Chapitre I : Flash-back
Carmen déposa le dernier carton. Elle massa son dos douloureux puis entreprit de vider les cartons portant l'inscription «Divers» qui étaient éparpillés un peu partout dans la pièce, afin de faire le tri entre ce qu'il fallait jeter et ranger.
Elle ouvrit au hasard l'un deux. Il était rempli à ras bord de paperasses que Carmen identifia comme étant ses contrôles de collège, lycée et université. Elle rangea soigneusement ses diplômes dans une pochette et fourra toutes les évaluations dans un grand sac poubelle.
Le deuxième carton contenait des livres qu'elle avait étudiés en cours de français au cours de sa scolarité. Elle garda les rares d'entre eux qui avaient survécu à son remarquable soin d'autrefois, et les autres rejoignirent les contrôles.
Elle s'attaqua ensuite à une vieille malle, qu'elle n'avait pas ouverte depuis très longtemps, et où se trouvaient d'anciens vêtements, aujourd'hui trop petits, qu'elle avait gardés. Elle les déplia un à un pour voir si sa fille voudrait bien les porter un jour. La majorité n'était plus du tout à la mode mais il en restait quelques uns qu'Eleonor jugerait sûrement «potables mais seulement pour le week-end». Au fond du vieux coffre, Carmen découvrit…un jean. Mais pas n'importe lequel. Le jean magique!
Le jean qu'elles avaient porté, elle et ses trois meilleures amies d'enfance pendant trois étés consécutifs. Le jean qui leur avait fait vivre mille et une aventures. Celui qui avait voyagé des Etats-Unis en Grèce et qui leur avait fait découvrir des choses insoupçonnées, que se soit sur elles ou sur les autres. De plus, le pantalon leur allait à toutes les quatre, malgré leur tailles et mensurations différentes. Il n'avait pas changé: les inscriptions que les unes et les autres avaient écrit sur le tissu ne s'étaient pas effacées. Carmen reconnut les écritures de Tibby, Bridget et Lena, et se replongea dans ses souvenirs.
Elle se rappela de ce jour où, dans un bazar, accompagnée de Lena, elle avait trouvé ce jean et l'avait acheté pour trois fois rien. Puis de la soirée pyjama, où, avant qu'elle jette le pantalon, Tibby lui demanda si elle pouvait l'essayer. Elles l'avaient enfilé, chacune leur tour: Tibby, la petite menue, Lena, la moyenne, Bridget, la grande, et enfin Carmen, elle qui avait les plus grosses fesses. Comme par magie, le jean leur allait à chacune aussi bien…Depuis ce jour, elles avaient célébré, en chaque début d'été, la cérémonie du jean magique : elles se réunissaient secrètement dans l'ancien club de gym auquel étaient inscrites leurs mères lorsqu'elles étaient enceintes. Là, les filles mettaient de la musique, sortaient des bonbons et biscuits apéritifs et ressortaient le Jean, symbole de leur amitié, qui avait été enfermé toute l'année dans le placard de Carmen. Ensuite, elles partaient, chacune de leur côté, et s'envoyaient le jean pendant leurs vacances.
Assise au milieu du grenier encore vide de tout meuble, elle se replongea dans ses souvenirs.
«La première année, se souvint Carmen, Lena était allée en Grèce, chez ses grands parents paternels, et y avait rencontré Kostos, son premier véritable amour.
Tibby était restée à Washington et était devenue amie avec Bailey, une fille de dix ans qui mourut quelques semaines plus tard d'un cancer et grâce à qui elle avait appris énormément de choses, comme par exemple se méfier des apparences.
Bridget était allée à un stage de foot, où elle avait rencontré Eric, un moniteur, dont elle s'était entichée et avec qui elle avait fait pour la première fois, désobéissant à une règle fondamentale: les moniteurs et stagiaires doivent avoir un rapport strictement amical.
