Un Voile entre les mondes
Seconde partie : Feel

6 - Invitation surprise


La semaine continua comme si rien n'avait changé. Le travail fut stressant toute la journée du lundi, mais dès le mercredi, les industriels annoncèrent un report de leur visite. Du coup, je ne fus plus prioritaire pour l'utilisation des installations, et retournais à ma routine ennuyeuse : bibliographie, relecture des rapports précédents, recherche en ligne… et finalement, pollution des boîtes e-mail de mes amis, reconstruction de mon site Internet, et plein de choses tellement débiles que j'ose à peine parler du concours de lancer/frapper de pingouin.

La semaine aurait pu être aussi ennuyante que les précédentes, si jeudi midi, je n'avais pas eu ce coup de téléphone. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas sans amis, et je reçois de temps en temps des coups de fil… seulement, aucun au boulot. De plus, j'ai la chance de partager mon bureau avec le triumvirat de la bande brésilienne. De ce fait, la population de mon bureau est plus proche de dix que de quatre, le téléphone sonne sans arrêt, la plupart d'entre eux ne parlant même pas anglais lorsqu'ils arrivent au GKSS, ayant donc besoin d'interprètes. Du coup, je ne décroche jamais le téléphone, je ne comprends de toute façon pas encore assez le portugais pour faire la standardiste.

Alors qu'elle ne fut pas ma surprise de voir débouler Ceasar dans le bureau où je discutais avec Antonio et Gustavo, parce que quelqu'un me demandait au téléphone.

« Maythilde, il y a quelqu'un pour toi au téléphone.

- T'es sûr que c'est pour moi ? demandai-je, incrédule.

- Est-ce qu'il y a beaucoup de filles dans le bâtiment ?

- Parce que tu ne considères pas comme des filles Marianné, Laura, Gisèle, Silvia… commençai-je à énumérer sur mes doigts.

- Argh. C'est pas ça ! Il a demandé après la Reine des Glaces, grogna-t-il.

- Quoi ? ! » m'indignais-je.

Il sourit, tout le monde m'appelait-il ainsi parce que je n'avais pas le sang aussi chaud que tous ces garçons et filles du sud ? N'attendant pas les sarcasmes des deux autres, je quittai le bureau et claquai la porte, essayant d'ignorer leurs rires, et saisis le téléphone des mains de Tiago qui faisait la conversation.

« Okay Fred, Tu as trente secondes pour me convaincre de ne pas te raccrocher au nez, » grondai-je en français.

Les autres n'avaient pas besoin de comprendre ce que je racontais, et c'était une douce vengeance pour toutes les fois où ils m'avaient demandé en portugais mon avis alors que je ne savais même pas de quoi ils parlaient…

« Je t'aime et je veux t'épouser ? essaya-t-il.

- Bip, mauvaise réponse ! même joueur, joue encore ! » claquai-je, déjà moins emportée que lorsque j'avais saisi le combiné.

Je ne sais pas pourquoi, mais ça me faisait rire qu'il me demande ça.

« Parce que j'ai trouvé en avant première le volume huit de Harry Potter et que j'ai une jolie copie rien que pour toi ? demanda-t-il encore moins assuré qu'au premier essai.

- Bip ! T'as intérêt à trouver autre chose parce que tu m'as plutôt mise en colère qu'autre chose avec ton 'Harry Potter' ! » crachai-je avec véhémence.

Comment expliquer… Il fut un temps où j'adorais Harry Potter. Après tout, j'ai beau vouloir l'oublier, je suis une Faërienne. Pourquoi Faërienne plutôt que sorcière ? Ce mot a une connotation beaucoup plus ancienne et ambiguë que sorcier. Et puis ce mot fait moins peur, est plus mystérieux, et d'une certaine manière plus 'tendance' comme le répète souvent ma sœur.

J'aimais beaucoup les livres de JKR. Ils racontaient le monde de Faërie avec une telle précision, que je me suis souvent demandée s'il ne s'agissait pas d'un programme du Magenmagot[1] pour préparer les moldus à la découverte de ce monde parallèle au leur.

