Je marche à petits pas à côté de Rufus qui me tient galamment par le bras. J'exhibe mon sourire de publicité de dentifrice et j'essaie d'avoir un air charmant, d'être polie, correctement drôle, de ne pas trop boire de ce champagne hors de prix, de ne pas manger trop de petits fours, de ne pas me fouler la cheville à cause des talons hauts (mais voyons, ils ne sont pas si hauts, me disait cette salope de Jazzie – elle mérite de recevoir Ifrit en pleine gueule, celle-là!), de ne pas trop exhiber ma poitrine qui semble vouloir jaillir du décolleté de ma robe, de séduire très légèrement tous les hommes sans être vulgaire, d'avoir un geste mignon en replaçant mes cheveux, de ne pas faire craquer mon maquillage…
Ce n'est pas un travail de Turk, ça. Ce n'est même pas humain.
Ma robe est d'une coupe sobre et très confortable malgré le décolleté plongeant, mais comme Jazzie voulait être certaine que j'attire les regards, elle l'a choisie d'un rouge cramoisi particulièrement violent. J'ai la nette sensation d'être couverte de sang. En plus, elle a osé me maquiller, elle a assorti mon (comment elle appelait ça déjà?) rouge à lèvres à cette robe bien trop visible, elle a fait baigner mes paupières dans du mascara et du fard… Je me sens les yeux lourds… le visage prêt à faire exploser le fond de teint et la poudre… (-Ma chérie, tu as la peau si pâle, on dirait un vampire! -Ta gueule Jazzie!)
Les femmes telles que moi ne méritent pas d'être belles.
Rufus baigne dans les mondanités comme un poisson dans l'eau. Il a même l'air honnête. On le croirait heureux de se taper toutes ses mains à serrer (je garde en horreur tous ces hommes qui me font un baise-main et qui laissent un peu de leur bave sur ma peau), tous ces semi-inconnus à saluer, à me présenter…
-Bonjour, Monsieur B…!
-Mais c'est le jeune Rufus Shin-Ra! Comment allez-vous donc?
-Très bien, merci, Monsieur B…
-Mais qui est donc cette délicieuse créature que je vois à vos côtés?
-C'est Elena, ma fiancée.
Baise-main, salutations polies, compliments sur ma beauté.
D'accord, tout cela aurait pu être sympathique, si je ne devais pas en plus me concentrer sur les alentours, inspecter rapidement chaque invité, le fouiller des yeux pour savoir s'il ne porte pas d'arme ou de Matéria sur lui…
Un cauchemar.
Rufus m'entraîne par le bras. C'est le moment du repas, nous sommes à la table d'honneur, et je sens qu'on me fixe. La robe rouge attire les regards, forcément.
-Tu es parfaite, me murmure Rufus à l'oreille. Tu es vraiment crédible, ils t'adorent tous.
-Merci.
Je sens qu'une pointe de rouge apparaîtrait sur mes joues si elles n'étaient pas couvertes d'autant de maquillage.
-Mais sachez une chose, Rufus-sama : mes actes ici ne sont qu'une façade, un rôle à jouer, et je n'attends que deux choses de cette soirée : le moment où je vais enfin pouvoir quitter votre bras, et surtout, celui où je vais enfin pouvoir enlever ces maudits souliers!
Son éternel sourire devient espiègle.
-Malheureusement pour toi, il y en a encore pour plusieurs heures… Au moins jusqu'au petit matin!
-Aucune chance, j'aurai tué tout le monde ici bien avant.
Rufus ricane.
-Allez, courage!
J'ai le goût de pleurer… merde, le maquillage…
OoOoO
-… et j'aimerais lever on verre en l'honneur de notre cher gouverneur!
Je lève mon verre de bourgogne et j'avale. Longue vie au gouverneur! Longue vie à tous ceux qui me permettent de boire!
Un autre homme se lève pour porter un toast. Longue vie à tous ces fêtards! Mais non, je commence à être vraiment soûle, vraiment… Rufus me verse encore du vin, il est bien serviable, et il tient mieux l'alcool que moi.
-Je voudrais lever mon verre au nouveau couple que nous avons tous eu l'honneur de rencontrer ce soir : à Rufus et à sa fiancée Elena!
Je m'effondre sur ma chaise. Je sens la chaleur qui irradie de ma peau rouge homard bouilli, même le maquillage ne peut pas cacher tout ça. Meeeeerde…
Ding-ding-ding-ding-ding… Tout le monde tape une fourchette ou un couteau sur leurs coupes. Ces gens sont étranges, et ces sons aigus me tapent sur le crâne. Pourquoi font-ils tout ce vacarme avec leurs couverts?
Rufus se lève et me tire par le bras. Je suis debout à ses côtés, sa main autour de ma taille, ma serviette tombe de mes genoux, et je ne comprends rien.
-Allez, Elena, il faut bien les satisfaire…
Et il plante sa bouche sur la mienne.
J'entends des « hourras! », des applaudissements. On boit à notre santé. À notre « couple ». À nos « fiançailles ».
Le baiser de Rufus s'éternise. Il en profite ou quoi?
(Leçon du jour : quand une bande de riches frappent leurs coupes avec les ustensiles, je dois m'enfuir loin, loin, loin. Très loin.)
En fait, ce n'est pas si mal… ce n'est qu'un baiser… et les lèvres de Rufus sont douces et chaudes… mmm… Non, c'est quoi là? Sa langue? Hé! Ho! Faut pas trop m'en demander!
