Un Voile entre les mondes
Quatrième partie : D'amour et d'Amitié

9 – Doute

La semaine de réflexion que je me suis accordée s'acheva, et conseillée par mes frères d'adoption, j'avais accepté la proposition de Luccio. J'étais devenue officiellement sa petite amie. Je devais bien avouer que ma vie prit une teinte positive qu'elle n'avait plus eu depuis bien des années, et la petite fille craintive que je cachais se vit pratiquement détruite par l'affection de Luccio et la présence des jumeaux. On aurait dit un bouton de fleur se décidant enfin à s'ouvrir.

Un mois passa sans anicroche et vint le long week-end du quinze août. La résidence s'était vidée, chacun posant ses derniers jours de congés pour profiter de l'été et de ces vacances inattendues. Luccio rentrait en Italie, et les jumeaux s'en allaient fêter la naissance d'un petit-neveu.

Je dus malheureusement annuler mes propres congés familiaux, la dure réalité du métier de consultant étant revenue frapper à ma porte. Il ne me restait plus qu'un mois et demi avant la fin de ma mission en Allemagne, et mon rapport d'activité tardait à arriver à leur goût. Je me vis donc invitée très fortement à me bouger les fesses.

J'étais donc installée à mon bureau, la fenêtre grande ouverte à mâchouiller mon crayon d'un côté, et à faire tourner ma baguette entre mes doigts de l'autre. J'avais beau ne pas avoir repris l'utilisation de la magie, hormis quelques tours que j'exécutais dans des moments d'extrême fatigue par pur instinct, force était de constater que je ne pouvais m'empêcher de jouer avec ce bout de bois sombre.

Je l'examinais d'ailleurs dans la lumière, ma chaise reculée et tenant en équilibre, mes pieds posés sur mon bureau, quand Ivonne qui était comme moi de corvée rapport passa sa tête par la fenêtre.

« Hallo, comment ça se passe de ce côté du miroir ?

- Bof, pas très inspirée, répondis-je en laissant retomber ma chaise et posant la baguette dans le tas de crayons et de pinceaux qui étaient étalés sur mon bureau.

- Je vois ça, tu n'essayes même pas de me répondre en allemand, soupira-t-elle déçue.

- Ach Schade. Au moins, je ne te répondais pas en français, » me moquai-je dans ma langue maternelle.

Elle me fit la grimace, mais ne se laissa pas abattre.

« Je sens une pointe de cynisme, c'est parce que tes hommes ne sont pas à la maison ? attaqua-t-elle en roulant les yeux au ciel.

- Et c'est reparti pour une longue explication sur Mathilde et son harem. Dans ma chambre ou la forêt ?

- Il fait si beau qu'il serait dommage de ne pas profiter du grand air. »

Ivonne et la nature. Quand j'étais plus jeune, j'avais été comme elle. Mais en grandissant et en choisissant mes études, j'avais été contrainte de perdre son contact. Je soupirai, rangeai vite fait mes affaires, glissai ma baguette dans la poche invisible de mon pantalon et la rejoignis dehors, une grande bouteille d'eau à la main.

Nous marchâmes quelque temps le long de l'Elbe, mais le bruit des vacanciers nous empêchait de parler librement, et le soleil jouant avec la surface de l'eau me brûlait les yeux et la peau. Nous tournâmes donc au détour d'un chemin et nous retrouvâmes dans un coin isolé des bois. Mais Ivonne ne semblait pas disposée à troubler la quiétude des lieux, aussi dus-je me sacrifier.

« Quel dommage que Fred ne soit pas là, il aurait adoré le calme des bois, et m'aurait certainement entraînée dans une chasse à l'herbe rare.

- Luccio t'aurait laissé y aller ? demanda Ivonne tout en levant les yeux du sol et me regardant de côté.

- Je ne vois pas, un : pourquoi je le lui aurais demandé, deux : pourquoi il ne m'aurait pas laissé y aller ? répondis-je étonnée.

- Il est de notoriété publique que Luccio n'apprécie pas franchement Fred.

- Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, ils se tolèrent très bien, et rappelons que peu de gens avaient ne serait-ce qu'adressé la parole à Fred avant que je n'emménage au Wohnheim. »

Elle se contenta de hausser les épaules et reprit son enchaînement de remarques destinées à me faire réagir.

« Et Fred, comment trouve-t-il Luccio ?

- Euh… j'avoue ne plus en parler avec lui. Je lui ai juste demandé si ça le dérangeait.

- Et ?

- Et rien, je sors avec Luccio, Fred est mon grand frère, point final.

- En es-tu bien sûre ? Tu te rends compte que dans ce que tu m'as dit, tu as parlé de la reconnaissance de Fred, alors que celle de Luccio ne t'inquiète pas plus que ça.

- N'importe quoi. Je connais Fred depuis plus longtemps et c'est le meilleur ami que j'ai eu jusqu'à présent, alors que Luccio…

-… est celui qui partage ton lit. »

Je rougis violemment à cette affirmation et baissai les yeux, toute répartie que j'aurais pu avoir mourant dans le fond de ma gorge. Ivonne m'avait dépassée et, voyant que je ne répondais pas, se tourna vers moi. Elle me regarda surprise, puis ses pupilles se dilatèrent d'étonnement.

« Comment, mais vous, tu, il… »

Je hochais négativement la tête rougissant de plus belle. Si, il était vrai que j'appréciais énormément Luccio, voire même l'aimais, je n'étais pas encore prête à partager ce genre d'intimité avec lui, ou même avec qui que ce soit. A quoi bon s'étendre sur un problème qui alliait mon éducation et des souvenirs d'enfances difficiles ? Mais j'avais beau me dire que j'avais surmonté depuis longtemps ces faits, il n'en restait pas moins profondément inscrits en moi, et surgissaient aux moments les plus inopportuns.

