Un Voile entre les Mondes
Première partie : La nuit et la peur
2 – En attendant la nuit
Samhain. Nuit où le monde des vivants croise le monde des morts. Nuit où la frontière est à peine plus fine qu'un voile qui peut être déchiré à tout instant. Nuit où tout aurait pu basculer. J'appréhendais chaque année cette nuit, sensible aux présences autour de nous. Mais rien ne s'était produit jusqu'à présent. Ma grand-mère y avait toujours veillé, nous forçant à tous nous rassembler cette nuit-là sous son toit.
Cette année encore, rien de grave ne se produisit, et la vie avait repris son cours. Voulant profiter des vacances, à cause de la naissance d'Alice, huitième de ses petits-enfants, cinquième petite fille, ma grand-mère avait insisté pour que nous passions un Week-end tous ensembles dans la grande maison familiale perdue au milieu des îles Anglo-Normandes. Un Treize Novembre…
Certains d'entre nous avaient déjà franchi le passage menant au Refuge dans la journée. J'étais venue tôt pour aider ma grand-mère à remettre la maison en état. On ne dirait pas comme ça, mais les armures ne remplaceront jamais les elfes de maison. Trop balourdes et peu agiles de leurs doigts. Du coup, c'était toujours la surprise en arrivant : quel vase aurait disparu, quelle porte serait fendue, quel parquet rayé. Mamie prenait les choses avec philosophie et soutenait que de toute façon, nous étions bien capables de réparer tout ça en un tour de baguette et qu'il fallait bien que l'argent serve à quelque chose ! Papi râlait, une dispute éclatait, mais rien ne changeait. C'était comme ça entre eux.
Une seconde vague arriva en fin d'après-midi : ma filleule de 10 ans, Adeline, Antonin, 11 ans, un de nos cousins germains et mon petit frère Erwan. Je l'appelle petit, parce qu'il a 5 ans de moins que moi, mais en taille, c'est une tout autre histoire. Mamie me fit signe que je pouvais aller les accueillir. J'avais beau avoir 21 ans, je redevenais une enfant quand tous les cousins étaient réunis.
Je laissais donc ma grand-mère dans le jardin, à cueillir les herbes pour le gigot du soir. Je me précipitais par la porte-fenêtre de la salle de séjour vers la porte principale. Papi était assis sur son fauteuil de cuir. Je lançai un regard de côté à sa vieille télévision. Celle-ci était connectée à la cheminée. Une de mes idées, mise en pratique par Papa et ma sœur cadette Laurane (19 ans), les yeux de mon grand-père ne supportant plus les variations de luminosité des canaux ChemiTV. Bien sûr, la réception n'était pas toujours idéale, mais c'était déjà mieux.
Comme à son habitude, Papi était branché sur la chaîne parlementaire internationale, de vieux sorciers en robes sombres s'insultant à coup de chapeaux pointus et de citations latines. Ce que je pouvais détester cette langue, dommage que la magie n'ait pas choisi le grec, où j'excellais au lycée, comme langue officielle. Je m'approchai avec un sourire. Sa plume-à-papote prenait des notes qu'il lirait quand il se réveillerait en sursaut. Une étincelle dans la cheminée perturba alors la réception du canal, le faisant justement sursauter.
« Monsieur ? » Demanda la tête qui apparut au milieu des flammes.
Papi se tourna vers moi.
« Mathilde, tu veux bien aller accueillir tes cousins ? »
J'acquiesçai tout en lançant un regard curieux vers la cheminée. Sans doute encore un officiel du ministère. Je suppose que Papi a occupé dans sa jeunesse un poste à haute responsabilité pour qu'on continue de le contacter même au Refuge. Nous ne sommes pas vraiment au courant, on ne nous dit pas…
Je n'eu même pas le temps de descendre une flopée de marches vers la mer, que déjà Adeline me sautait dans les bras. Elle était contente de me revoir, car elle savait que j'avais toujours une boîte de bonbon pour ma filleule. Et comme elle allait commencer son apprentissage l'été prochain, ce sont souvent des dragées de la miss Crochue et autres confiseries sorcières que je lui offrais. Antonin est plus mesuré mais tout aussi content, car c'est un gourmand de nature. Erwan râlait d'avoir fait le voyage avec les sales pestes et qu'il aurait préféré utiliser la poudre de cheminette. Je le laissais parler, de toute façon il aurait râlé quel que soit le moyen de transport. La crise de l'adolescence.