-Ça suffit, Rufus…
Je recule doucement. Il laisse tomber son bras de mes hanches et se rassoit tout de suite après moi. J'évite de le regarder.
Les applaudissements continuent. Ouais, j'en mérite bien après m'être fait embrasser par Rufus Shin-Ra et avoir survécu… Ok, je commence à dérougir, tout va bien, la tête arrête de tourner, les mains arrêtent de trembler, tout va bien. Le repas peut bien continuer, je suis prête à tout.
OoOoO
-Tu ne m'en veux pas trop j'espère?
Je tourne ma tête vers lui. Il est trois heures du matin, et nous sommes dans sa limousine blanche qui file à vive allure sur les boulevards, encadrée par des SOLDIER en motocyclette qui montent la garde.
-Je suis fatiguée, j'ai horriblement mal aux pieds, à la tête et au ventre, et je n'ai qu'une seule envie : retourner dans mon lit et dormir pendant dix jours de suite. Mais je ne vous en veux pas particulièrement, Rufus-sama.
J'enlève mes souliers et je masse mes pieds endoloris. Oh, ça fait du bien de quitter cet enfer…
-Je parlais du baiser.
-J'essayais de ne plus y penser.
-Je.. je ne croyais pas qu'ils nous feraient faire ça.
-Vous n'avez pas l'air d'avoir détesté, en tout cas.
Il me lance un grand sourire espiègle.
-Et si je te disais que j'ai adoré?
-Je vous répondrais que vous êtes soûl et que vous dites n'importe quoi.
-Je suis aussi soûl que toi, ma chère. Je te le dis, j'ai adoré. Et toi?
Je détourne les yeux.
-Je n'ai pas à répondre à cette question.
-Pourquoi, ça te gêne? Et si, en tant que vice-président Shin-Ra, je t'ordonnais de me répondre?
-Mais c'est de l'abus de pouvoir!
-Mmm… ça me plaît… allez, dis-moi si tu as aimé le baiser.
On ne dirait pas le vice-président de la plus grosse compagnie du monde, on croirait plutôt voir un enfant… c'est fou ce que peuvent faire quelques verres de vin et de spiritueux, de la fatigue et un caractère naturellement obstiné…
-J'ai déjà connu pire.
-C'est tout?
-C'est tout.
-Alors, ça veut dire que tu as connu mieux.
En fait, je n'ai rien connu d'aussi… des lèvres aussi douces… des lèvres aussi fines…
-Oui, évidemment.
-Tu sais que tes lèvres goûtent l'alcool fort et les fraises?
-Non.
-Je te jure.
-Non.
-Mes lèvres à moi, elles goûtaient quoi?
-Vos lèvres goûtaient les lèvres.
-Tu es ennuyeuse quand tu le veux, Elena…
-Mais c'est vrai, vos lèvres goûtent les lèvres, tout simplement!
J'en ai assez, c'est un gamin! Pire, c'est un adolescent! La seule pensée que cet homme succédera un jour à son père à la tête de la Shin-Ra est tout simplement inconcevable.
-Tu sais quoi?
Il s'approche de moi, une flûte de champagne pétillant sorti d'on ne sait où (cette limousine a tout simplement trop d'options étranges : porte-cigares, boîte à gants climatisée, distributeur d'alcool automatique) à la main. Il boit d'un coup sec et pose sa main sur ma joue.
-Je crois que tu devrais goûter encore.
Il essaie de poser à nouveau ses lèvres sur les miennes, mais j'esquive le baiser. Et frappe sa main sur ma joue. Sale obsédé, qu'est-ce qui t'autorise à me toucher?
Je ne l'aime pas. Je ne peux tout simplement pas l'aimer.
L'aimer?
-Rufus-sama, je vous en prie…
-Pour toi, ce n'est donc qu'un travail.
-Oui, évidemment. Qu'est-ce que cela pourrait être d'autre? Et pour vous, qu'est-ce que cela pourrait bien être d'autre?
-… Une déclaration?
Elena… tu sais ce que cet homme représente? C'est Rufus Shin-Ra, et peu importe ce que tu penses de lui, il héritera de la compagnie tôt ou tard. Tu ne vois pas la chance qu'il t'offre? Regarde dans ses yeux, regarde l'amour et le désir qu'il a pour toi, regarde ses poches pleines de millions de gils, regarde tout ce qu'il a à te donner! À toi seule, Elena, à toi seule!
Tout mon corps tremble. L'alcool n'a rien à y voir, pour une fois. Je voudrais bien mourir.
La limousine s'arrête.
-Nous sommes chez vous, mademoiselle, crache la voix indifférente du chauffeur à travers un haut-parleur.
Je sursaute. Je suis aussi tendue que la corde d'un arc.
-Alors nous nous revoyons demain, Elena? À deux heures, dans mon bureau, d'accord?
Je ne réponds pas. Je ne peux pas répondre.
Tout ce que je peux faire, c'est m'enfuir en tenant des souliers d'une main et le bas de ma robe de l'autre. Courir. Partir. Agripper la poignée de ma porte et entrer dans ma propre maison comme si je voulais la détruire, tout détruire sur mon passage. Aller dans la salle de bains et me jeter de l'eau au visage, jusqu'à ce que tout le maquillage ait coulé, flaque noire dans le lavabo, me jeter de l'eau pour ne pas sentir mes propres larmes le long de mes joues.
