Un Voile entre les mondes
Seconde partie : Feel

4 – Chez Nazard !


Pourquoi fallait-il toujours que l'on me donne du travail à la dernière minute ? J'avais passé tout mon lundi matin à essayer de m'occuper, reprenant une fois de plus ma recherche bibliographique, travaillant sur ce foutu rapport de synthèse. Je ne pouvais pas faire grand chose d'autre, n'ayant pas encore reçu le papier officiel me permettant d'utiliser les machines de test mécaniques du centre.

Que celui qui un jour a dit que l'administration française paralysait notre pays, se lève et vienne voir ce que fait l'administration allemande ! Ils nous mettaient en hibernation ! Un mois que j'étais là, et je passais mon temps sur le net et dans les bouquins, espérant trouver quelque part les rapports de mes prédécesseurs, et quelque chose à faire pour occuper mon temps.

Et voilà que tout à coup, le fameux papier arrive à 11h45, et c'est la panique dans le département ! Pourquoi ? Parce qu'il fallait que je rattrape le temps perdu, les personnes qui m'avaient envoyée en mission ayant décidé de nous rendre visite avant la fin de la semaine, voyant le manque d'avancement de mon travail... Heureusement, Antonio était dans un cas similaire au mien. Lui attendait que les soudures soient faites par le robot, alors que moi j'attendais le droit de les exploiter. Il se porta volontaire pour m'assister dans le travail d'un intérêt extrême qu'était la coupe d'échantillons ! Je vous jure que si on m'avait dit que je partais en Allemagne pour faire ça…

Nous râlions l'un et l'autre, dans nos langues respectives, après le manque d'organisation ou le trop plein d'organisation du centre, quand un message de service retentit. Antonio leva la tête, me laissant termine la dernière coupe.

« Hech Merde... Tou a vou l'heure ? me demanda-t-il en français mais avec son terrible accent espagnol.

- Oh non ! J'avais donné rendez-vous à quelqu'un devant le bureau y'a un quart d'heure ! m'exclamai-je en relevant la tête.

- Tu manges pas au Nazard avec nous ? me demanda, surpris, le basque.

- Euh, si bien sûr, je devais te prévenir en arrivant, mais t'étais en réunion avec Rudy. Et après ce satané truc nous est tombé dessus... » commençai-je à bafouiller, mes joues rougissant d'avoir oublié.

Il éclata de rire.

« Y'a de la plache dans la vouature. C'est quelqu'un que je connais ? m'interrogea-t-il en coupant l'arrivée d'eau du disque de coupe, et éteignant la lumière du labo.

- Je crois pas, » répondis-je en fermant la porte à clé et la glissant dans ma poche.

Il hocha la tête, de toute façon, le labo nous était réservé vu la priorité du boulot.

« Il travaille au département de Chimie…

- Tiens ch'est bizarre, Ruben ne devait pas venir aujourd'hui, » fit remarquer Antonio alors que nous sortions du hangar et nous dirigions vers l'entrée du bâtiment.

Je souris en pensant au fait que Ruben, un autre espagnol, était du même genre que Fred. Grand, roux, plein de taches de rousseurs. Seule différence ? Fred avait les cheveux plus rouges et les yeux bleus les plus tristes que j'ai vu, et cela veut dire beaucoup...

Mais comme pour me tromper, le jeune appuyé au rocher, le regard dans le vague, sembla sentir mon approche. Il se redressa, et l'expression de tristesse que j'avais vu flotter sur son visage disparut alors que je rencontrais ses yeux.

« Hé c'est pas très gentil de me faire attendre comme ça pour arriver avec un autre garçon ! s'exclama-t-il d'un français plus assuré que celui de la veille.

- Les filles, touté les mêmes ! Faire travailler un gars n'est pas souffisant, encore faut-il qu'elle fasse de lui son chauffeur pour son rendez-vous avec un autre ! déclama Antonio, un sourire malin jouant sur ses lèvres.

- Mais vous avez fini de vous moquer de moi ? Dois-je me faire tatouer sur le front que je ne cherche pas l'âme sœur ? ! » criai-je en serrant les poings, espérant que je n'avais pas trop rougi.

Antonio s'amusait à me taquiner depuis que je leur avais dit, à ces jeunes gens pour qui venir ici en Allemagne leur posait énormément de problèmes vis-à-vis de leurs tendres amies, que j'avais eu bien assez d'ennuis pour ne pas courir après l'amour. Mais le crier comme je venais de le faire, devant Fred que je connaissais à peine... Par les puissances, j'aurais voulu m'enterrer dans un petit trou.

Je levai les yeux alors que Fred s'arrêtait devant moi et déposait deux baisers sonores sur mes joues.

« Hé ! m'insurgeai-je en rougissant un peu plus.

- Ben c'est pas comme ça qu'on se dit bonjour en France ? » demanda-t-il avec ce petit air innocent que j'avais vu hier chez George.

C'est qu'en plus il me faisait marcher, et comme d'habitude, je courrais.

« Mais je te rappelle que nous sommes en Allemagne ! claquai-je, ralentissant mon débit lorsque je vis qu'il fronçait les sourcils. Essaye donc de taper la bise à une allemande, tu risques de te faire recevoir ! terminai-je avec un sourire amusé vers Antonio.

- T'as vraiment besouin de parler de ça ? » marmonna-t-il en levant les yeux au ciel.

Je souris un peu plus, reprenant pied dans notre joute verbale. J'allais ajouter quelque chose quand Fred me devança.

« Je suppose que tu dois être Antonio, le Basque. Je suis Frederick de Grande Bretagne.

