Chapitre 1.
Il tourna le bouton de la radio pour l'éteindre définitivement dans un geste agacé, renonçant à écouter le reste des informations tellement son attention était restée focalisée sur la nouvelle et l'énervement qu'elle provoquait chez lui.
Même lorsqu'il réussissait à prendre du recul et reprendre une vie à peu près normale, oubliant l'affaire, celle-ci se débrouillait pour s'imposer à nouveau à son esprit par un moyen détourné.
A croire qu'on le persécutait... !
Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Etait-il trop antipathique ? Avait-il blessé quelqu'un sans le vouloir ? Il s'était pourtant jusqu'à présent contenté de vivre une vie banale, sans autres éclats que ses résultats au go...
Ou était-il tellement sexy qu'on ne puisse que s'intéresser à sa vie privée ?
Cette pensée comique ne le fit ; pour le coup, même pas sourire. Il ôta ses lunettes pour éponger son front qui était couvert de sueur, signe que malgré la thérapie qu'il avait entreprise depuis trois mois, ces trois mots continuait à le hanter, provoquant chez lui une sorte de terreur irraisonnée à leur simple évocation.
Trois mots encore anodins il y a cinq mois de ça...
Il y a cinq mois... Jusqu'à ce qu'il reçoive ce mystérieux paquet dans sa boîte aux lettres. Le jour de ses trente-cinq ans.
Il avait pensé à un cadeau d'anniversaire de la part d'admirateurs, ou plutôt d'admiratrices car était jointe au colis une petite carte signée. Ou plus précisément pas vraiment... Juste cette mention : De la part d'amies qui vous veulent du bien....
Il s'était empressé de défaire le paquet, se retenant de crever unes à unes les petites bulles d'air de l'emballage matelassé, passe-temps un peu enfantin qui l'amusait cependant beaucoup, et avait été surpris de découvrir... un livre !
Et même pas un recueil de tsumego ! Un roman. Lui qui n'appréciait pas spécialement la lecture. Ses 'amies' le connaissaient visiblement mal...
Mais le titre écrit en rouge sur la couverture noire et blanche avait retenu son attention.
'Go and love'
Il était tout de même question de sa passion principale ! (Le go bien sûr !)
Il l'avait feuilleté rapidement, décidé à le remiser quelque part dans sa bibliothèque sans le lire mais il avait remarqué que ce n'était pas un banal roman.
Ni totalement un roman, ni non plus un manga, toutes les deux pages environ, se trouvaient des illustrations comme pour un livre d'enfants. Mais il ne fallait pas être bien perspicace pour deviner que ce recueil n'était pas destiné à un public mineur. L'essentiel du bouquin ressemblait vaguement au kama-sutra illustré.
Mais ce qui l'avait surtout frappé, c'était l'air étrangement familier qu'avait l'un des personnages, un grand homme blond à lunettes. Pourtant, ce n'était qu'un dessin ! Représentant un personnage de fiction, de surcroît. Mais il était resté figé devant cette illustration durant une bonne heure, s'interrogeant.
C'était comme s'il le connaissait très bien. Ou plus exactement... comme s'il se regardait lui-même dans un miroir. Ce personnage lui ressemblait !
Frénétiquement, comme pris d'une peur panique d'être dépossédé de lui-même, il avait entamé le premier chapitre, enchaîné avec le second et tard dans la nuit il avait terminé le livre avec une grosse migraine et l'impression d'être sonné, comme s'il se retrouvait sans rien.
Il était indéniable qu'on s'était inspiré de lui. Même pas seulement inspiré, c'est comme si on racontait sa vie, ou plutôt, si on la réinventait. L'homme blond dans le livre c'était lui. Enfin, pas vraiment lui. L'auteur avait pris soin d'utiliser un pseudonyme proche de son nom : Ogatou.
Mais du costume beige jusqu'à la marque de sa voiture en passant par les poissons tropicaux, tout y était !
Sa vie réinventée par un esprit pervers qui lui donnait des penchants et une existence qu'il n'avait pas... Comme un pantin, comme un zombi manipulé par l'auteur qui lui faisait faire des choses auxquelles il n'aurait jamais songées.
A lui, si sage et si peu porté sur la question sexuelle, on prêtait un goût immodéré pour les plaisirs charnels ; lui, si timide avec les femmes était décrit comme un séducteur sans état d'âme.
Mais le vrai drame était que justement, on ne lui avait pas imaginé une aventure avec des femmes mais avec un autre homme ! Un joueur comme lui nommé Isumimi dans le roman.
Il s'était précipité sur l'annuaire du go la dernière page finie et il ne fallait pas être Sherlock Holmes pour faire le rapprochement avec un certain Shinichiro Isumi, jeune joueur et nouveau professionnel. Il n'avait d'ailleurs pas été surpris outre mesure en constatant qu'il ressemblait exactement à la description qu'en faisait le livre... ...ce livre qui était consacré presque exclusivement au récit de leurs galipettes amoureuses.
