, comme l'avait dit le seigneur Elrond jadis. Recherchez l'espoir en vous, il y est. » conseilla-t-elle d'un ton ferme. « Thranduil… »
« Oh, Ithredil… » soupira le jeune prince. « La seule chose que je possède aujourd'hui est un simulacre de territoire, ravagé par la guerre. L'espoir est perdu. »
« N'oubliez pas l'œuvre de votre père Oropher, il a tant fait pour vous. Je sais que la royauté vient trop vite à vos bras et vous enserre dans un étau de fausse noblesse. Vous saurez rétablir la grandeur de votre royaume. »
Thranduil baissa les yeux et entoura son semblant de fierté dans le lourd tissu de sa royale cape, soupirant puis observant le champ de ruines autour de lui. Tous ces soldats, perdus au nom d'un seul et unique objet, cet Anneau dont tout le monde parlait, cet Unique perdu, qui allait apporter ombre et désolation sur les territoires plus au sud, ces territoires insulaires et éloignés de tout, le royaume d'un peuple meurtri par la douleur et brisé par tant d'années de guerre.
Pinçant ses lèvres, il s'agenouilla et prit une poignée de terre entre ses mains. Dans le creux de ses phalanges tremblantes, il se sentait défaillir, fébrile, il ne savait pas comment outrepasser les vieilles traditions et rechercher en lui cet espoir de reconstruction et de renaissance. Il y avait les araignées géantes, certains pans de son royaume s'effritaient sous la corruption et le vice, et puis les hommes ne respectaient pas le souverain que son père avait été. Et cette poussière échappait à son contrôle, virevoltant au gré d'une brise irrégulière et coupante comme la glace.
Elle sentait en arrière-plan le souffle de vie du jeune prince, qui, emmitouflé dans sa cape, ne ressemblait guère plus qu'à un timide adolescent, petit garçon encore inconnu dans les allées de son propre palais. La poussière qui s'échappait de sa main vint caresser sa tempe tandis que ses mèches bouclées se mouvaient de manière anarchique et que ses larmes et son sang quittaient son corps pour rejoindre ceux des âmes perdues de la plaine.
Une vision floue lui apparut, celle des lèvres haletantes de Thranduil, aux prises d'un combat qu'il ne pouvait pas contrôler. Certes, 'ils' étaient nobles et respectés, demeurant en position de force immédiate, mais leur statut étaient ceux d'elfes, comme tous les autres, roturiers ou royaux. Pour peu qu'ils étaient souverains et généraux des armées, ils étaient ce que les autres étaient, des créatures elfiques, avec leurs défauts et leurs qualités. Thranduil semblait pareil à son père, orgueilleux et fier, mais doté d'une solide culture littéraire et d'une passion astronomique qui le menait à l'étude des cartes célestes. Le dévouement que ce peuple, elfes des bois, avaient pour Varda, plus que toute autre valie, était incommensurable. Et un tel amour pour les charmes de la nuit les rendait plus volages, plus misanthropes envers ceux de leur espèce, mais également plus malicieux et sarcastiques.
Et ici, Ithredil retrouvait l'inquiétante sincérité d'un jeune souverain qui se croyait invincible, protégé de tous les malheurs de la terre. Mais les maiar et les valar accordaient la même protection aux simples d'esprit comme aux nobles, et parfois, la vie les prenait et les menait aux cavernes de Mandos sans autre alternative. Injuste, certes, mais les reliques de l'armée d'Oropher n'étaient que les rares survivants du vouloir des divinités. Vairë, en tissant son immense fresque de la vie, était maîtresse du destin, et nul autre, roi ou artisan, ne pouvait contrer sa puissance historique.
Leurs deux voix se mêlaient en une même harmonie de musique et de charme, tandis qu'ils se retrouvaient, seuls, dans les allées endeuillées d'une cité sanglante, immense bûcher mortuaire aux reflets ambrés.
« Nous avons été aveuglés. Nous avons été trompés. » déclara la belle rôdeuse aux cheveux noirs. « Nous avons été aveuglés par la confiance que nous portions en notre seigneur, Elu Thingol. »
Sa voix froide et coupante résonnait dans la grande salle du palais ruiné de Doriath, tandis que les survivants, reliques vivantes de la grandeur qui avait été, croisaient les bras en silence, autour du trône brisé de l'époux de Melian.
« Elilwë, tu ne peux pas ainsi souiller la mémoire de nos ancêtres. Ta marginalité ne s'applique pas aux nobles de notre empire. » déclara une elfe.
Un souffle s'éleva des profondeurs de la mystique ceinture qui entourait Doriath. Enfin, elle avait été brisée par la corruption et le vice, et maintenant seule Melian, orpheline de sa condition invunérable de maia et veuve d'un roi aveuglé par sa convoitise, arpentait ces sombres couloirs sans fin, où se rejoignaient les rires de la petite Luthien et sa lente agonie vers les affres de la mortalité. Une vie pure et riante était née ici, mais à présent, rien ne pouvait distinguer la vie de la mort. Cette petite fille de sept ans qu'avait été Tinuviel était perdue, elle basculait lentement vers l'ignonimie de son amour, cet amour qu'elle portait à Beren. Et en fin de compte, ils étaient partis ensemble, sonnant le glas de la lucidité de Thingol.
« De quelle marginalité parles-tu, Inwilis ? » rétorqua la vagabonde avec sévérité. « Il ne reste rien de notre nature même d'elfes. Tu n'es plus qu'une ombre elfique, ici, je n'ai plus aucun attachement avec le reste du monde. Nos parents, nos amis, nos frères sont morts, sous les traîtres coups des haches des nains. Je réclame une vengeance. »
« Et toi-même, ne dis-tu pas que la trahison de notre roi est plus grave ? » demanda un agriculteur du nom de Nandor.
« Oui, elle est insidieuse, mais indépendante de sa volonté. Toute civilisation est vouée à disparaître un jour où l'autre. Nous sommes les descendants de Doriath, et notre mémoire ne restera pas éternellement souillée. » déclara Elilwë, scandant le nom de sa patrie d'une voix forte, digne des plus grands orateurs elfes.
Et pourtant, son apparence hargarde et repoussante était en complète contradiction avec sa personnalité. Princesse des mendiants, des voleurs et des gamins des rues, Elilwë avait toujours été dévouée aux plus pauvres des elfes, et les rares bijoux qu'elle portait comme une insigne à son rang reposaient désormais au sol, aux pieds d'un cadavre en état de décomposition, un squelette à peine carné et un visage déformé par la terreur, celui de leur seigneur.
Nul n'avait pris la peine de l'enterrer, pas même Ithredil qui avait depuis son enfance indiqué son dévouement à la royauté. Mais son père et sa mère étaient morts pour défendre un royaume décadent. Sa petite sœur étranglée par la lourde masse des haches qui s'abattaient sur elle, et Thingol n'avait même pas décrété la loi martiale. Il s'était simplement contenté de se retrancher dans son immense palais en attendant la mort, dans le dédain de la souffrance de son peuple.
Dissimulée dans la pénombre, bras croisés, mine sombre, la jeune elfe écoutait silencieusement, sans intervenir, ruminant intérieurement une vengeance bien à elle, une vengeance personnelle et loin d'être sanglante. Elle, fille du peuple, elle, orpheline d'une guerre qu'elle n'avait pas choisi, allait s'élever de l'analphabétisme au rang de grande dame elfe. Tout le monde allait reconnaître son talent, tout le monde allait la reconnaître pour ce qu'elle était et non pour ce qu'elle paraissait être.
« Vous, nobles ou roturiers, artisans ou paysans, vous savez qu'on ne peut rien reconstruire ici. La protection de l'anneau de Melian s'est estompée. Maintenant la fadeur de ce lieu me dégoûte, je veux partir. Qui se joindra à moi ? » demanda Elilwë d'un air tendant à la répulsion.
Tous acquiescèrent sans dire mot. Ils se contentèrent de suivre le fier pas de cette singulière guerrière, et Ithredil demeura à l'écart, suivant nonchalemment le groupe. Elle était la plus jeune et la moins experimentée de tous, et pourtant, malgré l'odeur pestilentielle de la mort qui flottait en ces lieux, elle avait gardé son sang-froid, observant avec un certain détachement la douleur pour mieux la contourner. Par ailleurs, son courage face à la situation n'était pas passé inaperçu, et Elilwë, malgré son esprit rebelle et altier, s'était attachée à cette frêle créature muette aux relents de Luthien.
Elilwë était une belle femme. Certes, son hygiène n'était pas des plus irréprochables, mais son acharnement au combat et son impassibilité devant des blessures graves surprenaient les autres membres du groupe, le groupe des survivants de Doriath. Ithredil, utilisant le savoir d'herboriste de sa mère, devint guérisseuse bien malgré elle, et tandis qu'elle quittait le lieu de son enfance, ses pas la menaient devant sa maison.
« Ne traîne pas, petite. » conseilla la lointaine voix d'Elilwë. « Les âmes des morts rôdent encore, ils pourraient t'attraper et te mener aux cavernes de Mandos, comme ce fut le cas avec tes parents et ta petite soeur. »
Une petite fleur blanche, au pistil doré, poussait sur la stèle gravée par son père, cette stèle marquant l'entrée d'un havre de paix, de joie et de tendresse. Et cette minuscule plante, aussi fragile que belle, dont les pétales se mouvaient au gré de la brise de décembre, s'épanouissait au-delà de la mort, au-delà de l'amour de Luthien et de la haine des nains.
