Les cloches avaient à peine sonné sept heures quand elle ouvrit les yeux sur cette chambre qu'elle occupait depuis plus de deux mois.
Encore ce cauchemar. Toujours le même.
Comme un réflexe elle attrapa le cahier posé sur sa table de nuit et nota les quelques bribes de rêve dont elle gardait encore le souvenir.
C'était une habitude qu'elle avait prise depuis le premier jour ou quelques bribes lui étaient revenue en mémoire pendant la nuit. Elle avait d'ailleurs affolé Elizabeth ce soir là, le bruit l'avait réveillée et elle avait cru qu'il s'agissait d'un intrus...
Avec un léger sourire, elle relu pour la centième fois ses écrits, tentant d'y mettre de l'ordre, de retrouver la chronologie de ces instants... Car pour ce qui était des grandes lignes, elle se souvenait, mais c'était les détails qui lui échappaient, des instants qu'elle savait importants et qui pourtant faisaient comme des gouffres dans sa mémoire.
"attaque, noir, peur du chat, ombre dans la pièce, non, dans le noir, ombre dans le noir, cheveux longs, voix enfantine "tu ne m'oublieras pas promis?", escaliers sombres avec une lumière en haut, chuchotements "les prisonniers discutent, mais leur maître ne devrait pas survivre, on sera tranquille après, on fera ce qu'on veut".. Un grand bruit, des canons, des coups de feu, un seul coup de feu plus fort que les autres, comme le tonnerre. "tu ne m'oublieras pas promis?".. une pièce éclairée avec deux chandelles blanches, un oiseau dans la cage "tu ne sais pas pourquoi tu es ici n'est-ce pas?" le visage se rapproche, un vieux visage fatigué, "tu aimerais le savoir? il faudra le demander." ne peux pas parler, le visage tend l'oreille "et bien?" la douleur, la mâchoire douloureuse, les jambes couvertes de meurtrissures. La nuit, des murmures dans la cellule voisine, un cauchemar sans doute, la même voix enfantine "j'ai même pas peur" des cris, plus rien. Une jolie écriture : le loup Blanc..."
Ses mains tremblèrent quand elle parcourut les trois pages où s'étalaient encore d'autres moments, d'autres points de lumière qu'elle ne parvenait pas à lier ensemble et qui aurait apporté la clarté sur ses années de vie en bateau.
Prenant la plume, elle consigna les quelques souvenirs du jour.
"une main sale mais rassurante, une présence amie, je me sentais bien. J'avais mal. Un sourire. le choc de deux bateaux, les secousses, l'eau qui rentre par divers trous dans la coque, il y a des cris. La porte de ma cellule qui s'ouvre. Elle aimait la cuisine française. La lumière du crépuscule, aveuglante, les pieds qui ne touchent pas le sol, je passe d'un bateau à l'autre dans les bras de quelqu'un. Pirates. Une cellule... Une cellule.."
Paha soupira, elle ne parvenait pas à se souvenir d'autre chose. Ce serait tout pour aujourd'hui.
Elle relu ses notes avec un froncement de sourcil.
"Elle aimait la cuisine française" Qui?
"une main amie" Qui?
Une chose était sûre, bien qu'elle ne sache d'où lui venait cette certitude : il ne s'agissait pas de la même personne.
La cuisine française était une enfant, c'était toujours cette même voix enfantine que dans les autres rêves, et la main amie était un ou une adulte. Elle aurait pu le jurer.
Refermant le cahier elle se leva lentement et passa dans la salle de bain, où Patsie la rejoignit aussitôt.
"Madame a bien dormi?"
Cette appellation l'avait toujours mise mal à l'aise, de même que ces personnes qui semblaient sortir de nulle part, comme si elles suivaient chacun de vos gestes. Pourtant elle aimait bien Patsie, elle était jeune et enjouée, et sa présence la mettait de bonne humeur.
"Assez oui.. Merci."
La gouvernante baissa les yeux un instant.
"Je vous ai entendu parler cette nuit.. Vous sembliez faire un cauchemar, mais je n'ai pas osé rentrer dans votre chambre, mes excuses.
- Ce n'est rien..."
En fait elle aurait aimé que Patsie lui dise ce qu'elle avait entendu, mais apparemment, elle n'avait pas parlé distinctement, et elle n'avait rien pu comprendre, à part "le loup Blanc".
Encore.
Il revenait souvent ces temps ci. Et elle ne savait pas ce que cela représentait. Etait-ce le nom d'un navire, celui de quelqu'un? Le titre d'un livre qu'elle avait entrevu peut-être?
"Je me doutais que vous alliez vous lever tôt madame, je vous préparais votre bain.
- Comment pouviez-vous vous en douter?"
La gouvernante baissa une nouvelle fois les yeux.
"Vous vous levez toujours tôt le jeudi... Pour aller au magasin."
Paha laissa échapper un petit soupir, elle avait oublié quel jour elle était... Mais son horloge interne l'avait tirée du lit assez tôt pour ne pas être en retard à la boutique.
Les choses avaient bougé un peu depuis qu'elle s'était évanouie dans leur salon... Elizabeth et William étaient adorables, prenant soin d'elle comme si elle avait été une parente. Ils avaient pansé ses blessures et l'avait soignée avec toute la patience qu'exigeait ses réflexes conditionnés à la survie.
Le seul qu'elle touchait avec plaisir et prenait même un temps particulier à rester avec lui était le petit Jack. Sans doute parce que par son statut même d'enfant il inspirait l'innocence et l'absence de mal, plus que pour toute autres raisons.
Elizabeth le lui laissait volontiers, prenant alors un peu de temps pour elle et son ventre qui s'arrondissait lentement au fil des jours.
Lorsqu'elle avait été complètement remise, elle avait proposé son aide à la forge. Bien sûr elle n'avait aucune idée de la façon dont cela fonctionnait, et Will avait préféré la mettre à la vente dans la pièce à côté, là où il exposait ses armes et leur prix. Et lorsqu'elle avait quelques moments de libre, elle les passait dans la forge, à apprendre le maniement de l'épée.
Au début William avait été réticent à le lui enseigner, disant que ce n'était pas convenable pour une jeune fille, et que ce n'était pas comme cela qu'elle règlerait ses problèmes.. Mais elle avait insisté, elle ne voulait plus jamais être incapable de se défendre ou de défendre ceux qu'elle appréciait, et elle ne voulait pas être une victime pour le restant de sa vie…
Alors il avait cédé, et lui donnait quelques cours, bien que lui-même ait appris seul.
Au bout de quelques leçons, elle s'était découverte une certaine habileté, et William fut alors un peu plus convaincu de la nécessité de lui apprendre, les cours étaient alors devenus plus nombreux.
Pour son plus grand plaisir à elle. Car au fur et à mesure des leçons, elle se sentait mieux, plus sereine, et plus sûre d'elle…
Le Commodore vint souvent lui rendre visite au magasin, s'enquerrant de sa santé et se réjouissant visiblement de voir qu'elle se remettait. Il appréciait visiblement sa compagnie sans pour autant s'imposer, mais elle avait l'impression que parfois il restait dans le magasin un peu plus que ne l'exigeait ses soit disant études du travail de Mr Turner... Cela ne la dérangeait pas, il semblait plus l'apprécier pour leurs discussions que pour autre chose, et il ne voyait pas plus loin, ce dont elle lui était gré.
Terminant de s'habiller à la hâte, elle quitta sa chambre et comme à ses habitudes passa par les cuisines pour attraper quelques biscuits que le cuisinier prenait soin depuis quelques temps de lui préparer le jeudi.