Et moi, j'étais allée chez mon père, qui m'avait réservé une surprise que j'avais trouvée assez déplaisante: il allait se remarier avec une femme trop chic à mon goût qui avait déjà deux enfants d'à peu près mon âge, Paul et Krista.
L'été suivant, Bridget, dont la mère était morte alors qu'elle était petite, avait décidé de redécouvrir son passé en rendant visite à sa grand-mère sous un faux nom. Elle qui avait été très secouée après son histoire avec Eric, était revenue normale et en harmonie.
Tibby, elle, était allée faire un stage de cinéma en Alabama et avait, pour la première fois après la mort de son amie, repensé à ce passé douloureux.
Lena était restée ici et avait dû surmonter avec courage la mort de son Bapi grec, décédé à cause d'une crise cardiaque, et la venue de Kostosavec qui elle eût une nouvelle, mais courte relation: le jeune homme ayant mis une autre femme enceinte après que Lena eût rompu, dû retourner dans son pays pour aider la mère de son enfant.
Moi, j'avais été particulièrement désagréable avec ma mère pendant ces vacances là ! Et Krista, qui avait fugué de chez elle, était venue chez nous. Grosse crise de famille !
Les vacances d'après, Bridget était retourné dans le même camp de foot, en tant que monitrice cette fois-ci, et avait retrouvé Eric. Comme on pouvait s'y attendre, ils étaient re-sortis ensemble, mais leur relation était moins passionnelle.
Lena, elle, s'était rebellée contre son père qui ne voulait pas qu'elle fasse des études d'art. Elle s'était affirmée.
Tibby, dont la sœur avait frôlé la mort, se entait coupable et était persuadée que cet accident était de sa faute. Ca l'a perturbée pendant tout l'été.
Quant à moi, je dirais que c'était le plus bel été des trois. Après avoir découvert que ma mère était enceinte, j'ai rencontré un garçon formidable, Win, qui m'a aidé, involontairement, à surmonter ma crise d'ado et ma méchanceté envers ma mère…et que j'ai épousétrois ans plus tard.
Et, lors quatrième été, nous nous sommes retrouvées, les filles et moi, après un an dans des universités différentes. Hélas, ça a été le désastre: nous nous sommes disputées, à cause du jean. Ca a marqué la fin de notre si belle amitié…Oui. Ca a commencé ce fameux soir de notre réunion annuelle au club de gym Gilda. Après l'habituel pacte du jean, nous sommes allées chez moi pour une soirée pyjama qui s'annonçait plutôt bien. Mais au moment de décider qui aurait le privilège d'avoir le jean la première semaine, on a commencé à parler toutes en même temps:
L'opération de mon père a lieu après demain. Et si je n'ai pas le jean, elle va foirer. Je vous rappelle qu'il n'y a que quatre-vingt pour cent de chances que la greffe marche, avait dit Tibby, dont le père devait subir une greffe du foie.
Et moi alors ! s'était exclamée Lena. Vendredi aussi j'ai quelque chose d'important: je passe LE concours de ma vie. Il faut absolument que je le réussisse très bien pour avoir une bourse et entrer dans cette grande Ecole Supérieure d'Arts, sinon je devrai dire adieu à mes études de dessin parce que mon père refuse de payer la totalité de l'inscription. Il me faut donc le jean pour y arriver.
Je crois que je suis quand même la prioritaire pour avoir le jean, avait protesté Bridget. Je pars chez Eric demain. Sa mère est la seule personne susceptible de m'aider pour ma grossesse et il faut absolument que je l'en convainque. Sans le jean, elle risque de me balancer des couches culottes à la figure !
Les filles, vu que vous avez toutes quelque chose d'important vendredi, je pense qu'il faudrait mieux tirer au sort, avais-je proposée.
Ensuite, elles ont balayé mon idée d'un revers de bras et ont commencé à élever la voix. Une dispute a alors éclatée et nous avons éteint la lumière et nous sommes couchées sans un mot. Le lendemain, pareil: elles sont toutes parties, avant le petit déjeuner, sans un regard les unes pour les autres. Je me souviens avoir pleuré pendant une demi-heure ce jour-là. Et le jean est resté dans mon placard, le premier été depuis quatre ans.
