Un Voile entre les mondes
Seconde partie : Feel

5 – Les Expatriés


Le repas fut à peu près calme, bien que l'arrivée d'un nouveau membre dans notre petit groupe d'expatriés fut une vrai bouffée d'air frais. Fred était discret, un peu secret, mais quand il s'agissait de rigoler, il était toujours le premier. Et maîtrisant l'anglais mieux que nous tous, il nous fit quelques jolis jeux de mots et calembours qui provoquèrent fous rires quand l'un d'entre nous parvenait à les déceler.

Bien sûr, je dus affronter l'éternel humour macho de mes chers compagnons italiens, espagnols et portugais, mais j'en profitais pour me mettre à jour au niveau des potins. Cela m'amusait, sauf quand la conversation tournait vers moi et mes activités du week-end. Et comme par hasard, Fred avait choisi ce moment-là pour soulager un besoin naturel.

« …Et donc, Ceasar s'est une nouvelle fois fait vider du Moly Malone. Il a vraiment pas de chance avec les filles.

- Mais on dirait qu'il y en a une pour qui la pêche a été rentable ! déclara 'big' Enrico – je précise que le big n'a rien de péjoratif, ils étaient deux, l'un plus costaud que l'autre, d'où l'origine des appellations 'small' et 'big'.

- Alors, où l'as-tu rencontré ? enchaîna, avec un sourire graveleux, notre cher bourreau des cœurs, j'ai nommé Vasco le portugais.

- Oh, arrêtez ! Je vous ai déjà dit que je ne cherchais pas d'aventure ! grognai-je en délaissant mon cher Kebab, dont une fois de plus j'étais écoeuré avant de l'avoir terminé.

- Allez, fais pas ta cachottière ! Raconte-nous ! s'amusa Antonio, en me poussant légèrement l'épaule.

- Et si je disais qu'effectivement, la chasse a été bonne, vous me laisseriez tranquille ? m'exclamai-je.

- La chasse à quoi ? demanda Fred qui revenait vers nous.

- Tu sais bien, la chasse au mâle ! » répondit Fabio, un Italien, d'un air exaspéré alors qu'il tournait le dos à Fred, et pensait parler au 'small' Enrico.

Il vit les visages horrifiés des autres et sursauta en voyant Fred se glisser sur la banquette près de moi et passer un bras autour de mes épaules, m'attirant à lui.

« Je ne sais pas de qui vous parliez, mais dans mon cas, je préfère la chasse à la demoiselle. Quoi que je pense avoir trouvé ce que je cherchais. »

Il se pencha vers mon oreille et murmura « Joue le jeu… », puis m'embrassa rapidement sur la joue. Je ne sais pas par quel miracle je n'ai pas rougi. Sans doute à cause de la tête figée des autres. Fred contre moi tremblait de rire, son front posé contre mon épaule, essayant de ne pas craquer le premier. Leurs têtes étaient trop ! Je fus celle qui les délivra de leur calvaire.

« Quelles têtes ! Si j'avais su qu'il suffisait de dire ça pour vous couper le sifflet, je l'aurai fait bien plus tôt ! » articulai-je entre deux éclats de rire.

Fred riait aussi et s'écarta de moi, revenant à une distance raisonnable.

« Et non, je ne suis pas parti en chasse ce week-end. Ce n'est pas plus dans mes intentions que dans celles de la jeune demoiselle ici présente. En plus j'habite à Wohnheim[1], sans voiture, c'est donc pas la meilleure solution pour sortir draguer ! Mais si vous avez une place dans votre voiture le week-end prochain, je vous accompagnerai avec plaisir à Reeperbahn [2] ! » déclara-t-il avec un clin d'œil dans ma direction.

Les visages des autres se détendirent, et certains se mirent à rire. Antonio donna même une grande claque dans le dos de Fred.

« Et bien mec ! On a cru que tu étais arrivé à nous décongeler notre Reine des Glaces ici présente !

- Hé, j'ai entendu ça ! grognai-je automatiquement en français. Et puis d'abord arrête de parler de chose que tu ne connais pas, tu as devant toi Miss Drague 2001, déclarais-je en repassant en anglais l'air de rien, sirotant le thé que venait de nous apporter le patron.

- Voyez-vous ça ! siffla 'big' Enrico.

- Avec son petit air de pas y toucher… murmura Fabio en me dévisageant de haut en bas.

- Messieurs, je propose que nous l'emmenions avec nous dans nos tournées désespérées des bars de Hambourg ! » déclara Antonio avec un sourire amusé.

Je lui donnai un coup de coude bien appliqué, mais cela ne fit que renforcer son sourire.

« Hé, qui a dit que je voulais traîner avec une bande de losers comme vous ? m'énervai-je.

- Allez, tu vas pas nous laisser tomber comme ça ! À moins que tu n'aies d'autres projets avec Fred ? demanda 'small' Enrico, son regard glissant du rouquin à moi.

