Partie un : Kinou ou L'eau qui dort

Chapitre un : Seisui

Chuuou se réveilla en sursaut. Elle était attachée à un siège, collée à une paroi de tôle. Le sol grondait doucement sous ses pieds.

L'adolescente leva la tête, paniquée… et se cogna à une fenêtre ronde.

Le sol défilait, loin en-dessous… Des îles… Une ville… Le Japon…

Chuuou respira mieux.

Elle était dans un avion, en vol pour le Japon.

Elle avait oublié d'enlever sa ceinture.

C'était tout.

Dans une dizaine de minutes, l'avion atterrirait.

Mais il était mort…

Chuuou secoua la tête. Ce n'était qu'un rêve. Elle avait douze ans, pas vingt.

Elle vivait en France, pas au Japon.

Et il n'existait même pas…

Pas la peine d'aller plus loin…

Pas la peine d'y penser plus…

Elle s'étira et se prépara à descendre.


Kokaku repoussa les mèches auburn qui lui tombaient devant les yeux, et sourit. Il tapota l'épaule de Majutsu, attirant son attention. La jeune femme leva la tête, ses cheveux blonds glissant dans son dos. Ses yeux vairons, un bleu et un vert, se posèrent sur l'adolescente d'une douzaine d'années qui s'avançait vers eux.

Une adolescente aux longs cheveux couleur crème et aux yeux bleus moyen très perçant, avec des écouteurs de discman sur les oreilles…

Une adolescente qui, par la vision de Majutsu, représentait tout. Le centre. L'avenir. Tout…

Chuuou sourit, arrêta son discman et ôta les écouteurs. Kokaku et Majutsu étaient venus la chercher, tels que sur la photo qu'on lui avait montré : lui avec ses yeux qui semblaient avoir tout vu, elle avec l'aura pourpre qui l'entourait toujours.

Chuuou s'approcha d'eux.

"Ohayou ! s'écria-t-elle. Merci d'être venus me chercher."

"Bienvenue au Japon, répondit Kokaku ? Tu as fait un bon voyage ?"

"Excellent !"

A part ce rêve… souffla une petite voix dans la tête de l'adolescente.

Mais, sur le coup, elle n'y prit pas garde.


Chuuou avait déballé ses affaires. Elle posa deux photos sur sa table de chevet. La première, c'était celle qu'on lui avait confié pour qu'elle reconnaisse ceux qui devaient venir la chercher : Kokaku et Majutsu, lui très tendre, elle très belle et très souriante.

La seconde représentait le seul de ses cousins qu'elle connaissait jusqu'à aujourd'hui : Sen'nyu, un jeune garçon de son âge aux cheveux blonds et aux yeux violets. Sur la photo, les oreilles pointues de Sen'nyu étaient visibles, mais d'habitude il se coiffait de manière à les cacher.

Chuuou sourit. Les enfants de la famille Magure avaient tous un pouvoir à la naissance, et leur physique s'en ressentait légèrement. Pour s'en convaincre, il suffisait de voir l'étoile d'argent brillant dans l'œil gauche de Chuuou.

Généralement, ce pouvoir disparaissait avec le temps, mais les particularités physiques, elles, restaient.

Chuuou prit son discman et l'accrocha à sa ceinture. Voilà. C'était bien comme ça. Maintenant, elle se sentait un peu plus chez elle.

Elle posa les écouteurs sur ses oreilles et mit une chanson au hasard.


Tu voudrais qu'elle t'aime,

T'as changé tes manière,

Tu prends des allures mondaines,

Tu racontes seulement

Tes voyages en première…


Chuuou sourit. Elle avait toujours aimé Cabrel. Elle s'étendit sur le lit et s'étira un coup.

La chambre était agréable. Elle pourrait se plaire ici.


T'expliques d'où viennent

Ces tapis sur le mur…

Et y a une heure où va retentir… le signal.


Oui, elle pourrait se plaire. Chuuou se retourna sur le ventre et posa sa tête entre ses bras.