Les autres membres du groupe fouillaient les maisonnettes à la recherche d'objets précieux qu'ils pourraient échanger contre de la nourriture et des armes. Ithredil refusa formellement que l'on fouille sa maison, elle préféra y entrer elle-même et prendre tout ce qu'elle pourrait prendre.
La première pièce, une sorte de vestibule, avait été complètement ravagée. Les chambres semblaient ensanglantées et calcinées, seules des cendres demeuraient de la famille Ravelyn. Le toit en chaume, incendié, ne protégeait plus du crachin qui tombait en abondance sur le royaume de Thingol. Etrange, cependant, que les nains n'eurent pas découvert l'herboristerie de sa mère, au sous-sol, un lieu où se côtoyaient serres de phénix et dents de dragon, mandragore et cumin, menthe et safran. Un important magasinage d'épices et de plantes séchées lui serait sûrement bien utile. Déchirant le bas de son jupon pour en faire une sacoche improvisée, les petits doigts d'Ithredil s'activaient et ramassaient tout ce qui pouvait encore l'être. Ce lieu vivait encore, comme si l'esprit de la mère d'Ithredil préparait encore des décoctions pour soigner les problèmes respiratoires de sa petite sœur.
Sa vie avait été si courte, et ses rires avaient été si éphémères…Maintenant, seule la survie comptait. On mangeait pour survivre, on buvait pour survivre, on riait pour survivre. Ithredil le savait, elle ne devait compter que sur elle-même, apprendre à lire et à écrire d'elle-même, à parfaire son savoir en herboristerie elle-même, à conserver le souvenir de ses aïeux aussi longtemps que possible, à revivre, tout simplement. Malgré l'absence de cette petite fillette souriante, malgré l'absence de la malice de son père, malgré la présence encore rassurante de cette jeune mère, sa mère, trop tôt arrachée aux joies de l'existence.
Pourtant, elle n'en voulait pas aux nains. Elle en voulait à elle-même, elle avait eu cette incapacité à protéger sa famille et maintenant le remords la rongeait comme le temps rongeait les phalanges tremblantes d'un vieillard. Puis, elle parcourut le foyer des yeux, avec cette braise incandescente, encore rougeoyante de sang. Déglutissant avec difficulté, la jeune elfe porta la paume de sa main sur sa nuque, et pour la première fois de sa vie ressentait les choses avant qu'elles ne parvinssent dans la lignée du temps tissée par Vairë. Elle sentait la main d'Elilwë se poser sur son épaule comme le souffle de la mort, glacé, qui mordillait avec insolence les lambeaux brisés de son être.
Et la main de Thranduil, encore tiède de la jeunesse, bouillante et fougueuse, contrastait avec cet effrayant souvenir de deuil et de froid. Ithredil se retourna, et le prince lui accorda un timide sourire d'adolescent, un peu renfrogné et hautain, un sourire à l'allure princière, mais recelant de cette inquiétude qu'elle connaissait, l'inquiétude du temps qui passe, cette inquiétude qui volait tout espoir et tout désespoir, ne laissant que la nostalgie des temps passés. Il représentait le futur des derniers royaumes elfes, et la tâche qui lui était incombée n'était guère des plus faciles, mais Ithredil le savait, il allait relever le défi et faire de l'héritage de son père une fierté pour tous les peuples libres de la Terre du Milieu. Pourtant, elle craignait l'insularité d'Eryn Lasgalen. Elle craignait que les filles et les fils de Thranduil n'allaient avoir d'autre choix que de se conformer à la tristesse de leur père, loin des merveilles qu'offraient les autres civilisations elfiques, et, parmi les plus brillantes, les enchantements de la Lorien, la mélancolie des Havres Gris et l'exil de l'enclave d'Imladris. Cette petite forêt, peuplée d'elfes des bois pour la plupart rustres mais attachés à leurs traditions, pouvait-elle s'élever de sa petite condition cultivée au statut d'empire à l'épreuve du temps ? Pouvait-elle s'ériger en conquérante face aux royaumes vassaux du Mordor ? Que pouvait-elle transmettre d'autre que le massacre des Champs aux Iris ?
Toute civilisation avait une fin, Elilwë l'avait dit, plus de vingt mille ans auparavant. Et elle, qui avait connu la découverte des valar et l'enlèvement de ses proches par les forces obscures de Morgoth, ne pouvait cependant pas prédire le destin de ces terres exilées où des numénoréens amers essayaient tant bien que mal de reconstruire leur beauté passée.
« Ithredil ? » demanda Thranduil en un murmure. « Nous devrions à présent rentrer au campement. Soignez vos blessures et reposez-vous. Vous avez bien combattu et je ne vous en remercierai jamais assez. »
« Thranduil… » commença Ithredil, mais il était déjà parti au-delà des brumes des Champs aux Iris, et l'elfe se retrouvait toute seule, comme dans l'immense palais de Doriath.
Seulement dans ce cas, c'était un palais ravagé, un champ de ruines où poussaient quelques frêles iris blancs, étrangement semblables à la fleur de Luthien. Soupirant, l'herboriste se dirigea d'un pas las et courbé en direction du camp, là où le vent et les chuchotements énigmatiques de Manwë la menaient.
« 'Lilwë… » souffla Ithredil de sa petite voix brisée, effacée par la brise hivernale. « Peux plus…Je ne peux plus supporter…peux plus supporter cette douleur…souffrance… »
Mais si ses mains étaient glaciales, son sourire ne l'était pas. C'était l'aînée du groupe, la plus experimentée et la plus apte à consoler les cœurs meurtris. Après tout, cette petite lui serait peut être d'une certaine utilité. De tous les survivants, c'était la plus discrète, la plus sage, mais elle planifiait intérieurement un renouveau spirituel, ce renouveau qui allait la mener aux quatres coins d'Arda. Explorer le monde, à défaut de l'apprendre par cœur, était sans aucun doute le meilleur moyen de se cultiver. Et puis, il fallait s'éloigner de Menegroth, capitale de Doriath, à jamais, car mêmes les doux artifices de Luthien semblaient disparaître, en même temps que l'espoir de sa pauvre mère Melian.
Ici, l'amour n'avait pas lieu d'être. Tandis que les autres membres du groupe – y compris les nobles, qui répugnaient pourtant à se salir, fouillaient les décombres, et trouvaient parfois des objets qui avaient appartenu à leurs proches, leurs amis, leurs parents. Cela pouvait être une mèche de cheveux, une broche, un vieux livre, un journal intime à moitié calciné, ou même quelques gouttes de sang. Le carnage n'avait épargné personne et tous sanglotaient silencieusement en mémoire de tout ce qu'ils avaient perdu. Quelques pleurs se mêlaient à la houle d'une lointaine brise maritime.
« Quel est ton nom ? » questionna Elilwë en caressant tendrement la tempe de la jeune elfe, un geste maternel empli d'affection et de compassion.
« Mes parents m'ont donné Ithredil pour nom. Je suis la fille du soldat Eriollo et de la sage-femme Firiel. » répliqua-t-elle. « Nous étions trois enfants – un frère plus âgé, moi-même, et une jeune sœur. »
« Je connaissais tes parents. Ta mère était réputée en tant qu'herboriste, et ton père s'acquittait honorablement de sa tâche. Ne regrette pas leur mort, je suis sûre alors qu'ils regretteraient de t'avoir quittée si tôt. Tu es encore jeune et farouche… » dit-elle en posant sa main sur le cœur battant de la jeune fille. «…mais ton caractère est fort, et ta personnalité marquée. Tu sauras bientôt toutes les subtilités de l'existence que nous offre les valar. Si tu le désires, accompagne-nous, ne reste pas ici. »
« Je comptais partir, mais au-delà de l'océan, pour voir les autres nouveaux-nés, ceux qui meurent. Les compagnons de…Beren. » déclara Ithredil avec un petit sourire ingénu.
« Tu les verras suffisamment tôt pour te rendre compte qu'ils ne sont pas tous aussi vertueux que Beren…Mais c'est un peuple intéressant, et le chemin que nous prenons mène justement à eux. »
« Je veux vivre, en mémoire de ma famille. Je veux transmettre ce que j'ai vu ici, je veux que le sang de notre seigneur n'ait pas coulé en vain. »
« Il est vain de transmettre un souvenir vicié, ma jeune Ithredil. Mais si telle est ta destinée, alors demeure sur tes positions, ne change pas ce que tu es. Bientôt, nous nous séparerons. Mais ce que tu auras appris durant ces quelques années de voyage sera inimaginable face au maigre savoir de Doriath. »
« Et bientôt ; je reviendrai ici. » promit la jeune elfe d'un ton résolu.
« Mais moi je serai morte, Ithredil, lassée de la vie et de ses horreurs. C'est toi qui doit montrer la route à tous ceux que tu rencontreras. Un jour, tu reviendras chez toi, tu passeras le pas de ta porte, mais tout ne sera plus que poussière. Quel âge as-tu ? »
« Trois siècles. » dit-elle, incertaine des intentions d'Elilwë. « Je suis peut être encore jeune, mais je suis courageuse, je jure de vous accompagner jusqu'au bout de l'océan. »
« Je suis certaine que tu le feras. Tu as toute la vie devant toi et une multitude de choses à découvrir. Moi, je suis déjà vieille, j'ai perdu mes proches aux mains mutilatrices de Morgoth. Mais toi, tu portes l'héritage de Doriath. Garde-le au fond de toi. »
Ses mains sales et ses ongles rongés se refermèrent sur sa poitrine, et les mains des deux elfes se mêlèrent en un seul et même serment, à présent, elles étaient sœurs d'armes, prêtes à se défendre mutuellement jusqu'à voir l'horizon bleuté d'une mer sans fin. Et dés lors, elles se sépareraient pour mieux se rejoindre plus tard, au-delà de l'aura brumeuse des Havres Gris, sur les Terres Immortelles.