Le vendredi, comme pour donner raison au jean, tout ne s'était pas très bien passé. La greffe du père de Tibby avait marché, mais il avait l'interdiction totale de manger des produits laitiers ou des aliments contenant du lait, car cela pouvait entraîner sa mort. Lena avait réussi son concours mais n'avait pas obtenu de bourse : elle passa donc tout l'été à travailler très dur pour gagner de l'argent. La mère d'Eric, qui était fâchée avec son fils, avait refusé de l'aider; ils ne savaient donc pas très bien ce que le bébé allait devenir.
Nous étions toujours en colère les unes avec les autres, et le fait que nous soyons dans des universités différentes n'a pas arrangé les choses. Peu à peu, nus nous sommes éloignées jusqu'à ne plus du tout avoir de nouvelles de chacune…
C'est drôle, je me souviens encore parfaitement de tout !»
Quand elle revint à la réalité, Carmen fit la grimace: il restait encore seize cartons à trier, sans compter ceux qui devaient être rangés mais qui se trouvaient encore dans le camion de déménagement. Après un bref coup d'œil à sa montre, elle se rendit compte qu'elle avait passé une demi-heure à ressasser ses souvenirs à la simple vue du jean, et qu'il était l'heure de manger.
Carmen descendit lentement les marches de l'escalier, traversa le salon, puis la véranda, et arriva dans le jardin. Là, elle eu l'agréable surprise de voir Win et les enfants assis sur une grande nappe étalée à même le sol, avec une grande salade composée et des sandwiches. Elle sourit:
«Oh merci chéri ! Comme ça je n'aurai pas besoin de faire la cuisine !
- De rien. Les meubles arrivent par le paquebot à sept heures. S'il n'y a pas de retard.»
Carmen soupira : les déménagements d'un pays à un autre n'étaient jamais faciles. Surtout lorsque les deux pays sont séparés par la mer…
L'après midi, comme ils ne pouvaient pas encore ranger les quelques affaires et cartons qu'ils avaient emmené par l'avion, Carmen décida de faire un saut à Paris tous ensemble. Ils prirent donc le train jusqu'à la capitale, puis le métro.
Les enfants étaient émerveillés : Paris était tellement différent de la petite ville du Québec où ils habitaient avant ! Ils montèrent d'abord sur la Tour Eiffel, puis contemplèrent les somptueux vitraux de Notre-dame. Lorsqu'ils arrivèrent sur les Champs-Elysées, Eleonor poussa un cri. «Wahou ! Maman regarde moi toutes ces boutiques ! Des bijouteries, parfumeries, magasins de vêtements, il y en a partout ! On peut aller en voir quelques unes, s'il te plaît ? supplia-t-elle.
Carmen, qui n'avait pas prononcé un mot durant tout le voyage répondit qu'elle était trop fatiguée pour faire du shopping et que, de toute façon, elle ne pensait pas vraiment que cette «activité» ne plaise aux garçons.
«Oh, tu sais, commença Win, je peux emmener les garçons faire du bateau-mouche. Et toi, tu peux t'asseoir quelque part, dans un magasin ou venir avec nous. Eleonor est assez grande pour faire les boutiques seule !
- OK, OK, rendez-vous ici à quatre heures.
- Allez y les garçons, je vous rattrape.»
Alors qu'Eleonor se dirigeait vers Sephora et que Léo et Ben marchaient en direction de la bouche de métro la plus proche, Win prit Carmen à part et lui chuchota : «Ma chérie, qu'est ce que tu as ? Tu n'as pas parlé depuis qu'on est partis ce midi ! Y a un problème?
- Oh, non. C'est juste que j'ai un peu le mal du pays, mentit-elle. Je repense à tout ce qu'on a laissé derrière nous, au Québec.»
En réalité, le retour du jean lui trottait toujours dans la tête…