- Bien, maintenant que les présentations sont faites, et si on allait manger ? Pas que ça ne me plaise pas, cette petite discussion, mais pour une fois que j'ai du boulot, je ne veux pas être prise en défaut, déclarai-je en marchant vers la voiture.

- Elle vient de recevoir son autorisation de toucher aux machines ? demanda Fred en se tournant vers Antonio.

- Ouaip. Mais elle se calmera rapidement ! Ca te va un Kebab ?

- Pas que je sache ce que c'est, mais je mange de tout sauf des saucisses ! répondit-il avec enthousiasme.

- Overdose ? demandai-je en le laissant s'asseoir à l'arrière.

- On peut dire ça comme ça, grogna-t-il alors que je laissais le siège retomber. »

Antonio et moi éclatâmes de rire. Décidément, encore un que nous allions fidéliser au restaurant Nazard.

Fred sembla ne pas trop apprécier le voyage en voiture. Il est vrai qu'Antonio, comme tous les garçons avec qui je traînais au GKSS, avait une conduite pour le moins sportive. Sans doute le sang latin. Toujours est-il qu'il ne parla pas trop pendant le trajet, qui heureusement fut court.

Nous trouvâmes une place, sans problème, et pûmes rejoindre les autres qui avaient déjà commandé. Ils s'étaient installés à une table trop petite, du coup, nous dûmes nous déplacer. Le patron nous lança un regard par-dessus son comptoir. Ça devait le faire marrer, une fille seule avec 6 garçons... Antonio me laissa le plaisir de faire sa commande, étant de notoriété que je parlais le mieux allemand après Fabio. Il se chargea d'expliquer notre retard et d'introduire Fred.

Je regardais sur la carte que je finis par connaître par cœur, essayant de trouver un plat un peu plus équilibré que d'habitude. Fred se pencha par-dessus mon épaule, me faisant sursauter.

« Je t'ai fait peur ? » demanda-t-il dans sa langue maternelle.

Il recula, un sourire malin jouant sur ses lèvres.

« Mais voyons, c'est tout à fait normal de sursauter en plein milieu du restaurant quand quelqu'un apparaît comme part magie au-dessus de votre épaule. »

Je ne remarquais pas qu'il serrait la mâchoire à l'évocation du mot magie.

« Je fais ça tous les jours d'ailleurs : Mathilde, animatrice de restaurant ! » déclamai-je.

Je ne savais pas ce qui m'avait pris, de parler si fort, l'affichant en même temps que moi. Je levai les yeux vers lui, mais il semblait plus amusé qu'autre chose.

« Alors, qu'est-ce que tu prends ? » continua-t-il comme si de rien n'était.

Je plissais le front, retournant mon attention vers la carte.

« Hum... commençai-je en passant d'une page à l'autre. Tu veux que je traduise ? demandai-je remarquant son expression soucieuse.

- En fait j'allais faire le parfait touriste, montrant au type les ingrédients que je voulais dans mon... Comment t'appelles ça ?

- Un Kebab...

- Enfin bref, mais puisque tu me proposes de traduire...

- Je n'ai jamais dit que j'allais traduire ? J'ai juste demandé si TU voulais que je traduise, le corrigeai-je avec un sourire taquin.

- Et la réponse de George serait : Femme, traduis-moi ce menu que je puisse remplir ma panse !

- Et la réponse de Mathilde serait : Homme, retourne donc à ton boulot gagner l'argent du ménage pendant que je vide ton compte en banque ! »

Il me regarda médusé.

« Maintenant, c'est la réponse de Fred que je voudrais. »

Il continua à me dévisager, silencieux, puis éclata de rire, se passant la main dans ses cheveux auburn, trop longs à mon goût. Je ne sais pas pourquoi, mais son rire devait être contagieux, car je dus me retenir pour ne pas l'accompagner. Comment vous expliquer ce que je ressentais ? Comme si tout à coup, je me retrouvais avec mes frangins à me chamailler. Comme j'avais pu faire marcher Erwan de cette façon, lors de notre dernier voyage en Allemagne. Le serveur s'approcha de moi, prenant son calepin de commande.

« Nouveau dans l'équipe ? demanda-t-il de son allemand tinté d'un fort accent turc, satisfaisant sa curiosité l'air de ne pas y toucher.

- Pas vraiment, disons qu'on vient juste de l'intégrer au groupe des expatriés, expliquai-je en allemand. Comment va votre fille ?

- Bien merci, répondit-il sans se détacher de son calepin.

- Je voudrais un classique, sans oignons. Un Lamakun spécial, toujours sans oignons, et surtout sans tomate, énumérais-je tout en faisant signe à Antonio que c'était bon.

- Et je voudrais mais double portion classique de sans oignon viande, » déclara Fred, articulant avec attention chaque mot.

Je fus surprise qu'il essaye de demander ça, vu qu'il n'avait pas su commander hier. Malheureusement, ses efforts ne furent pas récompensés.

« Pardon ? grogna le serveur.

- Tu peux traduire ce que j'ai demandé ? demanda-t-il en anglais en se tournant vers moi.
- Tu ne sais pas ce que tu as commandé ? murmurai-je dans la même langue, incrédule.

- Ben non ! souffla-t-il en se baissant pour me parler à l'oreille. J'ai juste répété ce qu'avait demandé le client précédent. »

Il s'écarta, souriant fièrement. Il était si sérieux, que je dus me retenir de rire. Voyant que le serveur s'impatientait, je remis les mots dans le bon ordre et terminai la commande.


Merci à Miss-Tania, Naseis, Alana Chantelune, BastetAmidala, Miya Morana, Luffynette, Kate, Lolo, Joie, Tsahel et Shiri pour leurs messages.

Angharrad - Dernière mise à jour le 13 Octobre 2010
Première publication le 27 janvier 2004