Or, il ne l'avait jamais croisé ! Ou alors, il ne s'en souvenait pas...
Une grande colère s'était emparée de lui. C'était comme si quelqu'un avait usurpé son identité, avait volé ses sentiments, ses émotions, sa vie.
Il avait l'impression qu'on avait fait intrusion dans sa vie privée même si ce qui était dans ces pages n'était que pure fiction. Comment pouvait-on oser parler à sa place ? Tout était faux et archi-faux mais pourtant, même lui s'était mis à en douter par moment. Au sortir du bouquin, tout était tellement confus dans sa tête qu'il n'était même plus capable de faire la part entre la fiction et le réel.
La lecture et relecture de ce livre avaient failli lui coûter sa santé mentale !
Il avait pensé à déposer une plainte mais l'avocat qu'il avait consulté l'en avait dissuadé, mettant en avant la publicité gratuite que cela ferait au roman si un procès avait lieu. Sans compter que ceux qui n'auraient pas fait encore le rapprochement entre le personnage d'Ogatou et lui-même (et ils ne devaient pas être bien futés !), seraient ainsi mis au parfum.
Il y avait réfléchi longuement au cours des longues nuits d'insomnies qu'il avait alors connues et s'était résolu à oublier l'histoire, renonçant même à faire appel à un tueur à gage pour éliminer de la surface de la terre l'auteur malfaisant de ce torchon, celui-ci ayant de toute façon pris la précaution d'utiliser un pseudonyme.
Mais malheureusement pour lui, « Go and love » était rapidement devenu un succès de librairie, accumulant de façon incompréhensible les récompenses jusqu'à l'obtention ce matin de ce prestigieux prix littéraire, ce qui l'avait mis une fois de plus hors de lui.
Même ses collègues avaient fini par acheter ce best seller. Ce n'était pas tous les jours qu'on trouvait un livre qui traitait de go ! (Même si rappelons-le, ce n'était pas le sujet principal)
La période qui avait suivi la parution de « Go and love » avait été pour lui fort douloureuse. La pire période de sa vie, pour dire vrai.
Il avait fini par rester reclus chez lui, manquant à ses obligations de professionnel, ne supportant plus les regards des autres qu'il supposait moqueurs, croyant que les conversations tournaient toutes autour de son homosexualité supposée, ayant l'impression que tout le monde le reconnaissait et le regardait avec curiosité lorsqu'il sortait dans la rue. Il était devenu complètement paranoïaque et avait même racheté tout le stock de « Go and love » disponible chez les libraires des environs pour faire dans sa cheminée un bel autodafé (qui nécessita une intervention des pompiers dont un était très mignon, ce qui le traumatisa encore davantage). Après coup, il s'était maudit d'avoir contribué à la fortune de cet auteur qui jouait les mystérieux, n'ayant montré aucun visage, ne se présentant en personne à aucune émission, jouant par son absence avec les nerfs des critiques littéraires tous lancés à la recherche de ce nouveau génie de la plume et dessinateur de talent (Et là, on rit très fort !)
Il s'était mis à fuir même ses amis. En vérité, il avait tout de même continué dans un premier temps à fréquenter les Toya chez qui la modernité et la liberté sexuelle n'étaient pas encore entrées (même s'il soupçonnait Akira d'avoir lu le livre en cachette sur Internet, vu la façon dont il rougissait désormais en s'adressant à lui) mais cela l'avait davantage déprimé encore.
Seul Isumi, embarqué malgré lui dans la même galère, trouvait grâce à ses yeux. Il s'était dit qu'il devait être le seul à pouvoir comprendre ce qu'il vivait. Il ne le connaissait pas jusqu'alors mais il avait hésité à l'appeler, ayant l'impression que leur histoire d'amour fictive les avait rapprochés.
Après la publication du livre, il l'avait en effet croisé quelques fois et lui avait prêté plus d'attention. Il avait remarqué que le jeune garçon était lui aussi extrêmement gêné de se retrouver face à lui. Il devait avoir lu le bouquin...
Il avait donc évité tout contact avec lui de peur d'alimenter les ragots.
Se sentant de plus en plus mal comme le succès du livre allait croissant et était même ajouté au programme de littérature de terminale, il avait décidé de s'isoler quelques temps, de partir pour un long voyage afin de faire le point.
Mais même au fin fond du Larzac où il s'était réfugié pour retrouver les valeurs fondamentales de la vie et élever des brebis, « Go and love » l'avait rattrapé.
Un jour, après plusieurs semaines d'un silence total qui lui avait permis de se ressourcer et même de retrouver l'envie de renouer des relations humaines (n'ayant pas réussi à apprendre à ses chèvres à jouer au go), il avait vu avec surprise s'installer progressivement des campeurs tout autour de sa bergerie. Il n'y avait pas prêté tant que cela d'attention au cours de la journée, occupé qu'il était à imaginer une nouvelle tactique au go mais lorsque la nuit était tombée sur le décor quasi-lunaire qui l'entourait, une musique assourdissante était montée du champ voisin et intrigué, il était sorti pour se trouver au beau milieu du plus grand concert auquel il ait jamais assisté.