Mais à présent, la même question se répétait indéfiniment. Cela valait-il vraiment la peine de transmettre quelque chose de perdu, une chose rongée par la convoitise alors que la notion même de convoitise, dans l'esprit d'Iluvatar, n'avait pas lieu d'être en le cœur des elfes. Fëanor transgressa le premier cette interdiction d'humanité. Bientôt, ses défauts devinrent synonyme d'ignominie, alors qu'ils n'étaient en réalité qu'une évolution de la nature elfique. Toute création se rebellait contre son maître et en venait même à être attiré par l'ancestrale noirceur de Morgoth, mais, pris par l'ennemi, mutilés et torturés, nul ne savait ce qu'il était advenu d'eux, sinon que, reclus dans les oubliettes des ruines de l'empire du mal, ils évoluèrent en une espèce s'éloignant de l'elfe et même de l'humain tant ils semblaient brisés par les maléfices. Ils devinrent orques et gobelins, vils archers par excellence et combattants acharnés qui n'avaient absolument aucune idée de leurs origines, et pourtant, elfes et orques étaient frères. Mais cette lutte fratricide les mena au désastre, comme l'illustrait l'exemple de cet ignoble carnage. D'un côté comme de l'autre, les pertes furent nombreuses et ceux qui étaient grièvement blessés durent être achevés faute de soins. Si les elfes pleuraient leurs morts et brûlaient leurs dépouilles, les orques les enterraient sommairement sans autre forme de cérémonie, laissant les insidieux murmures de Sauron parler pour eux.
Ithredil était fatiguée. En s'approchant des frêles palissades du campement provisoire, elle croisa quelques guerriers humains qu'elle connaissait bien, tandis qu'ils levaient le camp et délaissaient leur bannière, les elfes insistaient pour recueillir les dernières reliques de leur grandeur. Parfois, la créature immortelle apercevait des ombres fugaces rechercher les lambeaux d'une bannière ensanglantée ou les armes d'un proche. Jusqu'au bout, ils persistaient à croire en la splendeur de leur civilisation même si celle-ci n'était plus que ruines et désolation. Dans leur orgueil, ils voulaient encore entrevoir la magnificence des anciens royaumes et empires elfes du premier âge, mais cette lointaine époque était révolue. Jamais ils ne retrouvèrent l'art, la littérature et la science des anciens temps. Maintenant, Elu Thingol, Fëanor, Turin, Elwë, Olwë et Gil-Galad se perdaient dans les allées d'une immortalité regrettée, et Ithredil demeurait seule.
La raison de cette fatigue venait du fait qu'elle avait connu tant de choses dans son existence, et malgré sa sagesse, personne ne venait chercher son conseil. Etre femme, et qui plus est originaire de Doriath était à la fois craint et respecté. Elilwë, Inwilis, Nandor et les autres, les survivants du massacre de sa patrie, étaient partis ou morts. Ce souvenir si vivace de leurs moments passés ensemble contrastait étrangement avec ce voile occulte qui recouvrait des pans de sa mémoire, dissimulant à ses souvenirs des détails importants, des détails dont elle voulait se souvenir…mais à quoi bon forcer le cours naturel des choses ? Le cerveau était un labyrinthe aux multiples où se perdaient à la fois les plus fous et les plus sages, nul ne pouvait percer le secret de ces cavités mémorielles sans fin où se cachaient la traîtrise, la fourberie, tout ce qui était en contradiction avec l'essence même de la vie éternelle qui coulait dans les veines d'Ithredil.
« Holà, ma dame ! » s'exclama un archer en la voyant arpenter, de son regard terrifié et humidifié de tristesse et d'incompréhension, les allées du campement.
Ses yeux se posèrent sur la blessure du guerrier, tout d'un coup infectée de cette purulente noirceur du mal, cette noirceur qui l'avait séduite, il y avait bien longtemps. Un sourire, un timide sourire, vint illuminer son cœur meurtri, le sourire de ce soldat qui soignait ses compagnons, plus ou moins âgés selon la sagesse qui résidait en leur esprit. Son front était marqué de rides d'expression, mais son visage même était animé d'une étrange sérénité de vétéran impassible.
« Où se trouve le campement des numénoréens ? » questionna-t-elle en un souffle fugace d'adolescente. « Où se trouve la dépouille du seigneur Isildur ? »
Le visage de l'archer, sans aucun doute un noble capitaine, se décomposa en une expression d'éternel deuil et de souffrance. Tous les guerriers avaient été effondrés par la nouvelle de cette mort, presque providentielle pour certains opposants au régime, mais catastrophique pour ceux qui aimaient leur roi et l'appréciaient pour son statut humble et proche du peuple, à la différence de son fils Thranduil, tout aussi accueillant et cultivé, mais bien plus assombri par la disparition prématurée de son géniteur.
« Plus loin, vers l'est, ma dame. A quelques kilomètres seulement du nôtre. A la fois du campement de notre défunt seigneur et de son cadavre. » répliqua-t-il, une certaine amertume dans la voix. « Mais vous, ne demeurez-vous pas à nos côtés ? »
« Je ne saurais guère m'attarder et pleurer des larmes inutiles sur ceux qui ont vécu. Je ne puis m'attarder plus longtemps ici, je dois comprendre les circonstances de la mort d'Isildur. » déclara-t-elle d'un ton évasif.
« Quelle ingratitude vous anime ? » questionna un autre soldat en se levant, visiblement indigné du peu d'importance qu'accordait Ithredil à la mort de son seigneur.
« Celle de la lassitude. » rétorqua-t-elle froidement, dardant cet arrogant guerrier du regard, puis elle s'en alla vaquer à ses occupations sans plus attendre.
Personne ne lui accorda la moindre importance tandis qu'elle se rendait au campement des hommes, disparaissant, comme toutes les âmes guerrières de ce sanglant combat. Parmi les brumes des iris et au-delà des nombreux horizons qu'elle avait connu, et en temps de guerre comme en temps de paix, la ligne discontinue du ciel semblait teintée de feu, incandescence divine aux évanescents nuages de pourpre et d'or.
Quelle étrange flamme animait les cieux ? Loin des grands royaumes délaissés par leurs occupants et des ruines traînant sur le sillage calciné de Morgoth, certains lieux avaient été préservés mais les elfes ne s'y aventuraient guère, prétextant que ces contrées lointaines étaient peuplées de barbares sanguinaires. En réalité, les elfes ne possédaient aucune connaissance géographique de leur continent, et les rares cartes dressées à l'égard de cette science énigmatique glorifiaient les rois qui les commandaient en ignorant les merveilles qui s'y cachaient.
Une de ces merveilles était un désert, au-delà du Dorthonion, au nord de la frontière qui séparait Doriath des monts de l'Ered Gorgoroth. Les monts de la Terreur, tels qu'on les appelait, n'étaient en réalité que de désertiques collines et des pentes escarpées d'obsidienne. Pourtant, les survivants avaient bravé la frayeur que leur inspirait ces monts, et ils traversèrent, non sans encombre, les obstacles naturels que leur ennemi dressait devant eux. Plus que les nains ou les orques, c'était avant tout Morgoth qui avait corrompu le cœur de toutes les races libres d'Aman. Et maintenant, la jeune Ithredil songeait au triste sort de Dior, fils de Luthien et Beren, et depuis la mort de ses parents et de ses aïeux, héritier de Doriath sans aucun réel passé concernant ce dernier, elle se languissait de tout ce qu'elle avait perdu. Dior Lui aussi était jeune, comme elle, inexpérimenté, et seul, loin des côtes où s'épanouissaient jadis les plus belles civilisations elfiques.
Lentement, les voiles crépusculaires s'étendaient au-delà des dunes poussiéreuses de cette étendu de sable, infertile et sauvage. Le violet se mêlait au rouge, puis à l'orange en une explosion de volatiles couleurs perdant leur pastel pour devenir éclatantes. Le jaune devenait or, le gris devenait argent et le violet pourpre, prenant des atours aux lettres de la noblesse céleste. Bientôt, Varda eut son emprise sur le royaume des esprits du désert, les fennecs sortaient pour chasser, les mygales et les cobras attendaient patiemment qu'un insecte imprudent vienne troubler la quiétude de leur terrier, et la sable s'élevait doucement au gré d'un zéphyr délicatement tiédi par l'onde pure d'un épars ruisseau qui coulait en contre-bas. Cette tendre musique, ce clapotis harmonieux, vint apaiser ses sens et consoler sa mélancolie. Un petit berger émergea de sa petite tenture beige pour rentrer son troupeau de chèvres, tandis que les adultes, hommes et femmes, se prélassaient à l'ombre de leurs dattiers, buvant du thé et mangeant des pâtisseries au miel. Bientôt, l'eau qui jaillissait du désert se mêla à l'étrange et exotique mélodie d'un instrument qu'elle ne connaissait guère. Malgré sa tristesse, elle se laissa porter par cette ambiance sereine et aspirant à la joie et au réconfort.