Toutes ses attentions la touchait beaucoup, finalement les quelques employés qui travaillaient ici étaient aussi charmants que les propriétaires, et prenaient bien soin de tout le monde..
D'un pas presque rapide elle quitta la résidence et se dirigea vers le centre ville, où l'animation était déjà à son comble. C'était jour de marché.
En fait cela ne changeait pas grand chose au nombre d'étals qui couvraient les rues d'ordinaire, mais lorsqu'il y avait marché, il y avait également des gens du cirque. Des jongleurs, des clowns, des cracheurs de feu qui ravissaient autant qu'ils faisaient trembler les enfants.
Elle passa rapidement devant les étals, évitant au passage les marmots qui couraient en tous sens et s'interpellaient d'un bout à l'autre de la rue. Cela la fit sourire un peu, pour elle-même.
Et puis au détour d'une ruelle, l'enseigne de la forge et du magasin adjacent se profila lentement. D'un tour de poignet elle ouvrit la porte, entra et alluma une bougie en attendant que les volets ne soient ouverts.
Elle gardait une peur profonde du noir, car il lui semblait alors que la présence qui l'avait hanté tout ce temps revenait la voir.
Les lourdes planches s'inclinèrent contre les murs extérieurs, faisant entrer la lumière du jour à flot dans la pièce, illuminant les épées dont les lames sorties de leurs fourreaux se mirent à scintiller sous le soleil. C'était un spectacle assez impressionnant.
Lentement elle s'installa au bureau qui servait de comptoir, sorti un livre d'un tiroir et se plongea dans la lecture, entendant dans le lointain le bruit de la foule dehors.
Paha eut un petit soupir dans le magasin.
Il n'y avait pas un seul client de depuis le matin, et ce n'était pas plus mal. Elle ne souhaitait pas la faillite de la boutique, mais elle avait du mal à adoucir son regard, et comme elle ne pouvait toujours pas sourire, malgré ses efforts. Pourtant les clients réguliers s'étaient habitués et ne lui en tenaient pas vraiment rigueur, d'autant que par son apprentissage de l'épée, elle était maintenant en mesure de les informer plus précisément sur les différences de lames ou de qualités.
Derrière la cloison elle entendait les bruits caractéristiques de la forge qui tournait.
Le feu qui ronflait et les bruit de marteau frappant le fer chaud.
C'était une ambiance qu'elle aimait beaucoup, sans vraiment savoir pourquoi, cela la détendait et l'apaisait. Le bruit assourdissant et continue de l'engrenage qui permettait le fonctionnement de la soufflerie lui faisait du bien, elle se sentait en sécurité quand elle l'entendait. Un peu comme s'il protégeait ses pensées.
Pourtant c'était idiot, les pensées ne s'entendaient pas.
Elle le savait, mais plusieurs fois, sur le navire du "maître" elle avait eu l'impression que ses pensées résonnaient aussi fort que des mots prononcés.. Elle avait alors réduit ses réflexions au seul moment où le vent soufflait trop fort dehors et l'entourait d'un bruit continu.
D'un geste elle ferma la porte du magasin, laissant un mot prévenant de son absence pour quelques minutes, puis passa par derrière et entra silencieusement dans la forge.
L'odeur vive de fer chauffé à blanc mêlée à celle de la poussière et de la paille qui se tenait dans un coin lui assaillit les narines, mais elle aimait cette senteur.
Elle aimait l'atmosphère surchauffée, le bruit du marteau ou de la pierre à aiguiser.
Et elle aimait regarder Will travailler.
Il mettait toujours tellement d'âme et d'ardeur à faire une lame qu'il avait très vite gagné en réputation, et ses épées se vendaient très bien, au delà même de Port Royal.
Il avait cette façon concentrée de cogner le fer chaud, une façon unique, qui , aux dires de certains clients, donnaient des frissons lorsqu'ils touchaient une arme forgée par ses soins.
Parce qu'il leur donnait presque une âme disait on.
Pourtant en le regardant travailler elle s'était aperçu qu'effectivement il semblait y mettre toute sa force et tout son équilibre.
Et il chantonnait tout le temps.
Il chantonnait une mélodie qui, selon ses dires, lui avait été enseigné par Elizabeth. Une chanson de pirates.
Elle avait aussi eu l'impression de l'avoir déjà entendu, elle devait en avoir capté l'air sur le deuxième navire qui l'avait retenue de longs mois.
Elle s'avança un peu dans la forge et se posa à quelques mètres derrière Will, prenant appui sur un poteau pour le regarder.
Il chantonnait toujours avec ce petit sourire heureux en coin de bouche.
Pourtant, après quelques minutes, il cessa de cogner la lame et la plongea dans l'eau quelques secondes.
"Tu as fermé la boutique?" Demanda-t-il en souriant sans même se retourner.
"Oui.. Pour quelques minutes, il n'y a eu personne ce matin..
- Je sais oui. Ce n'est pas grave, on vend plutôt bien ces derniers temps, alors un client de plus ou de moins, ça ne fera pas une grande différence."
Il se retourna et lui montra la lame.
"Comment la trouves-tu? C'est une commande pour le gouverneur Swann. Elizabeth m'a demandé de lui en faire une pour son anniversaire."
Paha se détacha du poteau et s'approcha lentement les yeux plissés.
Il n'y avait que la lame brute, sans dorures, sans poignées, et pourtant elle savait déjà que cette épée allait être magnifique.. La légère courbure en était la preuve.
"Elle sera magnifique une fois terminée.. Tu es vraiment très doué."
William eut un léger rougissement, puis toussota en faisant un geste vague de la main.
"Ca n'a rien d'exceptionnel.. Mon maître était certes un ivrogne, mais il n'en restait pas moins un excellent forgeron!"
Le maître en question avait pris sa retraite quelques années plus tôt et cuvait toujours son vin dans le bar voisin.. Finalement il faisait presque partie du décor.
"Et toi, comment te sens-tu aujourd'hui?"
"Bien"
En face d'elle, William eut ce sourire fraternel qu'il avait toujours eu à son égard et qui la rassurait chaque fois.
"Inutile de me mentir, quand tu viens t'enfermer ici, c'est que ça ne va pas, n'est-ce pas?"
C'était étrange cette faculté qu'il avait eu, et ce depuis qu'elle vivait chez eux, à comprendre le moindre de ses faits et gestes... Peut-être parce qu'il était plus attentif..
"Non, ça va." Répéta-t-elle doucement. "c'est juste un cauchemar."
William prit un regard désolé et s'essuya les mains sur son tablier de cuir avant d'esquisser un geste pour la prendre par les épaules, mais il se ravisa au dernier moment.
"Désolé. Est-ce que tu veux me le raconter? Elizabeth me dit toujours qu'il vaut mieux en parler. Elle aime bien me parler des rêves qu'elle fait..."
Il eut à cet instant une sorte de sourire attendri au souvenir d'un quelconque moment de sa vie avec elle, puis cligna des yeux, reportant son attention sur Paha qui s'était assise sur un tonneau.
Elle le regarda la rejoindre, il s'installa à côté d'elle et l'observa longuement en silence.
"Ca a un rapport avec ce qu'il t'est arrivé?
- Mmm.. Je ne sais pas si c'est exactement comme cela que.. enfin je ne suis pas sûre mais..."
Elle bredouilla encore quelques phrases sans queue ni tête avant qu'il sourit de plus belle en inclinant la tête sur le côté.