Des volutes odorantes de fumée de cigarettes d'un autre genre que celles qu'il achetait habituellement par le passé (jusqu'à ce que Kuwabara décède d'un cancer dans d'affreuses souffrances et qu'il se fasse lui-même faire une radio des poumons et se dise que la frime et le style ne valaient pas le coup de réduire significativement son espérance de vie) planaient sur la campagne désertique et des silhouettes dégingandées s'agitaient frénétiquement sur une musique électronique.
Mais quelque chose lui avait soudain sauté aux yeux lui portant le coup de grâce : le dessin des T-Shirts blancs et noirs portés par beaucoup de raveurs, fournis par une marque connue d'alcool aromatisé au citron. La réplique exacte d'une des illustrations du livre qui avait bouleversé sa vie ! La représentation de sa personne faisant plus ample connaissance avec le postérieur d''Isumimi' devant un aquarium où nageaient des poissons colorés d'une espèce qu'il n'avait réussi à identifier malgré son savoir en la matière.
Cette vision cauchemardesque lui causa des sueurs froides, son cœur se mit à battre jusque dans ses temps, ses jambes mollirent et il se sentit défaillir. Heureusement pour lui, des fêtards sympathiques, croyant qu'il était victime d'une overdose, le transportèrent jusqu'au stand des secouristes où il retrouva le pompier qui était déjà intervenu chez lui et qui faisait justement un stage en France. C'en fut trop pour lui et il s'évanouit.
Il pleura toute la nuit, n'arrivant à trouver le sommeil, rageant sur le fait que ses 'amies' se fassent encore de l'argent sur son dos grâce aux produits dérivés.
Il replia ses bagages et dès le lendemain, prit l'avion pour regagner le Japon. Il téléphona ensuite à un psychiatre pour le supplier de le prendre de toute urgence (c'est à dire deux mois après) tellement il se sentait perdu.
Après des heures d'analyse et une médication lourde, il parvint à refaire surface et à reprendre une vie à peu près identique à celle qu'il menait auparavant à ça près que des pensées pour les moins tordues lui venaient à l'esprit. Il les attribua dans un premier temps aux effets secondaires des pilules qu'il prenait mais cela se prolongea.
Ce maudit livre ne lui sortait pas de l'esprit.
Etait-ce son isolement de plusieurs semaines ? Ou le contrecoup de la lecture du premier récit érotique de sa vie qui le faisait cogiter ?
Toujours est-il qu'il s'était mis à penser de plus en plus fréquemment au sexe, troublé par le plaisir intense qu'il prenait selon l'ouvrage diabolique avec Isumimi alors que les expériences qu'il avait eues jusqu'alors étaient loin d'avoir été si concluantes.
Et il s'était surpris à observer en cachette son amant de fiction, ayant envie de tester par lui-même la fermeté de son petit derrière dès que celui-ci lui tournait le dos ou la douceur de ses cheveux « sombres et soyeux » toujours selon le livre.
Perturbé par ces pensées étranges, lui qui n'avait auparavant jamais eu d'attirance homosexuelle, se mit à beaucoup réfléchir sur lui-même.
Ses longues introspections et sa thérapie lui furent bénéfiques. Il retourna à ses matchs, se mit à les gagner et reprit contact avec ses anciens amis (c'est à dire Ashiwara.), le rassurant sur son état.
Il s'était fixé un programme serré, alternant les sessions d'études, les sorties et les séances chez l'opticien (le livre ayant eu cela de bon de le convaincre de soigner un peu plus son look mais Ogata ayant du mal à se décider pour un nouveau modèle de montures) pour ne plus avoir une minute à passer à ressasser cette aventure sur laquelle il avait décidé de tirer définitivement un trait.
Et d'ailleurs, fort du succès de la semaine précédente où il s'était montré en meilleure forme, d'humeur plus stable et avec de nouvelles lunettes qui avaient fait l'unanimité auprès de ses amis (c'est à dire : Ashiwara), il s'était promis de passer à l'étape suivante de sa réinsertion dans la vie normale et de se rendre à cette réception organisée dans un hôtel chic de la banlieue de Tokyo.
Un généreux mécène, sponsor d'un tout nouveau tournoi richement doté avait invité toutes les pointures du monde du go à une soirée mondaine.
Les choses avaient été bien faites et des chambres avaient même été réservées pour tous les convives afin de leur permettre de se reposer et de ne pas prendre la route à la fin de la soirée qui prévoyait d'être arrosée.
Et c'était l'occasion pour lui de montrer aux autres que « Go and love » n'était plus qu'un fâcheux épisode du passé !