« A quoi songes-tu, fille du nord ? » questionna alors une fluette voix de petite fille, étouffée par les rires lointains et la musique.
Ithredil se retourna avec précaution, et aperçut alors ce minuscule visage souriant, teinté d'un délicat ocre oriental et marqué au front d'un point rouge sombre, un peu au-dessus de l'espace séparait deux yeux turquoise, mais plus clairs que les siens. La paume de ses mains et ses phalanges semblaient dessinées au henné tant ces dernières paraissaient fragiles. Elle était vêtue d'une sorte de longue toge multicolore couvrant tout son corps, à la manière de sa tribu, mais légèrement diaphane, laissant entrevoir un tissu couvrant sa poitrine de fillette et un jupon de soie. Son rire malicieux emplissait ses oreilles empreintes du bruit de la chair et du sang qui s'entremêlaient dans un étau de violence et de haine, rendant son cœur plus léger et son esprit plus vagabond.
« Je songe à mon peuple, fille du sud. » répliqua Ithredil, assise de manière à ce que ses genoux touchassent son menton et que ses bras entourassent ses jambes. « Je songe à ce qui aurait pu être. »
« Tu as perdu beaucoup là-bas, fille du nord. Maintenant, ils sont tous partis et les fleurs poussent dans les allées des beaux palais, alors qu'elles devraient s'abreuver de l'eau des orages dans les jardins. » chuchota la fillette.
La magnificence des étoiles la prit de court, tandis que ces puits éternels, astres froids et blancs, se terraient dans les immondices. Ces noirceurs sans fin, océan d'encre et de sang d'orque, royaume paradoxal à la fois splendide et sanglant, empreint de vices et vies, de haine et d'honneur, de noblesse et de nihilisme, toutes ces choses qui ne pouvaient s'associer sans s'annuler, se trouvaient dans le cœur des elfes à cet instant. Ithredil voyait encore cette jolie petite fleur blanche, entourée d'une aura ambrée d'or et de cuivre, se mouvant délicatement au gré des fines gouttes de pluie. Elle voyait encore cette odeur de la mort, cette chair en état de décomposition, le désarroi des survivants, un esprit de vengeance qu'elle refusait, épuisée de toute cette violence.
Rien au monde n'aurait pu la détourner de ce ciel nocturne, de ces petits points lumineux, fragiles perles astronomiques qui s'illuminaient de façon irrégulière, comme une sorte de signe divin. Carnil, la rouge, étincelait de mille feux comme une goutte de sang dans l'ombre du poison des orques. Cependant, elle se prit à haïr ce ciel qui n'avait rien fait pour aider les siens. La muette prière destinée à Varda se transforma en cri de désespoir, un silencieux cri d'incompréhension et de deuil, un cri de solitude.
« Pourquoi pleures-tu, fille du nord ? » questionna la petite fille en fermant les yeux, profitant du vent qui s'abattait avec grâce sur ces plaines stériles où la vie avait pourtant vu le jour.
« Je ne pleure pas, fille du sud. » soupira Ithredil. « Je regrette. Je regrette ma vie passée, si calme et si tranquille. Je regrette les moments de joie, passés dans l'arrière-cour de notre maison…Je regrette l'humour de mon frère, les rires de ma sœur, le sérieux de ma mère et la tendresse de mon père. » dit-elle, se remémorant de tous ces souvenirs, les uns après les autres. « Je regrette les instants passés au palais, à admirer la belle Melian en secret, cachée derrière les piliers de la salle du trône. Je regrette la voix de Luthien, chantant dans la clairière, comme elle l'avait fait jadis pour Beren. Je regrette Dior, le petit Dior, qui dormait paisiblement sur mes genoux. Je regrette cette paix intérieure, qui désormais est brisée, séparée en petits morceaux épars et coupants, qui blessent et qui tuent. Je regrette mon enfance, je regrette la petite fleur qui ne pouvait pas mourir, cette petite fleur que je garde précieusement au fond de mon cœur. Je regrette le simple destin qui était le mien, je regrette ma maladresse et ma timidité. Je regrette ma jeunesse, trop tôt arrachée sur l'autel de la guerre comme un cœur qu'on arrache d'une poitrine encore empreinte du souffle de la vie. Je regrette la joie qui était mienne, je regrette la beauté de mon peuple. » termina-t-elle en un murmure. « Je regrette… »
« Il ne faut pas pleurer pour le passé, fille du nord. » déclara la fillette. « Le passé est parti, il ne reviendra pas. Mais toi, tu es là. Songe à tous ceux qui sont partis. Songe à ceux qui sont tombés, l'épée à la main. Songe à toute cette colère, la colère des adultes, qui a ravagé les beaux palais et les jolies fleurs qui poussent dans les ruines des demeures des rois et des princes. Songe enfin à tout ce qui te reste. »
« Il ne me reste que la vie, fille du sud. Et les soupirs des iris, tes soupirs à toi, qui rendent ces jolies fleurs tellement belles, mais aussi tellement tristes, comme si tu avais toi aussi perdu quelque chose en voyant arriver notre caravane de Menegroth. Doriath n'est plus, il ne reste rien de ce que nous avions été. Hormis notre haine. »
Cette haine, cette colère, enfouie dans les tréfonds de son âme, jaillissaient en une explosion de sentiments confus et de souvenirs trop douloureux pour être vécus spirituellement. Physiquement, elle souffrait de sa solitude et de sa tristesse. Son frêle cœur battait irrégulièrement, de pulsations inaudibles, fragiles, maladroites, et son souffle s'affadissait, entremêlé au mélancolique zéphyr du désert.
« Mais, fille du nord, elfe tu es, et elfe tu resteras. » dit la petite fille d'une voix emplie de sagesse, mais tout de même étonnamment pure. « Tu n'es responsable du sang qui a coulé. »
Une opposition entre fille du sud et fille du nord, le clair et l'obscur, la joie et la tristesse, l'amitié et la haine, l'amour et l'indifférence, une combinaison déséquilibrée qui penchait d'un côté ou de l'autre selon l'humeur de chacune, mais qui fonctionnait par la force des choses et cette naturelle affection qui subsistait en le cœur de ces deux esprits. L'une était attirée par les éléments volatils, eau et vent, la deuxième préférait les énigmatiques courbes du feu et la puissance de la terre, combinée à la vie qui offrait beauté aux iris poussant à l'ombre des dattiers. Des iris rouges sang, comme les yeux terrifiés du phénix qui étincelaient dans la nuit, comme un rappel à l'ordre.
Goutte après goutte, la dépouille d'Isildur se vidait lentement de son sang. Bientôt, une petite flaque vermeille, mêlée à de l'eau, se formait parmi les hommes, capitaines et simples soldats, qui regrettaient la mort de leur seigneur. Couvert d'un linceul maculé de boue et de poussière, le fils d'Elendil reposait là, les mains crispant légèrement les tronçons de ce qui avait été Narsil, la fière épée de son roi, forgée dans le style numénoréen comme toutes les nobles armes d'antan. Son écuyer, Othar, tenait encore sa main, effleurant de ses doigts d'adolescent les paumes calleuses du guerrier tombé, lèvres tremblantes, yeux emplis de larmes qui ne coulaient pas.
Un pesant silence régnait dans cette petite pièce sombre, ruines à peine couvertes de sombres tentures ayant servi au transport des morts. L'odeur de chair décomposée qui s'en dégageait était épouvantable. Plus loin, à quelques centaines de mètres de là, des orques vagabonds fouillaient les corps qui n'avaient pu être transportés au campement faute de temps. Leurs cris inhumains de joie résonnaient dans la plaine, malgré leur semi-défaite qui leur coûta autant de guerriers qu'à l'armée exilée de Numénor. Et après tout, avait-ce réellement été un combat ? Non, le carnage du Champ aux Iris ressemblait plutôt à une succession d'escarmouches en terrain découvert, n'épargnant aucune race libre de la Terre du Milieu, certains ayant plus participé que d'autres.
Des nains, il ne restait plus aucune trace. Après avoir perdu la plupart des leurs dans d'inutiles combats, ces derniers avaient préféré se retirer. Les elfes, eux, vagabondaient tels d'hagards fantômes à la recherche de lambeaux sanglants de gloire passée. Les humains numénoréens, eux, se morfondaient d'avoir perdu leur source de vie, leur venant d'Elros Tar-Minyatur, tandis que le commun des mortels avait subi, dans leur muette douleur, les exactions commises par les ennemis de l'Alliance des Elfes et des Hommes. Ithredil, elle, sentait leur souffrance, Thranduil était aveuglé par la tâche qui lui incombait, mais il ne restait plus rien de la grandeur numénoréenne hormis des noms.
« Que s'est-il passé, Othar ? » questionna un proche parent d'Isildur, posant une main paternaliste et rassurante sur l'épaule du jeune écuyer.
« Il est mort, mon seigneur. A la fois noyé dans cet affreux ruisseau qui ne semblait n'être qu'un vague marais puant, et transpercé des empennages orques dont les pointes semblaient empoisonnées… » expliqua-t-il d'une voix vagabonde résidant entre le cauchemar éveillé et l'indésirable réalité.
« Ce n'est pas la peine, tu n'obtiendras rien de plus de sa part pour le moment. » déclara un autre garde, celui-là même qui sortit le corps sanguinolent d'Isildur des eaux.
« Est-on bien certain que ce corps méconnaissable est bien celui de notre seigneur ? » demanda un autre soldat, rescapé en même temps qu'Othar.