"Et si tu commençais par me raconter ce cauchemar mm?"
Elle eut un petit soupir accompagné d'un geste fataliste de la main.
"Je voudrais bien, mais tout ce dont je me souviens sont des détails, des images fugitives et des impressions, je n'ai même pas pu le consigner correctement dans le cahier..."
William se passa une main dans les cheveux avant de se plonger dans une réflexion intense qui les entoura de silence pendant quelques minutes.
Finalement il la regarda de nouveau.
"Dis moi ce dont tu te souviens, je tenterais de faire des suggestions comme chaque fois."
Fermant les yeux un court instant, elle appuya son dos sur la poutre derrière le tonneau et lui raconta autant qu'elle pouvait s'en souvenir son rêve de la veille.
Son récit terminé, pour le peu qu'elle avait pu lui dire, il la regarda longuement avant de sourire.
"On progresse."
Elle haussa les sourcils et ouvrit plusieurs fois la bouche sans qu'aucun son n'en sorte.
"Pardon?"
Il se leva et se mit à marcher de long en large en frottant la nouvelle lame.
"Et bien, je ne peux rien te promettre, il faudra demander confirmation au Commodore, mais "Le Loup Blanc", c'est un navire pirate. Il est aussi connu que le Black Pearl parce qu'il est le seul qui rivalise avec lui.. C'est tout de même étrange que tu aies vu les deux navires.." Il se leva et fit quelques pas dans la pièce, sourcils froncés.
"Tu as été déposée ici par l'équipage du Black Pearl n'est-ce pas?
- Oui.. Enfin, je suppose, puisque la première personne que j'ai vu lorsque j'étais sur le navire m'a dit que j'étais à bord du Black Pearl.. Mais ils m'ont peut-être donnée à des marchands ou quelqu'un d'autre qui m'aurait déposé à leur place.. S'ils sont recherchés, je ne vois pas pourquoi ils auraient pris le risque de s'approcher autant de la garde."
William la regarda longuement.
"Tu as raison.. Jack n'aurait pas pris ce risque.. Mais tu n'as pas pu être déposée par Le Loup Blanc. Eux sont des tueurs. De plus les deux navires se détestent cordialement…" Il marqua une pause puis son visage s'éclaira. "C'est possible aussi que le premier navire sur lequel tu étais ait subi une attaque menée par le Loup Blanc.. Et dans ce cas tu aurais été retenue par l'équipage jusqu'à… Tu te souviens d'une autre attaque?"
Elle fit non de la tête.
"Le dernier souvenir que j'ai est d'être dans l'eau, sur un reste de planche. Je n'arrive pas à me souvenir comment c'est arrivé.. Même pas une impression, rien. C'est sans doute une bataille oui, je ne vois pas ce qui aurait pu arriver autrement.. Mais par qui.. Si c'est un navire si rapide…"
De nouveau le silence s'installa entre eux, les plongeant chacun dans une réflexion qui ne fut interrompue que par l'entrée fracassante d'un homme dans la forge, suivi de près par le Commodore et quelques soldats qui tentaient de l'arrêter, en vain apparemment.
William se plaça par réflexe devant Paha qui prit discrètement une épée qui traînait là et la tint fermement pour diminuer au maximum les tremblements de ses mains.
"Vous!" Lança l'homme en la pointant du doigt. "Vous, dîtes moi ce qui est arrivé à ma fille!"
Sa voix était brisée bien qu'il tentât de le cacher au mieux par un ton ferme.
Paha l'observa en silence, alors que les soldats se jetaient une fois de plus sur lui et essayaient de le tirer en arrière.
"Je suis navré Mr Turner, miss Paha." Fit le Commodore en s'avança vers eux. "Il semblerait qu'il ait appris votre aventure miss, et sa fille était sur le même navire que vous. J'ignore comment il a eu vent de cette histoire..
- Ce n'est rien Commodore." Fit Paha en s'avançant doucement vers l'homme qui ne se débattait plus, et la fixait comme si elle était son dernier espoir de survie.
"Je ne peux pas vous aider Monsieur.." Dit-elle lentement. "Je n'ai moi-même que des souvenirs épars que j'ai du mal à mettre dans l'ordre. Nous avons été attaqué, mais j'ai perdu connaissance, et lorsque je me suis réveillée, j'étais à fond de cale. Je n'ai jamais vu les autres prisonniers. J'en ai entendu parfois, mais je ne pourrais pas vous dire qui était là..
- Ce n'était qu'une enfant.. Vous n'avez pas entendu d'enfant?
- … Je suis désolée."
Cette fois-ci, elle vit très nettement son visage se défaire devant elle, et son cœur se brisa de ne pas pouvoir l'aider plus… Mais rien, rien ne lui revenait.
L'homme se redressa et se détourna en se dégageant assez facilement de l'étreinte des gardes qui le surveillèrent jusqu'à ce qu'il ait passé la porte. Le Commodore leur ordonna d'un geste de le suivre, et tous quittèrent la forge, sauf lui qui resta là, toujours droit comme un "I".
"Je suis navré qu'un tel incident se soit produit Miss.. Vraiment je ne sais pas comment il a eu connaissance de cette histoire.
- J'aurais aimé pouvoir l'aider plus… C'est surtout cela qui m'ennuie."
Le Commodore eut l'un de ses sourires tendus.
"Vous pourrez l'aider lorsque vous aurez complètement retrouver la mémoire. Il s'appelle Mark Kruger, il vit à Port Royal depuis une dizaine d'années. Si quelque chose vous revient, vous pourrez aller le trouver.
- Merci Commodore."
Il eut un hochement de tête et fit quelques pas vers la sortie, mais William l'interpella.
"Commodore!
- Oui, Mr Turner?" Fit ce dernier en se retournant lentement.
- Connaissez vous un navire du nom du Loup Blanc?"
Norrington se raidit quelques secondes.
"Pourquoi cette question?
- Ce nom ne m'est pas inconnu Commodore." Répondit Paha à la place du jeune forgeron. "Il me revient sans cesse en mémoire.. Je pense que c'est sur ce navire que j'ai été retenue avant d'être retrouvée par le Black Pearl."
Cette fois-ci, le Commodore toussota légèrement en se raidissant un peu plus, évitant presque leur regard.
"Vous les connaissez, n'est-ce pas? Ce sont bien des pirates.." Demanda William.
"De la pire espèce Mr Turner. De la pire espèce.. Nous les pourchassons sans relâche depuis quelques années, mais hélas, tout comme le Black Pearl, ils possèdent un navire extrêmement rapide… Et c'est un miracle que miss Paha y ait survécu. Vraiment."
Il les salua de nouveau d'un signe de tête et quitta la forge, plus raide que jamais.
Paha resta étrangement de marbre devant de telles révélations, elle savait déjà tout ce qu'il venait de lui dire, il avait seulement confirmé son impression de connaître ce nom. C'était donc bien sur ce navire qu'elle avait été retenue les dernières années. Et c'est sur ce navire que cette main amicale ne l'avait pas lâchée, jamais.
Elle fit un pas et toucha doucement l'épaule de William qui était plongé dans ses pensées.
"Je dois retrouver ce navire. Une fois celui-ci retrouvé, ils diront quel navire ils ont attaqué, et je pourrais retrouver mon nom et ma mémoire.
- Retrouver ce navire? Cela fait des années qu'il échappe à la garde.
- Le Black Pearl aussi. Et il me semble que tu en connais le capitaine.. D'après les dires d'Elizabeth."
William ouvrit la bouche, pour la refermer aussitôt avant de sourire.