- Je … hésitai-je, cherchant vite une excuse, mais comme à chaque fois trouvant mon esprit désespérément vide quand il fallait mentir.

- En fait, Mathilde et moi avions décidé de faire un tour à Hambourg dans la journée. Je lui ai promis de lui montrer KampferHoltz Strässe [3], » m'interrompit Fred.

Je me figeai, entendant ce nom. Etait-ce bien l'endroit que je pensais ? Le roux, croyant sans doute que j'allais le couper, saisit ma main sous la table et la serra doucement, se voulant rassurant.

« Mais après, si ça vous dit de vous joindre à nous, j'ai lu qu'il y avait cette superbe exposition au musée d'Art Moderne… »

Il s'arrêta, voyant leurs visages dégoûtés, certains tirant même la langue. Des fois, je me demande pourquoi je traîne avec eux et si seulement ils m'écoutent quand je parle. Je l'ai déjà vue la semaine dernière cette exposition !

« Les filles, l'art et le shopping ! Tu vas certainement pas vouloir te trimbaler les sacs en discothèque. Par contre le week-end prochain, tu ne nous auras pas ! »

- Désolée Vasco, mais le week-end prochain, je déménage. Et après, j'ai quinze jours de congé pour aider à préparer le mariage de ma soeur !

- Ah les femmes ! toujours à se trouver des excuses ! » lança-t-il en roulant des yeux.

Je lui tirai la langue, puis me levai.

« Désolé les gars, mais y'en a qui ont du travail ! déclara Antonio en me suivant.

- Pour une fois ! » murmura Fabio avant de se faire fusiller du regard par le reste de la bande.

Fred se leva avec nous, et tous les trois allâmes payer. Nous allions sortir, quand le Serveur nous rappela en allemand.

« Excusez-moi, mais cette pièce n'est pas en euros ! »

Il la déposa dans ma main, alors que Fred revenait derrière moi. La pièce était argentée, plus lourde que les pièces dont j'avais l'habitude. J'allais la regarder plus précisément dans la lumière, quand Fred la saisit rapidement, la glissant dans une poche intérieure de son manteau.

« Excusez-moi, j'ai encore des pièces anglaises dans mon porte-monnaie, » expliqua-t-il.

Il tendit au serveur la monnaie manquante, s'excusant avec multiples courbettes et surtout avec un accent allemand que même une vache espagnole aurait trouvé à mourir de rire. L'effet escompté se produisit, et le serveur sourit, lui tapa dans le dos et nous souhaita une bonne journée. Fred me poussa gentiment dehors, alors que j'essayais de me souvenir où j'avais vu ce type de pièces.

« Un Knut pour tes pensées.

- Pardon ? »

Il se figea alors que je relevai vivement les yeux et le dévisageai.

« Rien, tu as juste l'air perdu dans les nuages. Je me demandais ce qui te tracassait. »

Si seulement je le savais, mais tout me paraît si loin. Quelque chose que je voulais oublier et qui pourtant était là sur le bout de ma langue.

« Rien, murmurai-je en recommençant à marcher. Je pensais à mes foutus échantillons, mentis-je. Comment tu as trouvé le repas ?

- Question culinaire, va falloir équilibrer avec le soir. Mais côté ambiance, le groupe a l'air sympa. Je sens que je vais bien m'amuser à les faire tourner en bourrique. Si, bien sûr, tu m'autorises à revenir déjeuner avec vous !

- Parce que tu as besoin de l'autorisation de Mathilde ? » s'exclama Antonio.

Je lui écrasai un bon coup sur le pied.

« Tu connais l'heure du rendez-vous, en cas de problème, le numéro de mon bureau est 1907. Bienvenue dans la bande des expatriés ! » déclara-t-il solennellement.

Fred sourit et me lança un clin d'œil. Je ne pus m'empêcher d'y répondre. Décidément, Il y avait quelque chose d'étrange chez lui, quelque chose qui me poussait à agir comme si je le connaissais comme mon frère… Comme si nous partagions quelque chose… Bah, je n'avais pas souvent eu cette impression ces dernières années. Ce n'était pas désagréable, avoir quelqu'un avec qui faire marcher les autres ! Et puis au moins, quand je déménagerai le week-end prochain, je connaîtrai déjà quelqu'un dans ma nouvelle résidence. Et ça, c'était un plus inestimable.


[1] Maison d'hôte en Allemand

[2] Il n'y a pas d'équivalent chez nous. Disons que à Hambourg, toutes les boites de nuit et les bars sont concentrés autour d'une seule avenue : Reeperbahn. Malheureusement, c'est également l'endroit où l'on retrouve les prostitués et les sexshop…


Merci à Alpo, Miya Morana, Luffynette, Kate, Joie, bianca n'ha gabriela, Lolo et Shiri.

Angharrad - Dernière mise à jour, le 13 Octobre 2010
Première publication le 25 février 2004