« Je suis incapable d'en savoir davantage avant l'arrivée de la dame Ithredil. » déclara le capitaine, soulevant quelques instants le linceul pour entrevoir le visage tuméfié de cette dépouille.
Ils n'étaient certains de rien, et si jamais ce corps n'était pas celui de leur seigneur, car les orques avaient bien pris le soin de le défigurer et de le mutiler en divers endroits, il leur resterait au moins la certitude qu'il n'avait pas été déshonoré par les mains impies de leurs ennemis, caractérisés par leur cannibalisme. Mais rien ne pouvait leur certifier qu'Othar disait la vérité !
« Qui est cette dame dont on ne murmure que le souvenir ? » questionna un des soldats.
Othar laissa ses doigts vagabonder sur la surface ruisselante de sang de Narsil, effrayé par cette violence dont il ne s'était jamais habitué. Il était encore jeune et émotif, un rien pouvait le terrifier, et cette guerre à laquelle il n'était pas préparé avait volé son innocence d'adolescent. Et Isildur, qui avait été comme un père pour lui, venait de se démettre de la vie terrestre, comme tout ce que le jeune homme avait connu. A la fois l'espérance, la joie, l'optimisme, et l'armée exilée de Numénor.
« Une lointaine parente de notre seigneur. » répliqua le capitaine en observant avec attention ces doigts rugueux et froids, crispant avec effroi les morceaux tranchants de son épée. « Mais j'ai la nette impression que nos ennemis ont détruit notre humanité avec acharnement. Voyez ce visage défiguré ! »
Et il était vrai que le supposé Isildur, jadis si fier et si majestueux, réduit à l'état de loque humaine, cadavre sans nom ne possédant plus aucune identité. Dans toute son arrogance et sa convoitise – et en cela, malgré sa sagesse, il manquait de la beauté altière des numénoréens – il était mort pour un objet qui l'avait trompé. Qu'avait-il fait de l'Anneau ? Inconsciemment, le capitaine supplia les valar de dissimuler ce maudit anneau autant que possible des mains traîtresses des orques. Il ne pouvait qu'espérer, et encore, cet espoir était vain en ce lieu maudit.
Les orbites, où se trouvaient ses yeux, semblaient tels deux trous sanglants de nerfs et de veines dans lesquels reposaient un sang vicié, noir et puant. Ses lèvres, arrachées par les ongles pourris des orques, étaient comme une délimitation floue et imprécise du contour de sa bouche, dévoilant des dents à moitié brisées. Cette dépouille, glaciale et se vidant dans un désagréable son de succion de ses viscères, n'avait plus rien de reconnaissable. Le capitaine eut un haut-le-cœur en songeant à cette grandeur perdue. Elendil et Anarion n'auraient pas permis cela, pas lui, pas le plus farouche des Fidèles.
« Qu'allons nous faire des tronçons de Narsil ? Les orques n'y ont même pas touché, ils se sont juste échinés à fouiller son sac comme s'il était une vulgaire carcasse. »
« En temps normal, ces tronçons auraient été à l'abri dans une forteresse du Mordor, vénérés comme un trophée de guerre. Mais là, nos ennemis cherchaient l'Anneau. Poussés par la convoitise de leur maître, ils n'ont même pas pensé à emporter leur part du butin. »
« Par manque de moyens, assurément. Ils étaient inférieurs en nombre mais leur puissance et leur acharnement étaient plus grands que les nôtres. » expliqua le soldat rescapé. « Dans la mêlée du combat, je n'ai pu voir ce qu'il était advenu d'Isildur. Nous supposons que ceci est son cadavre, mais pourquoi n'a-t-il pas les attributs de la royauté numénoréenne ? »
« Je l'ignore, hélas. » avoua le capitaine.
« Hum ! Othar est-il certain d'avoir vu Isildur fuir parmi les buissons ? Après tout, il pouvait s'agir d'un simple soldat ! Et qui nous dit que ce corps n'est pas simplement celui d'un autre écuyer ? Peu d'entre nous sont revenus, nous sommes les seuls survivants de la compagnie de notre seigneur. »
« A moins qu'un subterfuge… » hésita le capitaine en observant rêveusement les doigts aux articulations noires et infectées du cadavre.
Il ferma les yeux, baissant la tête tel un chien perdu, essayant de découvrir ce qui se cachait derrière cet amas sanguinolent de chair et d'os. Mais le cadavre d'Isildur, déjà atteint par la morsure du temps, de l'eau et des impies doigts crasseux des orques, n'aurait pas pu être identifiable. Sans doute était-il là, quelques part, flottant sur la surface d'une onde pure, souillée de sa convoitise. Empennages calcinés qui dépassaient de son dos telle une armure d'épines indésirables.
Doigts crispés comme s'ils étaient pris dans la douleur de l'instant, visage défiguré par la terreur et l'indicible souffrance. Un certain repentir émanait sans doute de cette dépouille, repentir que ressentaient sans doute tous les soldats, pris dans l'arrogance de leur seul maître, la peur. Oui, la peur maîtrisait ces esprits fougueux et les pliait à sa magnanime volonté, émotion nécessaire face au danger et la haine. Nécessaire et suffisante, cette peur omniprésente se transformait progressivement en dégoût. Parfois, le capitaine avait honte de sa propre race, elle qui était fragile, si malléable, si corvéable à souhait aux désirs du mal. Et les maléfices de Sauron, qui, disait-on, n'avaient aucune emprise sur les elfes, les soumettait à cette volonté divine, noire et viciée.
Othar, lui qui était perdu dans ses larmes et son effroi, releva alors la tête, comme tous les guerriers qui jadis se sentaient inférieurs et tristes. Les soldats s'inclinèrent un à un, se pliant, cette fois-ci, à la naturelle beauté de la dame Ithredil, inconnue parmi les Hommes, invisibles parmi les siens, seule parmi tant d'autres. Pourquoi avait-elle, en particulier, choisi d'être ici ? Pourquoi n'était-elle pas en train de ramasser les lambeaux des bannières en compagnie des archers de Thranduil. Pourquoi ? Et là était l'obsédante question, qui revenait sans cesse en la mémoire de l'immortelle créature.
Il ferma les yeux, baissant la tête tel un chien perdu, essayant de découvrir ce qui se cachait derrière cet amas sanguinolent de chair et d'os. Mais le cadavre d'Isildur, déjà atteint par la morsure du temps, de l'eau et des impies doigts crasseux des orques, n'aurait pas pu être identifiable. Sans doute était-il là, quelques part, flottant sur la surface d'une onde pure, souillée de sa convoitise. Empennages calcinés qui dépassaient de son dos telle une armure d'épines indésirables.
Doigts crispés comme s'ils étaient pris dans la douleur de l'instant, visage défiguré par la terreur et l'indicible souffrance. Un certain repentir émanait sans doute de cette dépouille, repentir que ressentaient sans doute tous les soldats, pris dans l'arrogance de leur seul maître, la peur. Oui, la peur maîtrisait ces esprits fougueux et les pliait à sa magnanime volonté, émotion nécessaire face au danger et la haine. Nécessaire et suffisante, cette peur omniprésente se transformait progressivement en dégoût. Parfois, le capitaine avait honte de sa propre race, elle qui était fragile, si malléable, si corvéable à souhait aux désirs du mal. Et les maléfices de Sauron, qui, disait-on, n'avaient aucune emprise sur les elfes, les soumettait à cette volonté divine, noire et viciée.
« Arithil ? » murmura le jeune écuyer en apostrophant le capitaine par son prénom. « Je crois me souvenir qu'il est tombé dans l'eau en voulant éviter les flèches… »
« Te souviens-tu donc de ce funeste instant ? » s'exclama-t-il en s'agenouillant auprès du frêle adolescent. « Explique-moi, mon garçon, explique-moi. Peut être pourras-tu nous révéler la véritable identité de cette dépouille… »
« Je ne sais plus vraiment. » avoua l'écuyer d'Isildur.
« Peu importe, il me faut tous les détails possibles. » souffla le capitaine.
« Arithil ! » interpella un des soldats, qui se trouvait dans un coin sombre de la tente. « Ne le brusque pas. La récente horreur de ces évènements peut avoir embrouillé son esprit. »
« Mais nous pouvons tenter de savoir ce qu'il est advenu d'Isildur. » balbutia Othar.
« Nous ne le saurons jamais si tu continues à t'empresser de la sorte. Il faut laisser le temps faire son œuvre. » reprocha le soldat en pointant l'adolescent de sa lame.
« Le temps doit en train de ronger les entrailles de notre seigneur à cet instant même. Il faut que nous retournions sur les lieux de l'escarmouche. » ordonna le capitaine.
« C'est de la pure folie ! Nous étions en retrait des Champs aux Iris ! Après avoir été séparés de l'armée de Thranduil, nous pensions que les bois étaient la seule alternative face à la mort…Et nous avons tous été tués à cause de notre méprise. »
« Toi, tu es toujours vivant, il reste donc une chance. »
« Non, je ne suis pas vivant. » murmura le soldat. « Je me suis enfui comme un lâche. »
« Préférerais-tu giser parmi tes compagnons, laissé à l'abandon sans sépulture, attendant que les vautours dévorent ta chair ? »
« Plutôt mourir que de subir la honte de la défaite. »
« Crois-tu que la défaite est tienne ? » s'écria le capitaine. « Crois-tu que nos hommes sont morts en vain ? »
« Tu ne peux pas aller seul là-bas, ce lieu est infesté d'orques, tu le sais aussi bien que moi. »
« Alors, il me faudrait des soldats pour m'accompagner. » dit Arithil en observant chacun de ses hommes. « C'est la seule solution, ou bien mourir en essayant de savoir ce qu'il est advenu de notre seigneur, ou bien vivre dans la culpabilité d'avoir perdu un objet maléfique. »
« De quel objet maléfique parles-tu ? »
« Ce maudit Anneau qui a corrompu Isildur. Sa main a été souillée de cette présence noire et traître, et pourtant, cette même main a également permis une petite victoire. L'ennemi n'est pas en possession de cette chose, mais pour combien de temps encore ? » répondit le capitaine.