"Tu as raison. Et Jack ne sera pas contre retrouver son pire rival sur les eaux…" Il marqua une pause en souriant dans le vide, le regard lointain. Puis il cligna des yeux et reprit jovial. "Bien. Allons déjeuner."
Son regard s'était subitement mis à briller, comme si la perspective d'une telle aventure le ravissait au plus haut-point, et il entraîna Paha vers la sortie de la forge en chantonnant de plus belle.
Elle s'arrêta soudain sur le pas de la porte, les yeux écarquillés.
"La cuisine française…" Murmura-t-elle alors qu'il la regardait interloqué.
"Pardon?
- Elle aimait la cuisine française…"
D'un coup elle poussa la porte et se retrouva sur la place, d'où elle chercha le Commodore des yeux.
Elle le vit un peu plus loin dans une rue, à marcher parmi ses hommes, qui tenaient toujours l'homme qui était venu les "voir".
Sans expliquer quoi que ce soit à William, elle se mit à courir et les rattrapa en quelques secondes.
"Mr Kruger! Mr Kruger!" Appela-t-elle en arrivant à son niveau.
L'interpellé releva la tête et la considéra comme s'il la voyait pour la première fois.. Sa peine semblait l'avoir fait vieillir pendant le laps de temps où elle l'avait perdu de vue. Elle prit une profonde inspiration et se mit à parler à toute vitesse, comme si elle risquait de perdre ces précieux souvenirs si elle ne parlait pas assez vite.
"Je me souviens d'une voix dans une cellule pas très loin de la mienne, une voix d'enfant. Quand je portais les plats en haut, je lui parlais parfois.. Pour la rassurer. Elle m'a dit qu'elle aimait la cuisine française depuis que son père l'avait emmené une fois à Paris pour des vacances, qu'elle aimait surtout le pain qu'ils font là-bas. Elle avait peur des chats aussi… Elle s'appelait.." Son mal de tête la reprit, mais elle n'y prêta pas attention. "Elle s'appelait Emily, Emily Kruger."
Sa migraine lui fit perdre un instant l'équilibre, mais le Commodore la soutint de son bras avant qu'elle ne tombe.
L'homme en face d'elle la regarda longuement, puis eut un pauvre sourire alors que les larmes inondaient ses yeux.
"C'était ma fille…"
Il se détourna lentement et s'éloigna sans plus se soucier des gardes qui le laissèrent aller en attendant un ordre éventuel qui ne vint pas. Paha le regarda partir avec un pincement au cœur. Elle n'avait pas eu le courage de lui dire qu'elle l'avait aussi entendu hurler une nuit, et qu'après, il n'y avait plus jamais eu aucun bruit dans sa cellule… Mais son hurlement avait résonné longtemps dans sa tête, la faisant pleurer des heures entières en se demandant pourquoi elle était toujours en vie sur ce bateau.
Le Commodore la laissa aux soins de William sans qu'elle s'en rende vraiment compte, le fait de s'être souvenue de ce détail lui avait martelé l'esprit, comme si elle avait du enfoncer ses propres résistances pour que la mémoire lui revienne.. Mais maintenant elle savait que tout lui reviendrait.
Cela prendrait certainement du temps car tout cela semblait tenu par quelques forces invisibles dans son cerveau, mais tout lui reviendrait.
De plus elle avait conscience de se souvenir du pire, alors elle ne craignait plus grand chose..
Norrington lui adressa un sourire qu'elle ne vit qu'à moitié, tant son mal de crâne lui pressait les tempes.
"Merci Miss. C'est très gentil d'être venue lui dire ceci. Il va enfin cesser de courir après un fantôme, et ainsi faire son deuil. C'est une bonne chose.
- J'aurais… Préféré pouvoir lui dire qu'elle était en vie.. Mais je sais qu'elle ne l'est plus."
Le commodore hocha la tête, puis se détourna, mains derrière le dos, et poursuivit son chemin.
Trois mois encore passèrent. Paha maîtrisait les mouvements à l'épée de mieux en mieux, et son état s'améliorait chaque jour. Et puis William lui avait dit qu'ils partiraient une fois l'enfant née. Cette échéance approchait, et pour la première fois, elle se sentait de nouveau impatiente pour quelque chose. Ayant trouvé là un motif pour rester en vie, sentiment qui lui avait échappé durant ses quelques années sombres qui avaient volé son nom et son histoire.
Elizabeth était ravie de voir son état s'améliorer de jour en jour, et toutes deux n'avaient de cesse de discuter assez joyeusement, bien que le visage de Paha reste obstinément fermé.. Si ce n'est ses yeux qui brillaient alors quand la future maman lui racontait ses aventures à bord du Black Pearl… Sans vraiment comprendre pourquoi, elle aimait en entendre parler, cela lui faisait un bien fou mais elle ne parvenait pas à en saisir la cause. Sans doutes était-ce lié au fait que c'était eux qui l'avaient recueillie en mer.. Et que de ce fait, ce bateau représentait son premier et seul agréable souvenir.. Le reste de sa vie étant dans une sorte de flou avant l'attaque de ce navire qui l'emmenait à Port Royal, et déjà, elle ne se souvenait plus pourquoi.
Elizabeth lui avait dit que c'était pour rejoindre son père, mais cela ne lui disait rien… Elle n'en avait aucun souvenir, ça ne lui rappelait même pas la moindre petite chose. Alors finalement, le Black Pearl était son seul point de repère positif. Même si ça lui paraissait lointain.
Et maintenant, Paha courrait au travers les rues bondées de Port Royal. Elle bondissait entre les étals, évitait les enfants et les gens de passage aussi rapidement que possible, elle ne devait pas perdre de temps. A bout de souffle elle parvint à la place devant la forge, mais accéléra pourtant encore pour franchir les derniers mètres qui la séparaient de la porte.
Cette dernière s'ouvrit dans un fracas terrible, elle n'avait pas mesuré sa force en se jetant quasiment dessus. Mais elle eut un large sourire en découvrant William qui faisait les cent pas dans la forge, et dont le visage s'illumina quand il la vit entrer.
"Will! Elizabeth te demande! Vite!"
Il arracha presque son tablier avant de se mettre à courir à son tour vers la rue, où il disparut quelques secondes plus tard.
Restée seule, elle ferma lentement la porte de la forge en reprenant tant bien que mal son souffle, les entraînements de Will à l'épée ne lui avait pas encore appris à courir sur de longues distances à cette vitesse.. Mais c'était un cas de force majeure aujourd'hui..
Une fois la forge entièrement fermée, elle reprit la route en sens inverse, cette fois-ci en marchant doucement. Sa mission était terminée, elle n'avait plus besoin de courir.
Pourtant une certaine impatience lui fit tout de même accélérer le pas, et elle finit presque par courir sur les derniers mètres qui la séparait de la maison.
Une fois à la porte, elle posa la main sur la poignée, mais elle s'ouvrit d'elle même sur le visage surexcité du jardinier.
"Ah Miss Paha! Je partais vous chercher! Le bébé est né! Venez vite!"
Sans attendre la moindre réponse, il lui prit le bras et la fit monter les escaliers quatre à quatre pour la mener jusqu'à la chambre du couple dont il ouvrit la porte sans un bruit avant de la pousser doucement à l'intérieur.
William était assis sur le bord du lit, la main posée sur le front d'Elizabeth qui tenait dans ses bras un tout petit bébé, elle semblait exténuée mais ravie, et son sourire se fit plus large quand elle vit Paha sur le seuil.
Le jeune homme lui fit signe de s'approcher.