Mamie apparut avec un plateau de cookies, tous chauds sortis du four, coupant ainsi le monologue bien huilé de mon frère. Ce n'est pas pour rien qu'elle a eu quatre enfants. Elle sait nous prendre comme nous sommes, avec nos qualités et nos défauts. Elle se fiche de tout ça, nous gronder n'a jamais été son but. Ce qu'elle voulait, c'était que nous soyons bien ensembles et en famille. Rien n'était plus important à ses yeux. Notre éducation, c'était l'affaire de nos parents, pas la sienne. Et c'est pour ça que nous l'aimions tous. Et plus encore moi, mon frère et ma sœur, n'étant jamais à la hauteur de notre père pour notre autre grand-mère.
Nous sortîmes regarder le coucher de soleil sur la mer, laissant le temps au goûter de descendre dans nos estomacs bien remplis. Puis Mamie nous appela à l'intérieur, nous demandant de préparer la table pendant qu'elle allait chercher les filles sur le continent. Je dus calmer Adeline qui sautait dans tous les sens, impatiente de me montrer sa nouvelle petite sœur Alice, née la semaine précédente. Je me mordis la joue, si Adeline était aussi excitée, qu'allait-il en être d'Anaïs de 4 ans sa cadette. Heureusement que Flo, leur mère serait là, avec Laurane.
Mettre la table fut une affaire vite expédiée. Je fus surprise de ne pas entendre Papi crier de faire attention avec tous les bruits de vaisselle qui résonnèrent entre la salle à manger et la cuisine. Sans doute était-il encore en ligne avec le ministère. Refusant de les laisser brancher les consoles de jeu vidéo avant le dîner, nous organisions avec mon frère des courses chronométrées autour du cloître. Adeline et Antonin étaient plus qu'impatients de nous montrer leur progrès. Nous leur avions promis que s'ils passaient en dessous de la barre des 2 minutes, nous leur ferions faire un tour sur nos balais.
Ils étaient tellement concentrés, la tête baissée sur leurs pieds comme s'ils espéraient ainsi courir plus vite. Je ne faisais pas attention, ils étaient trop jeunes, leurs jambes trop courtes. La limite a été fixée pour qu'ils ne puissent pas la dépasser avant d'avoir quatorze ans. Mon regard glissa vers le ciel et les étoiles scintillantes, une belle nuit loin des pollutions lumineuses des villes.
Bam !
Je sortis de ma rêverie pour voir Adeline tomber sur ses fesses et une armure fauchée, s'éparpiller sur le cloître. Ça va barder si Mamie voit ça, le coup de l'armure éparpillée, nous ne sommes pas encore arrivés à le faire passer sur le dos des autres armures.
« Antonin, tu peux aller me chercher ma baguette ? je l'ai laissé sur le bureau de la salle de musique. »
« Et tu peux pas lancer un sortilège d'attraction ? » grogna Erwan.
« J'aurais pu si un petit malin n'avait pas pillé les réserves de bonbons cet été. Il n'y aurait pas eu de champ d'interdiction, » répondis-je en roulant des yeux.
Antonin éclata de rire à ma répartie et courut vers l'escalier. Erwan grogna pour cacher le rose qui colorait ses joues et se baissa pour aider Adeline à se relever. Je traversai la pelouse et trébuchai sur le pavé au pied de la fontaine centrale. Je sentis un courant d'air me passer au-dessus de la tête.
Là, planté dans l'herbe, se trouvait une hache de guerre.
Je levai vivement la tête et plaçai la fontaine entre moi et la source de l'attaque, pour entendre Adeline crier et le bruit crissant du métal contre le métal. Les armures nous attaquaient !
Merci à Ambre, Titou Moony, omedo sefihi, Izabel, BastetAmidala, Miya Morana, Alana Chantelune, Lufinette, Lessa, Joie, Lohra, Shiri, Baudruche
Angharrad
Première publication le 30 Novembre 2003
Mise à jour le 13 juillet 2010