« Comment oses-tu bafouer la mémoire de notre seigneur ? » s'indigna le soldat.
Arithil recula devant la menace et ce regard noir de colère et de violence de cet homme, qui pourtant lui était subordonné. La mutinerie était l'une des premières causes de scission d'une armée, aussi puissante et aussi conquérante fût-elle.
« Comment oses-tu menacer un officier de Numénor, soldat ? »
Une voix furieuse, au timbre rauque et ferme, s'éleva alors. Dans l'encadrement de l'entrée de la tente se trouvait une silhouette féminine, et cependant redoutable de beauté, de fureur et de superbe. La dame Ithredil, celle dont on ne parlait que rarement, celle qui apparaissait lorsque les morts gisaient sur le sol calciné, celle qui regrettait amèrement de côtoyer une mortalité qu'elle ne pouvait connaître.
Sa tenue vestimentaire consistait en un pantalon elfe de velours rouge sombre, pourpre noble aux réminiscences violettes, ainsi que d'une tunique d'une couleur similaire, quoique plus vive, aux manches évasées à partir du coude, ces dernières étant enclavées dans de solides cuirasses décorées d'élégantes courbes argentées aux motifs végétaux, élégantes branches or et cuivre. Une ceinture métallique, de cuir et d'or, était constituée de plusieurs cercles exotiques rappelant les bas-reliefs des palais suderons, tandis qu'un châle de soie entourait son cou de cygne, crispé, maigre, facilement brisé sous les coups d'une masse orque. Par-dessus sa première tunique, une deuxième y était superposée, nouée par un corset le long de sa colonne vertébrale et voilée d'un tissu en satin rouge et légèrement transparent, laissant entrevoir son teint de lune, à peine plus coloré que de l'ivoire. Un pendentif représentant une semi-lune rouge sang ornait ce léger décolleté secret, mais ce dernier, dans l'espoir de cacher le peu de féminité qui restait en cet être ambigu, était recouvert du col d'une longue cape.
Ses bottes légères, pareilles à celles des archers elfes, semblaient ornées des mêmes motifs végétaux, en des formes énigmatiques qui se répétaient inlassablement. Une lame d'argent, étincelante, pendait à sa ceinture et sur son dos se trouvait harnaché un carquois de flèches et un arc bâtard, dont la forme en croissant de lune était parfois recouverte de bouts de tissu lâchement ficelés entre eux. Enfin, pour compléter le tout, une bague représentant un phénix à l'agonie cerclait son majeur droit. Ses yeux de braise semblaient receler de souffrance, empreinte d'un passé sanglant et indélicat, héritage d'un royaume qui n'était plus, Numénor, l'île étoilée perdue dans sa corruption et sa haine.
Beauté resplendissante, mais incomprise et perdue, telle était la fatalité de ce visage un peu anguleux, fin, presque blanc de neige et gris de boue. Des cernes marquaient amèrement ses yeux de lapis-lazuli insolents, et son nez renfrogné lui donnait un air encore enfantin, mais malgré tout mature. Maturité immature, perfection imparfaite, colère feinte et ordre scandé avec puissance et obstination.
« Qui es-tu, elfe ? Viens-tu nous quémander de l'aide, alors que ton armée a lamentablement abandonné la nôtre ! » grogna le soldat.
Un autre soldat se leva, lui aussi faisait partie des rescapés, mais depuis toujours il avait su que son seigneur côtoyait une elfe. Lui manquer de respect était manquer de respect à la mémoire d'Isildur.
« Tu n'as aucun droit de lui parler comme cela. » dit-il simplement. « Ta colère est compréhensible, mais je pense que les elfes ont suffisamment de chagrin avec tous leurs morts. Nos conflits ne règlent en rien ceux qui nous attendent. »
« Je suis Ithredil Ravelyn, vagabonde parmi les ombres qui reposent dans la plaine. » dit-elle avec conviction et hargne. « Que s'est-il passé ici ? » questionna-t-elle. « Où est Isildur ? Où est sa dépouille ? »
Othar, lui qui était perdu dans ses larmes et son effroi, releva alors la tête, comme tous les guerriers qui jadis se sentaient inférieurs et tristes. Les soldats s'inclinèrent un à un, se pliant, cette fois-ci, à la naturelle beauté de la dame Ithredil, inconnue parmi les Hommes, invisibles parmi les siens, seule parmi tant d'autres. Pourquoi avait-elle, en particulier, choisi d'être ici ? Pourquoi n'était-elle pas en train de ramasser les lambeaux des bannières en compagnie des archers de Thranduil. Pourquoi ? Et là était l'obsédante question, qui revenait sans cesse en la mémoire de l'immortelle créature.
« Hiril nìn… » commença Arithil en bribes d'elfique.
Ma dame…
« Pas ici, capitaine. Pas maintenant. On m'a dit qu'un corps avait été sauvé des eaux. Puis-je le voir ? »
Il lui suffisait d'un regard pour ausculter, en premier lieu, les mains qui dépassaient misérablement du linceul souillé. Celles-ci avaient été affreusement abîmées par le choc des lames noires des orques qui s'entrechoquaient contre les nobles épées de la jeunesse exilée de Numénor.
« Ah, voilà la seule réminiscence de notre grandeur…Un cadavre sanglant et les tronçons d'une épée martyre. » constata le soldat dépité.
« C'est bien plus qu'un cadavre. Ceci est la preuve que les orques recherchaient l'Anneau. Pourtant, lorsque deux armées se font face, c'est bien de gains territoriaux dont il s'agit. » expliqua Ithredil en s'agenouillant près du corps, observant de ses yeux de lynx le moindre détail soupçonnant une anomalie.
« Que cherchez-vous à faire ? » questionna Arithil d'un air intrigué.
« Pour ceux qui en seraient encore à l'ère des saignées et autres amputations barbares, une médecine récalcitrante au progrès et à l'humanité, ce que je fais là n'a aucun sens. Toutefois, pour comprendre les circonstances du décès, il ne faut pas conclure à la hâte. »
« Vous observez les blessures d'un cadavre ? N'est-ce pas à l'encontre de l'honneur que nous devons aux morts ? » demanda l'écuyer d'Isildur.
« Les cadavres ne parlent plus, Othar, ils ne respirent plus. Ils sont morts. » insista-t-elle tout en regardant d'un air absent les blessures de celui qui avait été son compagnon d'armes. « Pourquoi honorer quelque chose qui n'a pas conscience de son état ? Autant élucider les causes qui les ont menés à l'être. »
« Et vous ne faites pas qu'observer, d'après certains dires. » confirma le capitaine.
Arithil avait un regard d'un bleu glacé, des iris azur envoûtants par leur intensité et pourtant empreints de douleur et de lassitude. Un visage à peine rasé, des traits droits et fiers, un nez princier et une allure de souverain déchu, sage, figure paternaliste sauvage, indomptée, incompréhensible. C'était un bel homme, car ainsi étaient les descendants de Numénor, plus beaux et plus élégants que les roturiers humains qui peuplaient la Terre du Milieu depuis des millénaires.
Quelques instants s'écoulèrent durant lesquels Ithredil palpa, ausculta, incisa et constata. Tout d'abord, le torse et le dos étaient parsemés d'éclats de pointes de flèches et quelques copeaux d'empennages calcinés, comme si les orques s'étaient volontairement acharnés sur le corps, dans une volonté de déshumanisation et destruction totale des attributs de la personne. C'est pourquoi d'autres détails, en particulier l'artère jugulaire, volontairement sectionnée net au niveau de la gorge, confirmèrent les doutes de l'elfe.
« Où sont ses vêtements ? » demanda-t-elle.
« Nous les avons brûlés. Ils empestaient d'on ne sait quelle maladie. » déclara Arithil. « Mais je puis vous assurer qu'il s'agissait des vêtements d'Isildur…Ou d'un de ses amiraux. »
« Ils portaient donc tous les habits de la noblesse numénoréenne… » vagabonda Ithredil d'un air un peu soucieux.
« Cela est une des coutumes de Numénor, ma dame. Au combat, il n'y a aucune différence entre un commandant de guerre et ses vassaux. » intervint Othar. « Les amiraux de notre compagnie étaient au nombre de quatre, et ils étaient parmi les plus fidèles serviteurs de notre seigneur. »
« Quatre, et cinq, en comptant Isildur. » rajouta l'un des soldats rescapés.
« Cinq amiraux possédant les attributs des Fidèles. Etaient-ils à pied ou à cheval ? » questionna l'elfe.
« A cheval. Le reste appartenait à une compagnie d'infanterie. » répliqua Arithil.
« Si les autres amiraux ont subi le même sort, Isildur est bel et bien mort. Les orques ont reçu des ordres bien précis… » tenta un autre officier.
« Il voulaient l'Anneau. » déclara l'elfe.
