Un Voile entre les mondes
Quatrième partie : D'amour et d'Amitié

3 – Rencontre avec les gens de Wohnheim et Reeperbahn

Il me fallut quelques jours pour m'adapter à mon nouvel environnement et à la charge de travail toujours aussi aléatoire.

J'en voulus presque à Fred de ne pas être là pour s'occuper de moi. Mais j'appris d'Antonio un jour où je lui en parlais qu'il avait dû prendre un congé pour rentrer d'urgence dans sa famille. Je m'inquiétais donc pour mon grand frère d'adoption, lui en voulant cette fois de ne pas m'avoir prévenue. Comme s'il avait senti que j'étais inquiète, il m'envoya un e-mail avant le week-endek-end pour m'annoncer son retour le dimanche.

Je me concentrai le jour sur mes échantillons, ceux qu'on m'avait fournis étant défectueux. Il fallut que je les retaille et traite pour mener enfin à bien ne serait-ce qu'un test de fatigue. Et la nuit je travaillais, sur un rapport bilingue, à défaut de trilingue, ne m'accordant de pause que pour me concocter soupes et autres plats rapides.

Ma sœur aurait été présente, elle m'aurait bien fait la morale sur le fait que j'avais pris une semaine entière avant de simplement croiser les autres occupants de la maison d'hôte. . . mais que voulez-vous : il est des impératifs face auxquels votre vie sociale fait pâle figure.

Peut-être aurais-je dû profiter des hiboux réguliers que m'envoyaient Grand-père et le ministère pour commander un kit de potion et me préparer un peu d'énergisant, songeai-je en me traînant sur le chemin bardé de fils barbelé menant à la maison d'hôte.

Je sursautai alors qu'un cycle me sonnait, croyant qu'il me demandait de m'écarter.

« Hola Mathilde ! Que fais-tu donc par ici ? me demanda Ruben, le second espagnol du centre, également collègue de Fred au département de Chimie.

- Je rentre chez moi, pourquoi ? m'étonnai-je.

- Tu… Mais c'est toi la nouvelle résidente ! ! » sursauta-t-il.

Je souris, j'avais oublié qu'il faisait partie de mes voisins.

« Oui c'est bien moi, acquiesçai-je.

- Mais pourquoi ne te voyons-nous jamais, que ce soit en salle commune de télévision, ni à la cuisine ? »

Je rougis légèrement, baissant les yeux.

« Je n'ai pas eu le temps de me présenter, avouai-je, gênée.

- Pas le temps ! s'exclama-t-il en me regardant horrifié. Mais c'est des fous dans votre département ? Antonio aussi a dit qu'il n'avait pas le temps d'aller à la piscine cette semaine. Qu'est-ce qui se passe ? !

- Je ne sais pas pour lui, mais moi je sais que j'ai un rapport dont la date limite approche, et je n'ai pas encore un seul résultat exploitable.

- C'est pour ça qu'il y a de la lumière tard le soir dans ta chambre ? comprit-il.

- Tu me surveilles Ruben ?

- Fred m'a demandé des nouvelles de la chambre 10, répondit-il avant de se reprendre, horrifié de ce qu'il venait d'avouer sur le jeune Anglais. Bon et bien, vu que le week-end commence, ce soir, je te présente à la bande et demain tu viens en boîte avec nous ! déclara-t-il en descendant de son vélo et l'attachant devant la grande maison.

- Et si j'avais prévu autre chose ? protestai-je.

- Mais je suis persuadé que tu avais prévu de faire une apparition en cuisine à l'heure de pointe ! » répondit-il avec ce regard déterminé qui ne me laissait pas le choix.

Je dus m'avouer vaincue, car de toute façon, plusieurs résidents attendaient Ruben dans l'entrée pour l'apéritif du vendredi soir. C'est ainsi que j'eus à peine le temps de poser mon sac dans ma chambre, que l'on toquait à ma porte pour me tirer vers la cuisine où les discussions allaient bon train. Alors que chacun se cuisinait un petit encas à grignoter, je fis la connaissance d'Amanda, l'Australienne exploratrice en quête de toute distraction pour éviter l'ennui, Ivonne, l'Allemande qui se faisait un plaisir de jouer l'interprète pour les sorties du groupe, d'Ulrika, l'Autrichienne qui parlait également quelques mots de Français, Jenny, de Grande-Bretagne, et plus précisément du Pays de Galles, ce qui expliquait son fort accent, mais également une croqueuse d'homme et de la vie à pleine dent, Elitsa la Bulgare, et enfin Umit, le Turc aux traits féminins.