"Viens Paha. Viens voir notre fille."
Encore ce cauchemar. Toujours le même.
Comme un réflexe elle attrapa le cahier posé sur sa table de nuit et nota les quelques bribes de rêve dont elle gardait encore le souvenir.
C'était une habitude qu'elle avait prise depuis le premier jour ou quelques bribes lui étaient revenue en mémoire pendant la nuit. Elle avait d'ailleurs affolé Elizabeth ce soir là, le bruit l'avait réveillée et elle avait cru qu'il s'agissait d'un intrus...
Avec un léger sourire, elle relu pour la centième fois ses écrits, tentant d'y mettre de l'ordre, de retrouver la chronologie de ces instants... Car pour ce qui était des grandes lignes, elle se souvenait, mais c'était les détails qui lui échappaient, des instants qu'elle savait importants et qui pourtant faisaient comme des gouffres dans sa mémoire.
"attaque, noir, peur du chat, ombre dans la pièce, non, dans le noir, ombre dans le noir, cheveux longs, voix enfantine "tu ne m'oublieras pas promis?", escaliers sombres avec une lumière en haut, chuchotements "les prisonniers discutent, mais leur maître ne devrait pas survivre, on sera tranquille après, on fera ce qu'on veut".. Un grand bruit, des canons, des coups de feu, un seul coup de feu plus fort que les autres, comme le tonnerre. "tu ne m'oublieras pas promis?".. une pièce éclairée avec deux chandelles blanches, un oiseau dans la cage "tu ne sais pas pourquoi tu es ici n'est-ce pas?" le visage se rapproche, un vieux visage fatigué, "tu aimerais le savoir? il faudra le demander." ne peux pas parler, le visage tend l'oreille "et bien?" la douleur, la mâchoire douloureuse, les jambes couvertes de meurtrissures. La nuit, des murmures dans la cellule voisine, un cauchemar sans doute, la même voix enfantine "j'ai même pas peur" des cris, plus rien. Une jolie écriture : le loup Blanc..."
Ses mains tremblèrent quand elle parcourut les trois pages où s'étalaient encore d'autres moments, d'autres points de lumière qu'elle ne parvenait pas à lier ensemble et qui aurait apporté la clarté sur ses années de vie en bateau.
Prenant la plume, elle consigna les quelques souvenirs du jour.
"une main sale mais rassurante, une présence amie, je me sentais bien. J'avais mal. Un sourire. le choc de deux bateaux, les secousses, l'eau qui rentre par divers trous dans la coque, il y a des cris. La porte de ma cellule qui s'ouvre. Elle aimait la cuisine française. La lumière du crépuscule, aveuglante, les pieds qui ne touchent pas le sol, je passe d'un bateau à l'autre dans les bras de quelqu'un. Pirates. Une cellule... Une cellule.."
Paha soupira, elle ne parvenait pas à se souvenir d'autre chose. Ce serait tout pour aujourd'hui.
Elle relu ses notes avec un froncement de sourcil.
"Elle aimait la cuisine française" Qui?
"une main amie" Qui?
Une chose était sûre, bien qu'elle ne sache d'où lui venait cette certitude : il ne s'agissait pas de la même personne.
La cuisine française était une enfant, c'était toujours cette même voix enfantine que dans les autres rêves, et la main amie était un ou une adulte. Elle aurait pu le jurer.
Refermant le cahier elle se leva lentement et passa dans la salle de bain, où Patsie la rejoignit aussitôt.
"Madame a bien dormi?"
Cette appellation l'avait toujours mise mal à l'aise, de même que ces personnes qui semblaient sortir de nulle part, comme si elles suivaient chacun de vos gestes. Pourtant elle aimait bien Patsie, elle était jeune et enjouée, et sa présence la mettait de bonne humeur.
"Assez oui.. Merci."
La gouvernante baissa les yeux un instant.
"Je vous ai entendu parler cette nuit.. Vous sembliez faire un cauchemar, mais je n'ai pas osé rentrer dans votre chambre, mes excuses.
- Ce n'est rien..."
En fait elle aurait aimé que Patsie lui dise ce qu'elle avait entendu, mais apparemment, elle n'avait pas parlé distinctement, et elle n'avait rien pu comprendre, à part "le loup Blanc".
Encore.
Il revenait souvent ces temps ci. Et elle ne savait pas ce que cela représentait. Etait-ce le nom d'un navire, celui de quelqu'un? Le titre d'un livre qu'elle avait entrevu peut-être?
"Je me doutais que vous alliez vous lever tôt madame, je vous préparais votre bain.
- Comment pouviez-vous vous en douter?"
La gouvernante baissa une nouvelle fois les yeux.
"Vous vous levez toujours tôt le jeudi... Pour aller au magasin."
Paha laissa échapper un petit soupir, elle avait oublié quel jour elle était... Mais son horloge interne l'avait tirée du lit assez tôt pour ne pas être en retard à la boutique.
Les choses avaient bougé un peu depuis qu'elle s'était évanouie dans leur salon... Elizabeth et William étaient adorables, prenant soin d'elle comme si elle avait été une parente. Ils avaient pansé ses blessures et l'avait soignée avec toute la patience qu'exigeait ses réflexes conditionnés à la survie.
Le seul qu'elle touchait avec plaisir et prenait même un temps particulier à rester avec lui était le petit Jack. Sans doute parce que par son statut même d'enfant il inspirait l'innocence et l'absence de mal, plus que pour toute autres raisons.
Elizabeth le lui laissait volontiers, prenant alors un peu de temps pour elle et son ventre qui s'arrondissait lentement au fil des jours.
Lorsqu'elle avait été complètement remise, elle avait proposé son aide à la forge. Bien sûr elle n'avait aucune idée de la façon dont cela fonctionnait, et Will avait préféré la mettre à la vente dans la pièce à côté, là où il exposait ses armes et leur prix. Et lorsqu'elle avait quelques moments de libre, elle les passait dans la forge, à apprendre le maniement de l'épée.
Au début William avait été réticent à le lui enseigner, disant que ce n'était pas convenable pour une jeune fille, et que ce n'était pas comme cela qu'elle règlerait ses problèmes.. Mais elle avait insisté, elle ne voulait plus jamais être incapable de se défendre ou de défendre ceux qu'elle appréciait, et elle ne voulait pas être une victime pour le restant de sa vie…
Alors il avait cédé, et lui donnait quelques cours, bien que lui-même ait appris seul.
Au bout de quelques leçons, elle s'était découverte une certaine habileté, et William fut alors un peu plus convaincu de la nécessité de lui apprendre, les cours étaient alors devenus plus nombreux.
Pour son plus grand plaisir à elle. Car au fur et à mesure des leçons, elle se sentait mieux, plus sereine, et plus sûre d'elle…
Le Commodore vint souvent lui rendre visite au magasin, s'enquerrant de sa santé et se réjouissant visiblement de voir qu'elle se remettait. Il appréciait visiblement sa compagnie sans pour autant s'imposer, mais elle avait l'impression que parfois il restait dans le magasin un peu plus que ne l'exigeait ses soit disant études du travail de Mr Turner... Cela ne la dérangeait pas, il semblait plus l'apprécier pour leurs discussions que pour autre chose, et il ne voyait pas plus loin, ce dont elle lui était gré.
Terminant de s'habiller à la hâte, elle quitta sa chambre et comme à ses habitudes passa par les cuisines pour attraper quelques biscuits que le cuisinier prenait soin depuis quelques temps de lui préparer le jeudi.