« L'Anneau ? » s'enquit Othar. « Vous voulez parler de cette bague brillante qui cerclait jadis le doigt de Sauron ? Cette même bague qui a fait disparaître mon maître ? »
« Comment ? »s'exclama Ithredil. « Il a donc disparu…Il utilisait… » balbutia-t-elle, les yeux emplis d'une indicible terreur.
« Il s'est évanoui dans les eaux juste après m'avoir confié les tronçons de Narsil. » confirma Othar. « C'est comme si…un voile avait…couvert mes yeux pour dissimuler l'évidence ! »
« De quelle évidence parles-tu, mon garçon ? » demanda l'un des soldats rescapés. « De quoi veut-il parler, ma dame ? »
« Laissez, maintenant ce détail n'a plus aucune importance. » dit-elle en laissant son regard éploré dans le vide de sa rêverie.
Ainsi donc Isildur utilisait en âme et conscience cet Anneau dépravé dont il n'avait aucune connaissance. Ithredil elle-même ne l'avait jamais vu, ni touché, mais elle ressentait ce vice, cette maladie innommable qui dérobait l'esprit du porteur à sa lucidité. En tant qu'elfe, elle n'avait pas pu résister aux douces promesses de ce vil être qu'était Sauron, et à présent elle constatait la faiblesse de persuasion du seigneur Elrond, qui avait pourtant conseillé de se débarrasser de l'objet aussi vite que possible.
Cela n'avait été que des échos, car depuis deux ans l'Anneau se repaissait des faiblesses de son nouveau sbire et aspirait tout ce qu'il avait de plus humain. Lui, le sage Isildur, fils de Fidèles, qui, comme avant lui, avaient combattu l'ignominie des derniers héritiers d'Elros Tar-Minyatur, qui avaient accueilli l'intendante elfe du palais chassée de sa fonction et dépouillée de son honneur par Ar-Pharazôn.
« Isildur…Tu as été aveuglé… » soupira-t-elle. « Comme les autres. »
Et soudain, comme le soleil s'évanouissait derrière un nuage, ils entendirent les cris hideux des Orques, et ils les virent qui surgissaient de l'ombre de la forêt, et dévalaient la pente, poussant leur cri de guerre. Dans la lumière crépusculaire, leur nombre ne se pouvait que deviner, mais à l'évidence les Dùnedain étaient en minorité, et même à un contre dix. Isildur ordonna que l'on formât une thangail, un mur de boucliers sur deux rangs serrés qui, s'il était pris de flanc, pouvait s'incurver aux deux bouts jusqu'à devenir un anneau fermé.
Si le terrain avait été plat, ou si la pente avait été en sa faveur, il aurait fait former une dirnaith et il aurait chargé les Orques, confiant en la force plus grande des Dùnedain et de leurs armes, et en leur capacité de se tailler un chemin dans la masse de leurs ennemis et de les disperser en semant l'effroi parmi eux, mais en l'occurrence, cela ne se pouvait faire. Et l'ombre d'un pressentiment tomba sur son cœur.
« La vengeance de Sauron perdure ! » songea-t-il. « Même si Sauron, lui, est mort ! » et il dit à Elendur qui se tenait à ses côtés : « Il y a de la ruse dans cet assaut, mais plus de la ruse, une intention maligne ! Nous n'avons nul espoir d'être secourus ! La Moria et la Lorien sont à présent loin derrière nous, et Thranduil est à quatre jours de marche devant !
« Et nous sommes porteurs de fardeaux dont la valeur est sans prix. » dit Elendur, car il était dans la confidence de son père.
Les Orques gagnaient du terrain. Isildur se retourna vers son jeune écuyer, qui l'observa avec ses yeux effrayés d'adolescent dans un vil espoir d'illusoire rédemption.
« Othar… » dit-il. « Je place ceci en ta garde. » et il lui remit les tronçons de Narsil, l'épée d'Elendil. « Dérobe-les à la capture par tous les moyens possibles et à tout prix, même au prix d'être tenu pour un lâche qui m'a abandonné. Prends avec toi ton compagnon, et file ! Va ! Je te l'ordonne ! »
Othar mit un genou en terre et lui baisa la main, et les deux jeunes gens disparurent, tout courant, dans l'obscurité du vallon. Isildur lui accorda un dernier regard avant d'empoigner son épée et de la lever au ciel, mimant la gestuelle des héros d'antan qui poussaient leurs compagnons à la débandade d'un ultime combat dont ils savaient qu'ils n'en ressortiraient pas vivants.
« Par les Dieux, comment puis-je combattre un tel mal ? » se lamenta-t-il en voyant la noire compagnie des sbires de Sauron entourer les lambeaux de son armée.
« Numénor est perdue ! » s'exclama son fils à ses côtés. « Mais son souvenir demeurera à jamais dans les esprits des deuxièmes Nouveaux-Nés des valar, si nous consentons à honorer le courage de nos ancêtres ! »
« Elendur, mon fils, tu mérites mieux qu'une fin cruelle. Pars ! Laisse-moi défendre ce qu'il nous reste ! »
« Non, mon père, je ne puis abandonner nos compagnons à une mort certaine. Si je dois mourir aujourd'hui, alors tel est le vouloir des dieux … » scanda-t-il d'une voix forte. « … et de nos ennemis … » chuchota Elendur à mi-voix.
« Nos ennemis… » répéta Isildur.
Dans un vacarme assourdissant de cliquetis d'armes et de cris, les deux armées s'entrechoquèrent en des monceaux de sang et de douleur, les lames numénoréennes et les fers orques entrant en contact avec violence et haine. Les fils d'Isildur se battirent avec acharnement, défendant leur mémoire à défaut de défendre leurs vies, et dans un ultime effort, les soldats se regroupèrent dans la pénombre de l'or crépusculaire qui tombait. Les armures scintillaient autant que les sourires carnassiers des serviteurs du mal, empreintes de crasse, de sang et de larmes.
Isildur crispa sa main droite sur l'Anneau brûlant et sa main gauche sur le fourreau de sa lame. Que faire ? Devait-il préserver sa vie en dédaignant de protéger celles des autres ? Un murmure s'éleva des ombres de la forêt et l'homme en vint à fermer les yeux, perdant son souffle et son intégrité pour s'offrir complètement au vertige de l'invisibilité. Son regard se posa sur ces signes incandescents d'un noir elfique perdu, celui-là même qu'il savait lire et retranscrire en langue commune.
La tactique de l'ennemi était simple, d'abord donner l'illusion à ses alliés provisoires qu'ils étaient puissants et appréciés, en leur offrant de beaux anneaux de diamant et d'argent, puis les détruire, un à un, et les soumettre à une volonté qui, même immortelle, n'avait alors plus rien de divine. Il était très effrayant pour Isildur d'admettre ne serait qu'un soupçon de trahison envers ses amis, son peuple et ses fils. Et pourtant…comme il était délicieux d'avoir le pouvoir des dieux…de posséder une flamme ancestrale lui permettant de se dérober à la vue de ses ennemis…
Il retint son souffle, lâcha sa lame et glissa l'Anneau sur son majeur, ressentant l'agréable sensation de n'être plus qu'un spectre parmi les choses naturelles. Devant un tel bonheur et un tel aveuglement, le seigneur numénoréen disparut en un cri et jamais personne n'entendit sa souffrance dans le monde d'invisible qu'avait crée Sauron.
L'ennemi venait de diviser et de conquérir.
Tout en se penchant au-dessus d'un cours d'eau émergeant d'un affleurement rocheux, cairn mystique érigé par l'érosion, Ithredil porta son regard au-delà de la strate noire que formait l'horizon. Avec lenteur, ses phalanges ensanglantées se retrouvèrent en contact avec le liquide de vie, limpide et pur, souillé par un fluide noirâtre et vicié. Suivant le cours du ruisseau, l'écume brune qui suintait de ces plaies rougeoyantes à la manière de braises maudites disparut dans un tourbillon d'eau claire et chantante. Tout en crispant la gracilité de sa main tremblante sur le pommeau de sa lame scintillante, gravée de runes lunaires, ses iris turquoises se posèrent sur les reliques calcinées des monticules humains noircis par les flammes. Comme par magie, d'indolentes plumes givrées émergeaient, une à une, de l'aveuglante intensité des nuages d'une matinée de décembre. Ces flocons de neige, à peine plus visibles qu'une fine bruine de novembre, voletaient au gré d'une brise glaciale aux relents océaniques.
Son reflet, troublé par le murmure aquatique, lui offrait un portrait bien peu avantageux. Ternies par la présence de quelques grains de beauté, ses tempes salies par la boue et la poussière étaient caressées par des mèches d'un fade châtain clair, légèrement bouclées, modelées par l'élément de Manwë. Le vent agitait sa chevelure en bataille, et parfois, parmi ce teint de lune et ce timide nez parsemé de taches de rousseur, on pouvait distinguer quelques minuscules tresses de couleur singulièrement plus claire, lui conférant un statut de guerrière émérite et respectée. Lèvres fragiles, encore tremblantes d'une féminité mal vécue, s'ouvraient et se refermaient au rythme de ses pulsations cardiaques anarchiques.
« C'est ici ? » demanda-t-elle à Arithil, qui la suivait quelques mètres en arrière.
« Selon les instructions d'Othar, Isildur a disparu près d'un cours d'eau. » confirma le capitaine en baissant les yeux.