Les conversations tournèrent bien sûr autour de mon arrivée mystérieuse et fantomatique à la maison d'hôte. Je dus passer la plus grande partie de la soirée à baisser les yeux et cacher mes joues toutes rouges d'embarras, et regrettai une fois de plus cette semaine que Fred ne fut pas présent. Je pus cependant m'arracher à leurs questions, mon portable sonnant de France, mais pas avant d'avoir accepté la sortie à Reeperbahn prévue le lendemain soir.

Ne sachant trop à quoi m'attendre, je passai une journée de samedi tranquille, à me reposer et préparer de bons petits plats pour le lendemain et une partie de la semaine, et m'imaginer mille horreurs sur Reeperbahn vu les récits que les expatriés me contaient depuis presque deux mois que je vivais en Allemagne.

C'est avec l'estomac légèrement noué que je retrouvai mes compagnons du Whonheim après le dîner. À la liste déjà longue des personnes rencontrées la veille, vint s'ajouter Haagen, un Allemand du Nord qui s'était proposé pour guider nos pas entre les allées malfamées qui composaient le quartier de Reeperbahn.

Je crois déjà vous avoir parlé de cet endroit. Une grande avenue non loin du port, en continuité du parc central de la ville, sur laquelle s'alignaient salles de projections, magasins d'accessoires, discothèques, bars et sex-shops. J'avoue que ce dernier aspect ne me plaisait guère, mais il fallait bien sortir si nous voulions rompre l'ennui de notre petite ville tranquille, me répéta à plusieurs reprises Amanda qui avait pris la tête de notre petit groupe de six.

Car nous ne fûmes que six à sauter dans le dernier bus vers Hambourg. Amanda, Ulrika, Umit, Ruben, et moi, avec Haagen en tant que guide. Celui-ci, après nous avoir fait un petit tour d'horizon (notamment par l'allée rose pour les garçons, je vous laisse imaginer une rue fermée aux deux extrémités avec des femmes nues dans leurs vitrines), nous entraîna dans un bar au fond d'une cour.

Le bar en lui-même était très sympathique et surtout chaleureux. Un peu comme la salle de séjour d'un particulier, un véritable comptoir dans un coin avec la réserve d'alcool. Nous nous installâmes sur les canapés, autour d'une table basse, en attendant que les garçons récupèrent les commandes.

Mais ce que je craignais arriva. La patronne, une quinquagénaire délurée, retint Haagen auprès d'elle plus qu'il ne le fallait pour une seconde tournée de bière. Résultat, quand trois filles se retrouvaient tranquillement assises dans un bar, en compagnie de garçons, sans être pendues à leurs cous, et surtout ne semblant pas parler la langue du pays, ça branchait plus d'une de ces bandes de jeunes loups.

« Bonsoir belles demoiselles, vous n'êtes pas d'ici ? s'enquit un jeune homme un peu trop bien habillé pour l'odeur d'alcool qu'il dégageait et au fort accent local.

- Non, pas tout à fait ! répondit Ulrika sans vraiment prêter attention à la personne à qui elle répondait.

- Ce siège est libre ? » demanda un second qui, sans attendre de réponse, sauta dans l'espace libre entre Amanda et moi.

Je sentis sa main passer dans mon dos, mais d'un mouvement tout naturel je m'écartai et m'assis sur l'accoudoir. Je remerciais les puissances d'avoir pris un pantalon pourvu de poches cousues de manière à pouvoir y cacher ma baguette aisément, sans pour autant devoir me contorsionner pour l'en tirer.

« My, my, mes amies, déjà en action ? » s'étonna Haagen et tirant un grand coussin pour s'asseoir près de moi.

Il me lança un regard interrogateur, auquel je répondis par un soupir imperceptible et finalement un sourire perdu dans la bouteille de bière qu'il me rendit. Le type assis à côté de moi se pencha alors et oubliant les spectateurs commença une proposition indécente.

« Tu es celle qui ressemble le plus à une Allemande… »

Je roulai les yeux, n'avaient-ils pas l'impression que je n'avais pas encore dit un mot dans leur langue et surtout que Ulrika s'était décidée à traduire pour nous.

« … ça ne te dirait pas d'aller traîner avec nous dans un coin un peu plus branché, et qui sait… »

Et ce faisant il passa dans mon dos la main que j'avais habilement évitée alors qu'il s'asseyait.