« Ça t'ennuie si on en parle ?

- Beaucoup, mais je suppose que tu n'accepteras pas non comme réponse.

- Disons que tu peux rester évasive. Vous êtes allés jusqu'où ?

- Pas assez loin pour satisfaire son ego masculin enflé par ses origines latines, mais déjà trop loin, trop vite pour mon expérience personnelle. Et puis, c'est pas comme si j'allais pouvoir construire ma vie avec lui. Alors à quoi bon me faire violence ?

- Mais si tu baisses les bras avant même d'avoir essayé…

- Ce n'est pas baisser les bras, c'est être réaliste.

- Et Fred ?

- Quoi Fred ?

- Est-ce que tu envisages votre relation fraternelle, dit-elle en mettant l'emphase sur le mot 'fraternel', de la même manière ?

- Bien sûr que non ! répondis-je avec acidité sans même m'en rendre compte.

- Ah… Vous avez prévu de vous revoir donc ?

- Bien sûr, je dois aller passer Halloweek-enden avec lui en… Mais pourquoi je te raconte ça d'abord.

- Parce que tu ne sais pas te taire quand on t'interroge, et parce que c'est la seule manière qu'on a trouvée pour te faire réaliser les choses par toi-même sans que tu les rejettes.

- Ce n'est pas vrai, j'écoute toujours vos élucubrations avec intérêt et… »

Je m'arrêtai, repensant à tout ce que nous avions raconté depuis que nous avions échappé à la cacophonie de l'été.

« Est-ce que tu essayes de me faire dire que mon cœur bat pour Fred et non pour Luccio ?

- Après ce que tu viens de me dire, je me demande même si ton cœur vit ne serait-ce que pour un seul des garçons de ton cercle intérieur.

- Tu es injuste, je ne joue pas avec les cœurs contrairement à certaines de la résidence, et je ne suis pas une Reine de glace, m'indignai-je.

- Bah… »

Malgré le sport que je me forçais à pratiquer, mon dos continuait à me faire souffrir et ces longues marches ne me réussissaient pas. Je quittai donc Ivonne sur ce prétexte, et regagnai la résidence, perdue dans mes pensées. Je manquai de me faire renverser par un taxi dans la montée et, par pur réflexe, j'avais porté une main à ma baguette et l'autre à mon dos douloureux, quand une silhouette haute me cacha le taxi.

« Mathilde, est-ce que ça va ? »

Je clignais des yeux, décidément, je supportais de moins en moins bien la lumière.

« Luc… Fred ?

- Hum, il t'a plus bousculé que je ne le pensais, ce taxi, pour que tu oses me confondre avec ce latino lover.

- Fred, arrête, ne gâche pas ton retour en crachant sur Luccio. Ce n'est pas ton genre, lui fis-je remarquer tout en soupirant. Hé mais au fait, pourquoi es-tu là, ne devais-tu pas rentrer que demain soir au plus tôt ?

- Merci de témoigner autant de joie pour mon retour, ça fait plaisir vu que j'ai écourté mon séjour parce que je te savais seule, déclara-t-il visiblement blessé par mon manque de réaction positive.

- Rah, mais c'est ma journée, on dirait. Allez, laisse-moi te préparer une partie de thé pour me faire pardonner. »

Il me tendit la main et m'aida à me mettre sur pied, un sourire timide caressant ses lèvres.

Nous regagnâmes la cuisine où je préparai le thé à la menthe et sortis quelques gâteaux que j'avais cuisinés avec Ivonne la veille. Nous mangeâmes en silence, chacun perdu dans nos pensées. Le silence se fit bientôt pesant, et c'est le rose aux joues que je me décidai à prendre la parole.

« Fred, que sommes nous l'un pour l'autre ? »

Il manqua de s'étrangler et rosit à son tour. Il leva les yeux et nos regards se croisèrent.

« S'il te plaît… fis-je.

- Je ne crois pas que ce soit le lieu pour parler de notre relation. Les murs ont des oreilles. »

Je rougis, gênée d'avoir voulu parler dans de telles circonstances. Je sentis ses doigts qui enlaçaient les miens.

« Comment fais-tu pour rester aussi maître de toi et douter aussi peu ? demandai-je finalement, un petit sourire triste étirant mes lèvres.

- Mon rêve est petit, c'est pourquoi je suis heureux, répondit Fred en faisant tourner le liquide doré dans sa tasse.

- Crois-tu que mon rêve soit trop grand, et que le doute que j'éprouve à chaque instant vient de là ?

- Tu es la seule qui peut répondre.

- J'ai toujours cru que si l'humain arrêtait de douter, il s'arrêterait d'avancer et donc de vivre…

- Alors la réponse n'est pas là, » déclara-t-il en libérant ma main.

Nos regards se croisèrent à nouveau, et je sus qu'il n'était pas aussi heureux qu'il voulait bien le faire croire. Etait-ce que son rêve était en train de changer ? Où était passée cette entente fraternelle que nous avions partagé ces six derniers mois ? Qu'est-ce qui avait changé et aujourd'hui érigeait une barrière entre nous ?

C'est sur ces pensées troublées que je retournai à mon rapport. Que je détestais les relations humaines ! Il n'y avait de rien de pire pour perdre le peu de nuit que nous offrait l'été dans le nord.


Merci à Tsahel, Shiri, Loukichou lolo et Alianorah pour leurs commentaires et encouragements.

Angharrad, dernière mise à jour le 8 novembre 2010
Première publication le 11 mai 2005