La chambre avait été fraîchement aérée et embaumait la lavande. C'était gentil de leur part.

Une porte claque et des rires s'élevèrent du rez-de-chaussée.


Et y a une heure où va retentir… le signal,

Un moment où tu vas t'sentir…

Animal, animal, animal,

Animal, animal.

Celui qui attend sous le déluge

Qui couche contre la porte,

Celui qui crie, qui hurle

Jusqu'à ce que tu sortes,

Qui t'aimes dans la voiture

Qui coure quand tu appelles,

Qui pleure, qui pleure, qui pleure,

« Mon Dieu, que les femmes sont belles…

Oh mon Dieu mon Dieu mon Dieu…

Oh que les femmes sont… »


Depuis quelques semaines, elle choisissait une chanson au hasard et disait que ça déterminerait les évènements de la journée.

Alors, qu'est-ce qui lui arriverait aujourd'hui ?

On frappa à la porte de sa chambre.

Chuuou arrêta la musique. Majutsu entra dans la pièce.

"Alors ? Ta chambre te plaît ? "

Chuuou sourit.

"Oui, beaucoup !"

"Nous avons de la visite, tu veux venir ? demanda Majutsu"

"J'arrive !"

Majutsu sourit et referma la porte. Chuuou se leva, prit son appareil photo et descendit.


Kokaku était assis face à trois jeunes adultes : un aux cheveux et aux yeux bruns, un aux cheveux noirs et aux yeux gris. Chuuou observa un moment le troisième : il avait de longs cheveux blancs réunis en une tresse passée par-dessus son épaule droite, des yeux jaunes et, l'espace d'une seconde, Chuuou s'était demandé si c'était un homme ou une femme.

Kokaku se tourna vers Chuuou, lui sourit et lui tendit une tasse de thé.

"Viens t'asseoir."

Chuuou s'installa timidement à table, prit la tasse et tourna vers Majutsu un regard interrogateur.

"Chuuou, voici Shiguré, Hatori et Ayame Soma. Ils ont vingt-deux ans, comme nous, et ils étaient au lycée avec Kokaku, expliqua Majutsu. Chuuou vient de France et elle va rester chez nous un moment, dit-elle ensuite aux trois invités."

Chuuou salua les trois hommes qui lui rendirent son salut.

"Vous vous appelez tous les trois Soma ? s'étonna Chuuou. Mais vous n'êtes pas…"

"Nous sommes cousins, répondit Hatori."

"Oh… Encore une famille nombreuse, fit Chuuou"

"Exactement, approuva Shiguré. La famille Soma est « divisée » en deux « catégories » : ceux de l'intérieur et ceux de l'extérieur, soit environ cent cinquante personnes."

"Ça fait du monde, souffla Chuuou."

"N'est-ce pas ? Et puis il y a des Soma qui ne vivent pas au manoir… renchérit Ayame. Il paraît même qu'il y a un village qui s'est formé avec uniquement des Soma…"

"Ah bon ?"

"Ce n'est pas vrai, assura Hatori."

"Bien sûr que non, enchaîna Majutsu."

"Pourquoi pas ? demanda Chuuou. Il y a bien la même chose dans notre famille. Bien sûr, ça pose des problèmes quand deux personnes portent le même prénom…"

Il y eut un silence rapidement rompu par le rire d'Ayame. Il se pencha en avant pour continuer cette discussion avec Chuuou.

Kokaku leva les yeux au ciel. Qui aurait cru que ces deux-là s'entendraient à merveille ?

"Et… vous avez des cousins de mon âge ? Je pourrais les rencontrer ? s'enthousiasma Chuuou."

"Le petit frère d'Aya a ton âge, fit remarque Shiguré."

Ayame rougit légèrement, détourna les yeux et grommela quelque chose que Chuuou ne parvint pas à entendre.

"Chuuou, pense d'abord à rencontrer ta propre famille ! fit Majutsu en riant."

"Oui, c'est vrai, répondit l'adolescente. Il y a beaucoup de Magure ici ?"