« Il y a des traces de lutte. » constata l'un des soldats de la maigre compagnie qui les accompagnait. « Des armes, jonchant le sol. Du sang…souillant l'herbe. »
« Des cadavres. » rajouta Ithredil d'un voix terne.
« Comment a-t-il pu disparaître de la sorte, ma dame ? » questionna Arithil. « Comment notre seigneur a-t-il été dérobé à la vue des survivants ? »
« Peu d'hommes ont vu l'Anneau. Et moins encore ont été capables de confirmer que ces agissements émanaient de l'objet en question. Isildur est mort le jour où il s'est accaparé – ou croyait s'accaparer la puissance de l'Unique. Il faut que vous compreniez que seul Sauron peut contrôler le maléfice de cette bague d'or…et de sang. » expliqua l'elfe de ses yeux inquiets, empreints de frayeur.
« De sang ? » s'étonna le capitaine.
« Le sang de Sauron. » rétorqua Ithredil avec dégoût.
« Le sang de… » commença l'un des soldats. « Oh, valar… »
Soudain, après avoir parcouru quelques mètres d'un pas lent et indécis, elle s'agenouilla à même le sol, et effleura de ses graciles phalanges une plante encore empreinte de la rosée hivernale, aux feuilles semblables à de végétales étoiles. Elle en arracha une tige et la porta à ses lèvres. Sa réaction ne se fit guère attendre.
« De l'athelas… » conclut-elle, et la vagabonde leva les yeux, observant la sombre silhouette qui se tenait à ses côtés. « Il ne pousse que rarement dans ces contrées… »
« Cela doit-il signifier quelque chose ? »
« Je ne sais pas. » dit-elle. « La graine de l'athelas germe-t-elle vite, selon vous ? »
« Aucune idée. » répondit Arithil avec franchise.
Elle écarta les roseaux où elle avait trouvé cette mauvaise herbe aux vertus médicinales et découvrit une besace en cuir, qui, maculée de sang, gisait parmi les corps en état de décomposition des malheureux qui n'avaient fait que défendre leur seigneur. Celui-ci s'était lâchement enfui devant le danger et n'avait en aucun cas eu un comportement respectable. Mais, afin de ne pas froisser les soldats qui l'accompagnaient, Ithredil n'en fit pas mention.
« Voyez cette sacoche ! » s'exclama-t-elle avec surprise. « Elle est marquée du sceau des Fidèles de Numénor, et appartenait sans aucun doute à Isildur. »
« Pourquoi s'en est-il débarrassé ? »
Courant parmi les hautes herbes, Isildur se trouva gêné par la besace qu'il portait. Dans l'univers brouillé et gris où les silhouettes de ses compagnons lui paraissaient effrayante, il lâcha cet unique espoir de survie et l'athelas guérisseur qu'il contenait. Ainsi il abandonna toute précaution pour se réfugier dans les eaux glaciales du petit ruisseau en contrebas.
A grandes enjambées, tel une vieille louve solitaire qui pistait sa proie, Ithredil vagabondait de traces en traces, tout en étudiant la profondeur et la largeur des pas. Ce qu'elle vit dans la boue qui longeait l'eau comme une sinueuse ligne brune était sans aucun doute les derniers pas du dernier des nobles numénoréens du monde d'Arda. Ses fils étaient tous morts, à l'exception d'un seul, qui n'avait pas encore l'âge d'aller au combat, et son corps avait été perdu, obligeant ses soldats à rebrousser chemin devant un invisible ennemi qu'ils ne pouvaient combattre sans pourfendre l'honneur de leur seigneur : la corruption.
« Ici, quelqu'un s'est débattu, à proximité du banc de la rivière. Comme si on avait voulu l'empêcher de plonger dans l'eau. » constata-t-elle en effleurant à peine les traces confuses de pas boitillants.
« Isildur n'était-il pas invisible aux yeux de ses ennemis et de ses alliés ? »
« Oui. Mais l'orque qui a voulu l'arrêter a très certainement remarqué du mouvement dans les roseaux. Toutefois, il ne parvenait pas à distinguer sa forme, seulement une présence qui tentait de s'arracher de ses griffes. »
« Ces maudites créatures sont viciées et sacrément malignes ! On ne peut que deviner le cruel sort réservé à notre seigneur, fils d'Elendil. » se lamenta un soldat.
« Le fils d'Elendil n'a pas mesuré l'étendue du danger…les orques sont menés par la haine de leur maître, et seule cette haine peut les conduire à attaquer quelqu'un en particulier. Leur cible était le nouveau porteur de l'Anneau, et leur chance a été qu'il se fasse remarquer en l'utilisant. » dit Arithil.
« Sauron possède un lien particulier avec l'objet qu'il a forgé, notamment en raison de ce même sang de colère et de rage qui les anime. L'Unique est bien plus qu'une simple breloque en or, elle foudroie et corrompt les hommes les plus honorables, sans distinction de race. Sans distinction de sexe, bien que je pense sincèrement que les femmes, en raison de leur relation particulière avec la vie, parviennent à s'en détacher. » expliqua l'elfe d'une voix un peu tremblante, comme si elle se souvenait…
Alors elle voyait la noire silhouette de Sauron se démarquant sur un horizon de flammes désagréablement brûlantes, l'or coulant dans un sillon de terre pour se mêler à une irrégulière plaie sur la main du suppot de Morgoth. Par choix, le maia Sauron s'était offert au mal, par opposition aux autres maia que les elfes avaient pu connaître par le passé. Ithredil avait entendu parler d'un certain Olorin, tout de gris vêtu, qui vivait parmi les Hauts valar en des temps anciens.
Mais, soudain, sa main se crispa dans la boue et elle ressentit cette horrible chaleur de cendres et d'asphyxie la prendre, couper son souffle et sa raison pour transformer sa clairvoyance en terrifiante folie. Ce sang bouillant s'évapora dans les nuages noirs de Mordor tandis qu'une infime partie, résidu d'infâme maléfice, demeura figée à jamais dans l'or incandescent de l'Anneau Unique. Et elle sentait encore le maudit baiser qu'elle avait partagé, ces lèvres rouges de sang qui se posaient contre les siennes et glissaient une langue brûlante et sensuelle entre ses dents, sentant des mains tout à la fois emplies de douceur et de griffes cachées glisser le long de sa colonne vertébrale, agaçant ses sens et emplissant son fragile corps d'un frisson et son esprit d'incompréhension et de regret.
En un cri, il se jeta dans les flots glaciaux de la rivière, et sa vie s'échappa en un sanglant hoquet tandis que les flèches transperçaient son corps, la pointe acérée déchirant ses chairs avec violence. En un dernier soubresaut, le cadavre hurla de douleur avant de se laisser emporter par les courants, misérable dépouille.
« Ces pousses d'athelas… » dit-elle, « ont pu germer, parce que j'ai donné des graines à Isildur avant de le quitter. »
« Vous êtes donc herboriste ? » demanda Arithil.
« Je tiens cet art de ma mère, dont je ne vois plus le visage défiguré… » répondit-elle, les larmes aux yeux. « Maintenant Isildur est mort, comme tant d'autres gens que j'avais appris à connaître, et l'Anneau est perdu. »
« Il est certes perdu, mais caché, du moins, dans les profondeurs de cette rivière. Espérons que nul être ne le trouve, sans quoi la guerre recommencera avec d'autant plus de violence. »
« Elle se prépare déjà, Arithil. Tout ce que nous avions connu est perdu… » chuchota l'elfe. « Tout ce que j'ai bâti est en ruines… »
« Non, ma dame, ne soyez pas si fataliste. Il demeure encore de l'espoir. » quémanda Othar, qui s'était réfugié à l'orée du bois, à quelques mètres de là. « Ces hommes ne sont pas morts pour rien. »
' Mais moi je dévoue ma vie à une coquille vide et fade. ' songea Ithredil en fermant les yeux. ' Pardonne-moi, Isildur, si je n'ai pu te sauver avant. '
« Arithil… ? » demanda-t-elle tout haut.
« Oui… ? »
Anticipation et désespoir, souffle de vie qui s'amenuise. Comment pouvait-elle à ce point dénier tout ce qu'elle avait pu construire. Aujourd'hui, comme jadis, il ne restait plus qu'elle, et jamais elle se détourna de sa tâche. Seule, malgré tout, elle prit cette décision fatidique. Un jour, elle allait partir, soit physiquement, aux Terres Immortelles, soit spirituellement, lorsque la mortalité la prendrait enfin pour la mener aux Caveaux de Mandos, ces Cavernes Noires qu'elle redoutait plus que tout.
« As-tu simplement une idée du nombre de soldats qui vont mourir sur ce champ de bataille ? As-tu une idée de ce que penserait ton père défunt en te voyant ainsi, pris par la corruption de ce vil objet ? As-tu une idée… ? » se déchaîna-t-elle avec colère.
« Ithredil, il s'agit d'un choix qui déterminera l'issue du combat. » répliqua Isildur, posant son stoïque regard sur les lumières de Minas Ithil.
Il soupira, comme un homme las de tant de souffrance, le poids de l'Anneau s'accentuait mais le laisser transparaître serait dénier le formidable pouvoir qui pendait à son cou. Sa voix rauque se perdit dans un songe, chantant les douces paroles des mélodies d'antan, alors qu'il caressait avec douceur la lisse surface brillante de l'Unique.
« Pardonne-moi… » marmonna-t-il entre deux couplets. « Pardonne-moi… »
Et elle lui pardonna.
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© Copyright J.R.R Tolkien – 1955