Toutes ses attentions la touchait beaucoup, finalement les quelques employés qui travaillaient ici étaient aussi charmants que les propriétaires, et prenaient bien soin de tout le monde..
D'un pas presque rapide elle quitta la résidence et se dirigea vers le centre ville, où l'animation était déjà à son comble. C'était jour de marché.
En fait cela ne changeait pas grand chose au nombre d'étals qui couvraient les rues d'ordinaire, mais lorsqu'il y avait marché, il y avait également des gens du cirque. Des jongleurs, des clowns, des cracheurs de feu qui ravissaient autant qu'ils faisaient trembler les enfants.
Elle passa rapidement devant les étals, évitant au passage les marmots qui couraient en tous sens et s'interpellaient d'un bout à l'autre de la rue. Cela la fit sourire un peu, pour elle-même.
Et puis au détour d'une ruelle, l'enseigne de la forge et du magasin adjacent se profila lentement. D'un tour de poignet elle ouvrit la porte, entra et alluma une bougie en attendant que les volets ne soient ouverts.
Elle gardait une peur profonde du noir, car il lui semblait alors que la présence qui l'avait hanté tout ce temps revenait la voir.
Les lourdes planches s'inclinèrent contre les murs extérieurs, faisant entrer la lumière du jour à flot dans la pièce, illuminant les épées dont les lames sorties de leurs fourreaux se mirent à scintiller sous le soleil. C'était un spectacle assez impressionnant.
Lentement elle s'installa au bureau qui servait de comptoir, sorti un livre d'un tiroir et se plongea dans la lecture, entendant dans le lointain le bruit de la foule dehors.
Paha eut un petit soupir dans le magasin.
Il n'y avait pas un seul client de depuis le matin, et ce n'était pas plus mal. Elle ne souhaitait pas la faillite de la boutique, mais elle avait du mal à adoucir son regard, et comme elle ne pouvait toujours pas sourire, malgré ses efforts. Pourtant les clients réguliers s'étaient habitués et ne lui en tenaient pas vraiment rigueur, d'autant que par son apprentissage de l'épée, elle était maintenant en mesure de les informer plus précisément sur les différences de lames ou de qualités.
Derrière la cloison elle entendait les bruits caractéristiques de la forge qui tournait.
Le feu qui ronflait et les bruit de marteau frappant le fer chaud.
C'était une ambiance qu'elle aimait beaucoup, sans vraiment savoir pourquoi, cela la détendait et l'apaisait. Le bruit assourdissant et continue de l'engrenage qui permettait le fonctionnement de la soufflerie lui faisait du bien, elle se sentait en sécurité quand elle l'entendait. Un peu comme s'il protégeait ses pensées.
Pourtant c'était idiot, les pensées ne s'entendaient pas.
Elle le savait, mais plusieurs fois, sur le navire du "maître" elle avait eu l'impression que ses pensées résonnaient aussi fort que des mots prononcés.. Elle avait alors réduit ses réflexions au seul moment où le vent soufflait trop fort dehors et l'entourait d'un bruit continu.
D'un geste elle ferma la porte du magasin, laissant un mot prévenant de son absence pour quelques minutes, puis passa par derrière et entra silencieusement dans la forge.
L'odeur vive de fer chauffé à blanc mêlée à celle de la poussière et de la paille qui se tenait dans un coin lui assaillit les narines, mais elle aimait cette senteur.
Elle aimait l'atmosphère surchauffée, le bruit du marteau ou de la pierre à aiguiser.
Et elle aimait regarder Will travailler.
Il mettait toujours tellement d'âme et d'ardeur à faire une lame qu'il avait très vite gagné en réputation, et ses épées se vendaient très bien, au delà même de Port Royal.
Il avait cette façon concentrée de cogner le fer chaud, une façon unique, qui , aux dires de certains clients, donnaient des frissons lorsqu'ils touchaient une arme forgée par ses soins.
Parce qu'il leur donnait presque une âme disait on.
Pourtant en le regardant travailler elle s'était aperçu qu'effectivement il semblait y mettre toute sa force et tout son équilibre.
Et il chantonnait tout le temps.
Il chantonnait une mélodie qui, selon ses dires, lui avait été enseigné par Elizabeth. Une chanson de pirates.
Elle avait aussi eu l'impression de l'avoir déjà entendu, elle devait en avoir capté l'air sur le deuxième navire qui l'avait retenue de longs mois.
Elle s'avança un peu dans la forge et se posa à quelques mètres derrière Will, prenant appui sur un poteau pour le regarder.
Il chantonnait toujours avec ce petit sourire heureux en coin de bouche.
Pourtant, après quelques minutes, il cessa de cogner la lame et la plongea dans l'eau quelques secondes.
"Tu as fermé la boutique?" Demanda-t-il en souriant sans même se retourner.
"Oui.. Pour quelques minutes, il n'y a eu personne ce matin..
- Je sais oui. Ce n'est pas grave, on vend plutôt bien ces derniers temps, alors un client de plus ou de moins, ça ne fera pas une grande différence."
Il se retourna et lui montra la lame.
"Comment la trouves-tu? C'est une commande pour le gouverneur Swann. Elizabeth m'a demandé de lui en faire une pour son anniversaire."
Paha se détacha du poteau et s'approcha lentement les yeux plissés.
Il n'y avait que la lame brute, sans dorures, sans poignées, et pourtant elle savait déjà que cette épée allait être magnifique.. La légère courbure en était la preuve.
"Elle sera magnifique une fois terminée.. Tu es vraiment très doué."
William eut un léger rougissement, puis toussota en faisant un geste vague de la main.
"Ca n'a rien d'exceptionnel.. Mon maître était certes un ivrogne, mais il n'en restait pas moins un excellent forgeron!"
Le maître en question avait pris sa retraite quelques années plus tôt et cuvait toujours son vin dans le bar voisin.. Finalement il faisait presque partie du décor.
"Et toi, comment te sens-tu aujourd'hui?"
"Bien"
En face d'elle, William eut ce sourire fraternel qu'il avait toujours eu à son égard et qui la rassurait chaque fois.
"Inutile de me mentir, quand tu viens t'enfermer ici, c'est que ça ne va pas, n'est-ce pas?"
C'était étrange cette faculté qu'il avait eu, et ce depuis qu'elle vivait chez eux, à comprendre le moindre de ses faits et gestes... Peut-être parce qu'il était plus attentif..
"Non, ça va." Répéta-t-elle doucement. "c'est juste un cauchemar."
William prit un regard désolé et s'essuya les mains sur son tablier de cuir avant d'esquisser un geste pour la prendre par les épaules, mais il se ravisa au dernier moment.
"Désolé. Est-ce que tu veux me le raconter? Elizabeth me dit toujours qu'il vaut mieux en parler. Elle aime bien me parler des rêves qu'elle fait..."
Il eut à cet instant une sorte de sourire attendri au souvenir d'un quelconque moment de sa vie avec elle, puis cligna des yeux, reportant son attention sur Paha qui s'était assise sur un tonneau.
Elle le regarda la rejoindre, il s'installa à côté d'elle et l'observa longuement en silence.
"Ca a un rapport avec ce qu'il t'est arrivé?
- Mmm.. Je ne sais pas si c'est exactement comme cela que.. enfin je ne suis pas sûre mais..."
Elle bredouilla encore quelques phrases sans queue ni tête avant qu'il sourit de plus belle en inclinant la tête sur le côté.
"Et si tu commençais par me raconter ce cauchemar mm?"
Elle eut un petit soupir accompagné d'un geste fataliste de la main.