"Cinq jeunes, plus toi, plus nous, répondit Kokaku."

"Je ne crois pas que Chuuou nous considère comme des « jeunes », Kokaku… souffla Majutsu."

Chuuou sourit et hocha la tête.

Cinq…

Ce serait bien qu'elle les rencontre tous avant de devoir repartir…


Les trois invités repartirent au soir.

Chuuou ne s'étonna même pas de voir Ayame enfiler un somptueux manteau de fourrure. Il prit son manteau par les deux extrémités du col pour le remonter sur ses épaules dans un geste qui parut incroyablement familier à Chuuou.

"Oh… Ayame-san ? On ne se serait pas déjà vu quelque part ?"

"Hmmm ? Non, je ne crois pas, répondit ce dernier. D'ailleurs… Il est vrai que j'ai la prestance et le maintien d'un roi, alors une rencontre avec moi est inoubliable ! HAHAHA !"

Chuuou sourit un peu tristement.

"Oui, sans doute, mais… De toute façon, j'aurais sûrement oublié…"

Tout le monde se tourna vers elle.

"Je n'ai aucune mémoire des visages, expliqua Chuuou. D'ailleurs…"

Elle brandit son appareil photo.

"Ça ne vous dérange pas… que je vous prenne en photo ? Sinondemain j'aurais déjà oublié à quoi vous ressemblez…"

Ayame éclata de rire et prit chacun de ses cousins par un bras.

"Souriez, messieurs ! Vous êtes filmés !"


Chuuou se tourna vers Kokaku, tout en sortant la pellicule de son appareil. Ses parents avaient eu l'unique gentillesse de lui faire faire des pellicules sur mesure : trois photos par pellicule, pour les visages de ses amis ou de ses proches.

"Kokaku… Tu pourrais… commença-t-elle."

"Te les faire développer ? acheva le voyageur. Pas de problème."

"N-non. Tu pourrais me laisser utiliser la salle de bain comme chambre noire ? Je développe toujours mes photos moi-même..."

Kokaku éclata de rire, à la grande surpris de Chuuou.

"Je ne m'y attendais pas ! expliqua-t-il. Pas de problème, vas-y !"

Chuuou hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain.

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, et il remontaient très loin, elle avait toujours eu une mémoire des visages nulle. Il lui avait fallu voir Sen'nyu tous les jours pendant sept ans pour réussir à peu près à se rappeler son visage sans photo.

En revanche, elle retenait très bien tout le reste.

C'est comme ça qu'elle pouvait être sûre de connaître le geste fait pas Ayame pour remonter son manteau. Elle l'avait déjà vu faire ce geste, ou elle avait vu quelqu'un d'autre faire le même.

Ça, elle n'aurait pas su le dire.


Restés seuls, Kokaku et Majutsu échangèrent un court regard.

"Elle n'a pas conscience de ses pouvoirs ? demanda Kokaku"

"Si, répondit Majutsu. Si elle n'en avait pas conscience, sa vie serait intenable. Simplement, elle n'a pas conscience de s'en servir tous les matins."

"Donc tu veux dire…"

"Qu'elle croit vraiment que c'est le hasard qui détermine la chanson qu'elle entend le matin."

Sen'nyu leur avait parlé de l'habitude de Chuuou.

"Ça m'inquiète, avoua Majutsu. Tant de pouvoir…"

"Ça inquiéterait n'importe qui, répondit Kokaku."

"Même toi ?"

"Même moi."


Chuuou sourit et remit son discman en route. Sa méthode avait des ratés. « Animal ».

Quel rapport avec la visite des Soma ?

Il faisait très froid dehors. Chuuou ne pouvait pas le savoir mais, pas si loin de là, Shiguré ramassait les vêtements d'Ayame pendant que Hatori soulevait un serpent aux écailles blanches et aux yeux jaunes.

A suivre

Kinou : hier

Seisui : eau pure

Kokaku : voyageur solitaire

Majutsu : magie

Chuuou : centre

Magure : chance

Ohayou : bonjour (le matin)