Je le dévisageai, plus pâle que je ne l'avais été depuis longtemps, et Haagen leva les yeux, surpris. Il se redressa, mais fut interrompu par une question d'Ulrika et Amanda. Je me retrouvai donc seule. J'hésitai un instant entre jouer l'étrangère qui n'y comprend rien, mais je me figeai, une impression de douche glacée s'abattant tout à coup sur moi alors qu'il insistait.

« Je n'ai pas le temps de traîner avec des sacs à vin ce soir, » claquai-je, priant pour que l'expression 'sac à vin' soit comprise.

Il se pencha un peu plus vers moi, ses yeux grands écarquillés. Étonnement ? Colère ? Mais je me levai précipitamment et tirai sur sa main baladeuse. Il s'étala la tête la première par terre alors que je lançai à la cantonade.

« C'est pas tout ça, mais j'irais bien voir ailleurs s'ils n'y sont pas. »

Amanda leva son pouce, et accepta le bras de Ruben pour se protéger des questions en mauvais anglais d'un des allemands rougeauds. Le troisième, en voulant aider son collègue à se relever, tomba à son côté la tête la première. Haagen et Ulrika sourirent. Si quelqu'un me vit ranger dans ma poche un étrange bâton, personne ne me posa de question, et j'en fus bien heureuse. J'aurais été bien embêtée pour expliquer le sort de jambencoton à durée limitée que je venais de lancer.

Après cet incident, nous nous dirigeâmes vers les discothèques. Si ce premier accostage me fit craindre pour la suite, rien ne se produisit plus. Sans doute ce regard sombre que je lançais quand j'étais fatiguée ou énervée suffit à nous défendre.

La bière ingurgitée descendit lentement au rythme de la musique allemande des années 1980. Je dois avouer préférer de loin les musiques anglo-saxonne et française. Mais je me souvins qu'à cette époque, l'Allemagne était encore séparée en deux entités, dont l'une sous la coupe soviétique. Et nous étions très proches de la partie Est.

Les heures de bus pour rejoindre la résidence ne me parurent jamais aussi courte, bien que la conversation au retour oscilla entre un échange de ronflements et grognements. Je retrouvai avec plaisir ma chambre à cinq heures du matin, après un léger ravitaillement.

Sur mon lit trônait une lettre dont l'encre rouge me fit frémir. C'était une lettre du Ministère Français, signée de la main de Grand-père et du Ministre, me rappelant que je devais réaliser un certain nombre de sortilèges afin de réguler la circulation de la magie dans mon corps. Y était jointe une nouvelle montre, sans doute en prévision de ce qu'allait subir mon actuelle.

Je tournai encore une heure dans mon lit, consciente que j'avais en dix jours utilisé plus de magie que je ne l'avais fait en quatre ans. Et le plus difficile pour moi était que je n'avais pas pensé sur le coup à une solution moldue et que je n'éprouvais aucun réel remord. Je me sermonnai vertement pour ne plus sortir avec ma baguette.

Fred rentrait dans la soirée, et mon estomac fit un saut. J'allais retrouver soutien et protection, Et honnêtement, j'étais impatiente de le revoir. Une larme coula sur ma joue. Fatigue ? Tristesse ? Réalisation ? Je soupirai, me rendant compte qu'il y aurait une distance sans doute insurmontable entre Fred et moi maintenant que je devais reprendre la magie et avec elle les mensonges.

Je sentis ma baguette contre ma cuisse et les paroles du baguettier londonien me revinrent à l'esprit : « Une baguette exceptionnelle, ma Dame. Prenez en grand soin et elle vous protégera oubliez-la, et elle se rappellera à vous. » Je l'observai quelques minutes, suivant du bout des doigts les motifs dorés et argentés. Je ne savais toujours pas de quoi elle était faite, mais elle m'avait servi fidèlement ce soir, et je l'en remerciais.

L'incertitude, je détestais ne pas savoir, mais à qui en parler ? Je résolus de passer le lendemain au bureau et d'envoyer un long message à la Fée Sans Sommeil.


Merci à Lolo, Shiri, The Unsleepy Faery, Kirfe, Cassandre, Alianorah, Poisson rouge, Miya Morana, Naseis, BastetAmidala pour la trace de leur lecture et leurs messages d'encouragement.

Angharrad, dernière modification le 30 octobre 2010
Première publication le 19 août 2004