"Je voudrais bien, mais tout ce dont je me souviens sont des détails, des images fugitives et des impressions, je n'ai même pas pu le consigner correctement dans le cahier..."
William se passa une main dans les cheveux avant de se plonger dans une réflexion intense qui les entoura de silence pendant quelques minutes.
Finalement il la regarda de nouveau.
"Dis moi ce dont tu te souviens, je tenterais de faire des suggestions comme chaque fois."
Fermant les yeux un court instant, elle appuya son dos sur la poutre derrière le tonneau et lui raconta autant qu'elle pouvait s'en souvenir son rêve de la veille.
Son récit terminé, pour le peu qu'elle avait pu lui dire, il la regarda longuement avant de sourire.
"On progresse."
Elle haussa les sourcils et ouvrit plusieurs fois la bouche sans qu'aucun son n'en sorte.
"Pardon?"
Il se leva et se mit à marcher de long en large en frottant la nouvelle lame.
"Et bien, je ne peux rien te promettre, il faudra demander confirmation au Commodore, mais "Le Loup Blanc", c'est un navire pirate. Il est aussi connu que le Black Pearl parce qu'il est le seul qui rivalise avec lui.. C'est tout de même étrange que tu aies vu les deux navires.." Il se leva et fit quelques pas dans la pièce, sourcils froncés.
"Tu as été déposée ici par l'équipage du Black Pearl n'est-ce pas?
- Oui.. Enfin, je suppose, puisque la première personne que j'ai vu lorsque j'étais sur le navire m'a dit que j'étais à bord du Black Pearl.. Mais ils m'ont peut-être donnée à des marchands ou quelqu'un d'autre qui m'aurait déposé à leur place.. S'ils sont recherchés, je ne vois pas pourquoi ils auraient pris le risque de s'approcher autant de la garde."
William la regarda longuement.
"Tu as raison.. Jack n'aurait pas pris ce risque.. Mais tu n'as pas pu être déposée par Le Loup Blanc. Eux sont des tueurs. De plus les deux navires se détestent cordialement…" Il marqua une pause puis son visage s'éclaira. "C'est possible aussi que le premier navire sur lequel tu étais ait subi une attaque menée par le Loup Blanc.. Et dans ce cas tu aurais été retenue par l'équipage jusqu'à… Tu te souviens d'une autre attaque?"
Elle fit non de la tête.
"Le dernier souvenir que j'ai est d'être dans l'eau, sur un reste de planche. Je n'arrive pas à me souvenir comment c'est arrivé.. Même pas une impression, rien. C'est sans doute une bataille oui, je ne vois pas ce qui aurait pu arriver autrement.. Mais par qui.. Si c'est un navire si rapide…"
De nouveau le silence s'installa entre eux, les plongeant chacun dans une réflexion qui ne fut interrompue que par l'entrée fracassante d'un homme dans la forge, suivi de près par le Commodore et quelques soldats qui tentaient de l'arrêter, en vain apparemment.
William se plaça par réflexe devant Paha qui prit discrètement une épée qui traînait là et la tint fermement pour diminuer au maximum les tremblements de ses mains.
"Vous!" Lança l'homme en la pointant du doigt. "Vous, dîtes moi ce qui est arrivé à ma fille!"
Sa voix était brisée bien qu'il tentât de le cacher au mieux par un ton ferme.
Paha l'observa en silence, alors que les soldats se jetaient une fois de plus sur lui et essayaient de le tirer en arrière.
"Je suis navré Mr Turner, miss Paha." Fit le Commodore en s'avança vers eux. "Il semblerait qu'il ait appris votre aventure miss, et sa fille était sur le même navire que vous. J'ignore comment il a eu vent de cette histoire..
- Ce n'est rien Commodore." Fit Paha en s'avançant doucement vers l'homme qui ne se débattait plus, et la fixait comme si elle était son dernier espoir de survie.
"Je ne peux pas vous aider Monsieur.." Dit-elle lentement. "Je n'ai moi-même que des souvenirs épars que j'ai du mal à mettre dans l'ordre. Nous avons été attaqué, mais j'ai perdu connaissance, et lorsque je me suis réveillée, j'étais à fond de cale. Je n'ai jamais vu les autres prisonniers. J'en ai entendu parfois, mais je ne pourrais pas vous dire qui était là..
- Ce n'était qu'une enfant.. Vous n'avez pas entendu d'enfant?
- … Je suis désolée."
Cette fois-ci, elle vit très nettement son visage se défaire devant elle, et son cœur se brisa de ne pas pouvoir l'aider plus… Mais rien, rien ne lui revenait.
L'homme se redressa et se détourna en se dégageant assez facilement de l'étreinte des gardes qui le surveillèrent jusqu'à ce qu'il ait passé la porte. Le Commodore leur ordonna d'un geste de le suivre, et tous quittèrent la forge, sauf lui qui resta là, toujours droit comme un "I".
"Je suis navré qu'un tel incident se soit produit Miss.. Vraiment je ne sais pas comment il a eu connaissance de cette histoire.
- J'aurais aimé pouvoir l'aider plus… C'est surtout cela qui m'ennuie."
Le Commodore eut l'un de ses sourires tendus.
"Vous pourrez l'aider lorsque vous aurez complètement retrouver la mémoire. Il s'appelle Mark Kruger, il vit à Port Royal depuis une dizaine d'années. Si quelque chose vous revient, vous pourrez aller le trouver.
- Merci Commodore."
Il eut un hochement de tête et fit quelques pas vers la sortie, mais William l'interpella.
"Commodore!
- Oui, Mr Turner?" Fit ce dernier en se retournant lentement.
- Connaissez vous un navire du nom du Loup Blanc?"
Norrington se raidit quelques secondes.
"Pourquoi cette question?
- Ce nom ne m'est pas inconnu Commodore." Répondit Paha à la place du jeune forgeron. "Il me revient sans cesse en mémoire.. Je pense que c'est sur ce navire que j'ai été retenue avant d'être retrouvée par le Black Pearl."
Cette fois-ci, le Commodore toussota légèrement en se raidissant un peu plus, évitant presque leur regard.
"Vous les connaissez, n'est-ce pas? Ce sont bien des pirates.." Demanda William.
"De la pire espèce Mr Turner. De la pire espèce.. Nous les pourchassons sans relâche depuis quelques années, mais hélas, tout comme le Black Pearl, ils possèdent un navire extrêmement rapide… Et c'est un miracle que miss Paha y ait survécu. Vraiment."
Il les salua de nouveau d'un signe de tête et quitta la forge, plus raide que jamais.
Paha resta étrangement de marbre devant de telles révélations, elle savait déjà tout ce qu'il venait de lui dire, il avait seulement confirmé son impression de connaître ce nom. C'était donc bien sur ce navire qu'elle avait été retenue les dernières années. Et c'est sur ce navire que cette main amicale ne l'avait pas lâchée, jamais.
Elle fit un pas et toucha doucement l'épaule de William qui était plongé dans ses pensées.
"Je dois retrouver ce navire. Une fois celui-ci retrouvé, ils diront quel navire ils ont attaqué, et je pourrais retrouver mon nom et ma mémoire.
- Retrouver ce navire? Cela fait des années qu'il échappe à la garde.
- Le Black Pearl aussi. Et il me semble que tu en connais le capitaine.. D'après les dires d'Elizabeth."
William ouvrit la bouche, pour la refermer aussitôt avant de sourire.