Mais avec ce qui s'est passé, il y a presque quatre ans maintenant, j'ai beaucoup de mal à supporter toute allusion au monde magique. Je m'améliore, mais il reste toujours des traces de ma peur, comme le fait que je n'avais toujours pas renouvelé ma baguette.

Je reportai mon attention sur le téléphone au bout duquel Fred semblait désespéré de trouver quelque chose pour me retenir au bout du fil.

« Et si je te dis que je suis en bas de l'escalier et que je t'attends pour… »

Je ne l'écoutai pas plus loin, posant le téléphone contre mon clavier d'ordinateur et courant jusqu'à la cage d'escalier. Je me penchai par-dessus la rambarde et regardai le téléphone de service en bas. Fred était là, le combiné à la main, faisant signe à quelqu'un de se taire.

Je me figeai, un frisson parcourant mon échine. À qui faisait-il signe ? M'étais-je trompée sur lui ? J'aperçus alors une seconde tête rousse. Je secouai la tête en regardant la pendule. Idiote de moi, c'était juste un léger vertige. Je retournai dans le bureau où Marianné venait de prendre le combiné pour raccrocher, je le lui repris.

« Qu'est-ce qui te fait croire que j'ai envie de déjeuner avec toi ce midi ? demandai-je d'un ton de défi, croisant mentalement les doigts. Et si un autre rouquin m'avait déjà invité à déjeuner ?

- Tu parles pas sérieusement ! fit-il bouche-bée.

- Regarde moi faire ! » déclarai-je avec moquerie.

Je raccrochai le téléphone, saisis mon blouson et mon sac. Je m'arrêtai au bureau d'Antonio pour lui dire que je ne mangeais pas avec eux ce midi, puis pris tout mon temps pour descendre l'escalier.

Je passai devant Fred qui me regardait toujours éberlué alors que je les ignorais, lui et son frère, sans même leur lancer un regard. Je me figeai, posant mon index sur mes lèvres, songeuse, puis fis demi-tour et saisis le bras de George.

« Alors mon cœur, je t'emmène manger où ? » avançai-je d'une manière un peu plus sensuelle que la manière dont je parlais d'habitude.

Si vous aviez vu leurs têtes ! Ils me regardaient tous les deux comme s'ils avaient vu un fantôme. J'éclatai de rire tout en attrapant le bras de Fred et les tirant vers l'extérieur.

« Sérieusement vous y avez vraiment cru ? » demandai-je alors qu'ils reprenaient des couleurs - enfin surtout Fred, George semblant pâle de nature…

- Nope ! répondit Fred en secouant la tête.

- Pas une seule seconde ! renchérit George en tapant de son pouce sur son torse.

- Alors pourquoi vous avez pâli comme ça en me voyant vous passer devant sans m'arrêter ? » continuai-je tout en fixant la route qui descendait.

Ils ne dirent rien quelques secondes et arrêtèrent de marcher, me laissant continuer quelques pas seule. Je m'arrêtai à mon tour et les dévisageai.

« Quoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

- Tu penses à la même chose que moi Forge ?

- Je crois bien que oui mon cher Gred . Cette petite a besoin d'apprendre qui sont les rois de la farce ! » déclara-t-il en remontant les manches de son sweat.

Je reculais instinctivement.

« Mademoiselle, pour nous avoir ainsi provoqué, la sentence sera…

- Le supplice du fou-rire ! » acheva Fred alors que George se jetait sur moi.

Ils étaient fous, mais étrangement, je me prêtais au jeu, résistant dans un premier temps, essayant de prouver que les chatouilles n'avaient aucun effet. Mais à deux contre un, j'eus l'impression d'avoir reçu un bon Rictussempra, tellement j'eus mal aux côtes. Fred m'aida finalement à me relever, un sourire gêné. George quant à lui affichait un sourire triomphant.

« Tu vas bien ? demanda-t-il en me remettant sur pieds et frottant mon manteau sur lequel l'herbe était restée accrochée.

- Oui. Ça m'a fait du bien cette petite crise de rire. J'en avais besoin.

- Petite crise de rire ? Fred, nous perdons la main ! râla George.

- Alors il va nous falloir passer à la vitesse supérieure vieux frère !

- Euh, z'êtes pas obligés de me prendre pour cobaye, y'a plein de gens au GKSS qui n'attendent que ça. Et puis l'humour allemand est tellement particulier que là vous montreriez votre supériorité sur tous les autres piégeurs. Et puis vous pourriez… »

Fred posa son index sur mes lèvres pour me faire taire.

« Hé petite sœur, ne t'inquiète donc pas comme ça. »

Je levai lentement les yeux pour croiser son regard bleu intense, triste et en même temps de plus en plus pétillant.

« Tu as conscience qu'en m'appelant petite sœur, tu me provoques. Après tout, je suis l'aînée chez moi…

- On a 26 ans et toi ? demanda George qui avait recommencé à marcher.

- Oh non ! Je suis encore la cadette du groupe ! Dégoûté ! J'étais persuadée que vous seriez, si c'est pas plus jeune, du même âge que moi !

- Et si c'est pas indiscret, c'est quoi ton âge ? »

Fred asséna à son frère un bon coup dans les côtes.

« C'est pas grave, bien que George, sache que les filles n'aiment pas donner leur âge. On va jouer, vous me donnez combien ? »

Je souris en les regardant avec amusement. Ils me regardèrent surpris du sourire que j'affichai. De toute façon, ils ne trouveraient jamais… Personne ne trouve jamais… Ils se regardèrent quelques instants, puis Fred se pencha vers George et murmura à son oreille, son frère acquiesçant ou réfutant de la tête. Finalement ils se tournèrent vers moi.

« Je dis vingt ou vingt-et-un, déclara George en anglais. Et encore, je suis généreux ! Je te donnerais bien moins, si tu ne travaillais pas ici.

- Et ben ça fait plaisir de voir que j'ai l'air d'une gamine ! grommelai-je sombrement.

- Et moi, je vote pour vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Désolé George, mais la miss occupe un poste trop avancé pour être aussi jeune ! se décida Fred.

- Et bien, le gagnant est Fred ! J'aurai vingt-cinq à la fin de mon contrat. Enfin… tout ça pour dire, que je suis la benjamine du bâtiment quarante-sept et de tous ceux que je connais à l'extérieur…

- Bah, si ça peut te rassurer, Forge a six ans d'âge mental…

- Et Gred la maturité sexuelle d'un adolescent prépubère… » le coupa George.

Fred se figea et rougit violemment avant de saisir son frère par les épaules et de le rosser. J'éclatais de rire.

« Et ben… Bah, au moins j'aurai rien à craindre du grand frère alors ! Ca me fera des vacances de l'autre bande d'excités. Si, bien sûr, je peux t'appeler grand frère, Fred, demandai-je avec un sourire timide.

- Euh, bien sûr. Euh… répondit-il, rougissant un peu plus.

- T'inquiète. Je me doute bien que tu n'as aucun problème avec les filles, pas plus que George ici présent. Par contre, moi j'en ai avec les garçons, alors pour une fois avoir un grand frère pour veiller sur moi, ce serait pas mal… » murmurai-je en tournant inconsciemment le regard vers la France.

Fred s'approcha de moi et passa son bras autour de mes épaules.

« C'est d'accord. Nous serons tes grands frères… commença-t-il.

- … et toi notre enquiquineuse de petite sœur, » termina George en m'embrassant sur la joue, puis la léchant tel un chien.

Je sursautai, hurlai et me mis à lui courir après, sous le regard amusé de Fred.

Je ne sais pas ce qui me poussait à agir ainsi en leur compagnie. Mais je me sentais bien, mieux que je ne l'avais été depuis des années. Et puis, c'était vrai : pour une fois, j'avais envie de me faire câliner sans arrière-pensée. Et je pouvais lire dans les yeux de Fred qu'il n'y en avait pas.


[1] Magenmagot, cour internationale de justice des sorciers.


Merci à Alpo, Alana Chantelune, BastetAmidala, Miya Morana, Luffynette, bianca n'ha gabriela (2), Shiri et lolo.

Angharrad - Dernière mise à jour le 13 Octobre 2010
Première publication le 27 mars 2004