"Tu as raison. Et Jack ne sera pas contre retrouver son pire rival sur les eaux…" Il marqua une pause en souriant dans le vide, le regard lointain. Puis il cligna des yeux et reprit jovial. "Bien. Allons déjeuner."
Son regard s'était subitement mis à briller, comme si la perspective d'une telle aventure le ravissait au plus haut-point, et il entraîna Paha vers la sortie de la forge en chantonnant de plus belle.
Elle s'arrêta soudain sur le pas de la porte, les yeux écarquillés.
"La cuisine française…" Murmura-t-elle alors qu'il la regardait interloqué.
"Pardon?
- Elle aimait la cuisine française…"
D'un coup elle poussa la porte et se retrouva sur la place, d'où elle chercha le Commodore des yeux.
Elle le vit un peu plus loin dans une rue, à marcher parmi ses hommes, qui tenaient toujours l'homme qui était venu les "voir".
Sans expliquer quoi que ce soit à William, elle se mit à courir et les rattrapa en quelques secondes.
"Mr Kruger! Mr Kruger!" Appela-t-elle en arrivant à son niveau.
L'interpellé releva la tête et la considéra comme s'il la voyait pour la première fois.. Sa peine semblait l'avoir fait vieillir pendant le laps de temps où elle l'avait perdu de vue. Elle prit une profonde inspiration et se mit à parler à toute vitesse, comme si elle risquait de perdre ces précieux souvenirs si elle ne parlait pas assez vite.
"Je me souviens d'une voix dans une cellule pas très loin de la mienne, une voix d'enfant. Quand je portais les plats en haut, je lui parlais parfois.. Pour la rassurer. Elle m'a dit qu'elle aimait la cuisine française depuis que son père l'avait emmené une fois à Paris pour des vacances, qu'elle aimait surtout le pain qu'ils font là-bas. Elle avait peur des chats aussi… Elle s'appelait.." Son mal de tête la reprit, mais elle n'y prêta pas attention. "Elle s'appelait Emily, Emily Kruger."
Sa migraine lui fit perdre un instant l'équilibre, mais le Commodore la soutint de son bras avant qu'elle ne tombe.
L'homme en face d'elle la regarda longuement, puis eut un pauvre sourire alors que les larmes inondaient ses yeux.
"C'était ma fille…"
Il se détourna lentement et s'éloigna sans plus se soucier des gardes qui le laissèrent aller en attendant un ordre éventuel qui ne vint pas. Paha le regarda partir avec un pincement au cœur. Elle n'avait pas eu le courage de lui dire qu'elle l'avait aussi entendu hurler une nuit, et qu'après, il n'y avait plus jamais eu aucun bruit dans sa cellule… Mais son hurlement avait résonné longtemps dans sa tête, la faisant pleurer des heures entières en se demandant pourquoi elle était toujours en vie sur ce bateau.
Le Commodore la laissa aux soins de William sans qu'elle s'en rende vraiment compte, le fait de s'être souvenue de ce détail lui avait martelé l'esprit, comme si elle avait du enfoncer ses propres résistances pour que la mémoire lui revienne.. Mais maintenant elle savait que tout lui reviendrait.
Cela prendrait certainement du temps car tout cela semblait tenu par quelques forces invisibles dans son cerveau, mais tout lui reviendrait.
De plus elle avait conscience de se souvenir du pire, alors elle ne craignait plus grand chose..
Norrington lui adressa un sourire qu'elle ne vit qu'à moitié, tant son mal de crâne lui pressait les tempes.
"Merci Miss. C'est très gentil d'être venue lui dire ceci. Il va enfin cesser de courir après un fantôme, et ainsi faire son deuil. C'est une bonne chose.
- J'aurais… Préféré pouvoir lui dire qu'elle était en vie.. Mais je sais qu'elle ne l'est plus."
Le commodore hocha la tête, puis se détourna, mains derrière le dos, et poursuivit son chemin.
Trois mois encore passèrent. Paha maîtrisait les mouvements à l'épée de mieux en mieux, et son état s'améliorait chaque jour. Et puis William lui avait dit qu'ils partiraient une fois l'enfant née. Cette échéance approchait, et pour la première fois, elle se sentait de nouveau impatiente pour quelque chose. Ayant trouvé là un motif pour rester en vie, sentiment qui lui avait échappé durant ses quelques années sombres qui avaient volé son nom et son histoire.
Elizabeth était ravie de voir son état s'améliorer de jour en jour, et toutes deux n'avaient de cesse de discuter assez joyeusement, bien que le visage de Paha reste obstinément fermé.. Si ce n'est ses yeux qui brillaient alors quand la future maman lui racontait ses aventures à bord du Black Pearl… Sans vraiment comprendre pourquoi, elle aimait en entendre parler, cela lui faisait un bien fou mais elle ne parvenait pas à en saisir la cause. Sans doutes était-ce lié au fait que c'était eux qui l'avaient recueillie en mer.. Et que de ce fait, ce bateau représentait son premier et seul agréable souvenir.. Le reste de sa vie étant dans une sorte de flou avant l'attaque de ce navire qui l'emmenait à Port Royal, et déjà, elle ne se souvenait plus pourquoi.
Elizabeth lui avait dit que c'était pour rejoindre son père, mais cela ne lui disait rien… Elle n'en avait aucun souvenir, ça ne lui rappelait même pas la moindre petite chose. Alors finalement, le Black Pearl était son seul point de repère positif. Même si ça lui paraissait lointain.
Et maintenant, Paha courrait au travers les rues bondées de Port Royal. Elle bondissait entre les étals, évitait les enfants et les gens de passage aussi rapidement que possible, elle ne devait pas perdre de temps. A bout de souffle elle parvint à la place devant la forge, mais accéléra pourtant encore pour franchir les derniers mètres qui la séparaient de la porte.
Cette dernière s'ouvrit dans un fracas terrible, elle n'avait pas mesuré sa force en se jetant quasiment dessus. Mais elle eut un large sourire en découvrant William qui faisait les cent pas dans la forge, et dont le visage s'illumina quand il la vit entrer.
"Will! Elizabeth te demande! Vite!"
Il arracha presque son tablier avant de se mettre à courir à son tour vers la rue, où il disparut quelques secondes plus tard.
Restée seule, elle ferma lentement la porte de la forge en reprenant tant bien que mal son souffle, les entraînements de Will à l'épée ne lui avait pas encore appris à courir sur de longues distances à cette vitesse.. Mais c'était un cas de force majeure aujourd'hui..
Une fois la forge entièrement fermée, elle reprit la route en sens inverse, cette fois-ci en marchant doucement. Sa mission était terminée, elle n'avait plus besoin de courir.
Pourtant une certaine impatience lui fit tout de même accélérer le pas, et elle finit presque par courir sur les derniers mètres qui la séparait de la maison.
Une fois à la porte, elle posa la main sur la poignée, mais elle s'ouvrit d'elle même sur le visage surexcité du jardinier.
"Ah Miss Paha! Je partais vous chercher! Le bébé est né! Venez vite!"
Sans attendre la moindre réponse, il lui prit le bras et la fit monter les escaliers quatre à quatre pour la mener jusqu'à la chambre du couple dont il ouvrit la porte sans un bruit avant de la pousser doucement à l'intérieur.
William était assis sur le bord du lit, la main posée sur le front d'Elizabeth qui tenait dans ses bras un tout petit bébé, elle semblait exténuée mais ravie, et son sourire se fit plus large quand elle vit Paha sur le seuil.
Le jeune homme lui fit signe de s'approcher.
"Viens Paha. Viens voir notre fille."
