Un Voile entre les mondes
Quatrième partie : D'amour et d'Amitié
10 – Incertitude
J'occultai ma conversation troublante avec Ivonne et celle inachevée avec Fred, le temps d'achever et d'expédier mon rapport. Ma petite fée du Net sentit mon égarement et m'envoya régulièrement ses dernières productions du délirium, ce qui me tira à plusieurs reprises des éclats de rire, qui surprirent les collègues qui passaient devant mon bureau. Il faut dire que la chance m'accompagnait, mes charmants Brésiliens ayant prolongé leur séjour au pays, et me laissant le bureau pour moi seule le temps de terminer ma mission.
Ma porte fut donc close à tous, et j'envoyai un petit mot à toute l'équipe expliquant que j'étais en retard et n'avais plus le temps d'aider les autres. Heureusement, Fred vint me chercher une ou deux fois tard le soir, me prévenant que les chiens étaient de sortie et que si je voulais rentrer, il se proposait comme escorte. Lui aussi terminait bientôt son travail au GKSS.
Je fus surprise du manque d'insistance de la part de Luccio pendant cette semaine de dur labeur, mais l'excusais en pensant qu'il avait repris à sa charge la formation des ouvriers que j'avais dû abandonner.
Je mis un point final à mon rapport le samedi soir assez tard dans la nuit. En me promenant dans la résidence, je vis que Fred travaillait encore. Je toquai à la porte pour lui apporter une tisane et quelques gâteaux envoyés par ma mère par hibou. Il me remercia, ses yeux bleus explosés et striés de rouge. Je lui en fis la remarque, mais il se contenta d'un clin d'œil et de me coller un miroir sous le nez. J'étais en aussi mauvais état que lui. Étonnamment, la fatigue soulignait le noir de mes yeux, et le stress avait tiré mes traits.
« Tu devrais te détendre Mathilde, la fatigue ne te va pas du tout, déclara-t-il amusé.
- Comme si je ne m'en étais pas rendue compte. Je rêve d'un long bain chaud et d'un massage, » soupirais-je en me levant et faisant craquer ma colonne vertébrale.
Les joues de Fred rosirent légèrement.
« Ca ne te ferait pas de mal non plus, frérot, claqua George qui était assis sur le bureau, un calepin dans les mains. Vous n'avez qu'à prendre votre bain ensemble et vous masser sous le jet d'eau chaude, il paraît que c'est hyper relaxant. »
Nous rougîmes violemment et Fred lança sa savate sur son frère qui l'évita d'un geste vif.
« Tut tut, vous êtes désespérants.
- Et toi un fouteur de m***. » grogna Fred.
Je remarquai que ses joues ne perdaient pas leur rougeur, et je sentis à ces paroles que la barrière entre nous venait à nouveau de se dresser. Je voulus lui prendre la main et l'entraîner à l'écart pour lui parler, mais il m'arrêta.
« Le bus 81 part dans dix minutes. Appelle Luccio, je suis persuadé qu'il sera heureux de te voir. »
Étrangement, cette idée ne m'apporta pas le réconfort escompté, et la légère ride qui se forma entre les sourcils de Fred me montra qu'il avait fait un effort considérable pour ne pas faire de remarque au nom de Luccio.
« Merci, je vais l'appeler. Mais n'hésite pas à me bipper. Je n'ai pas tes talents de masseur, mais il paraît que j'apprends vite, déclarai-je avec un sourire entendu. En tout bien, tout honneur… » achevai-je en sortant mon téléphone de ma poche et lui tournant le dos.
En tout bien, tout honneur… répétai-je mentalement, sentant la chaleur de mes joues qui ne diminuait pas.
J'attendis d'être dans ma chambre pour passer mon coup de fil à Luccio. Après tout, le bus n'était plus un problème après la lettre que j'avais reçu cette semaine du ministère germanique. Un rapport sur les activités magiques de la région avait été remis aux autorités, et j'étais bien loin de mon quota. Ils m'encourageaient donc à pratiquer autant que faire se peut. Si j'avais vraiment eu envie de voir Luccio, je pouvais sans problème transplaner.
Je composai le numéro familier et attendis que le téléphone décroche. Une sonnerie. Deux sonneries. Trois sonneries. Je regardai l'horloge et fronçai les sourcils. Il n'était que neuf heures, un garçon du sud ne pouvait pas être couché à cette heure-là, et il était trop tôt pour déjà être en route vers Hambourg.
Quatre sonneries, cinq sonneries, six sonneries. Je sortis mon carnet et commençai à chercher dans mon carnet d'adresse son numéro de portable. Sept sonneries, huit sonneries, neuf sonneries. Tout de même, la maison n'était pas si grande et son colocataire aurait pu décrocher, sédentaire comme il était. C'est au treizième coup que je perçus du mouvement à l'autre bout du fil. D'une main peu assurée quelqu'un décrocha le combiné, le fit tomber par terre, puis le porta rapidement à son visage.
« Pronto ? »
Je fronçai les sourcils, il ne m'aurait pas dit qu'il avait changé de colocataire ? Pourtant j'avais vu Lucas la veille à la machine à café.
« Allô ? Il y a quelqu'un ? » ajouta la voix en anglais.
Mon cœur se serra, une voix féminine, et un soupir à ses côtés ne laissant aucune ambiguïté. Je raccrochai vivement le téléphone. Il me fallut quelques minutes pour me calmer et me remettre à raisonner. Luccio n'habitait pas seul, Lucas avait très bien pu lui aussi trouver parmi la population locale une compagne. Une fois ce raisonnement fait, j'appelai sur le portable et laissai un mot à Luccio, lui donnant rendez-vous pour une promenade sur les bords de l'Elbe le lendemain matin.
Mon téléphone sonna au milieu de la nuit. Un texto pour confirmer. C'est avec un léger sourire que je retrouvais le sommeil.
Je dormis d'un sommeil sans rêve, ni réparateur, ni reposant. Comme si j'avais tendu la joue en attendant une claque qui ne venait pas. Quand j'étais beaucoup plus jeune, ma grand-mère maternelle me disait de toujours écouter mes rêves, qu'ils étaient les manifestations de notre subconscient. Alors que je protestais sur l'interprétation des rêves qu'elle me fit, elle me montra ses propres carnets de rêve, datant de son adolescence.
J'avais été surprise de voir à quel point les rêves, s'ils avaient paru confus et vides de sens à l'adolescence, témoignaient de son quotidien et des événements qui se produisirent par la suite.
C'est dans cet état d'attente que je me levai le dimanche matin. Je m'habillai sans vraiment faire attention à ce que je pris dans mon placard, et n'essayai même pas d'améliorer mon image par une quelconque touche de maquillage ou un sortilège glamour. Je cachai dans les plis de ma jupe ma baguette qui, si je ne l'utilisais pas avec régularité, faisait à présent partie de ma panoplie au même titre que mes lunettes. Je sortis avec dans mon sac un appareil photo et des bouteilles d'eau. J'avais bien l'intension de boucler la visite de Lauenburg ce jour-là, accompagnée ou non.
Je transplanai sans trop me tromper, atterrissant sur un banc à l'ombre d'un pont. Il était encore tôt et les coureurs du dimanche pas encore assez nombreux pour remarquer l'apparition soudaine d'une touriste. Je trouvai le café indiqué par Luccio et m'y installai à l'ombre. Sous la table, je lançai un sortilège qui teinta mes lunettes de vue. Décidément, il fallait que je passe des examens, je ne supportais plus le grand soleil. Par contre, ma guérison magique était bien entamée, puisque j'avais joué de magie deux fois ce jour-là, ressentant à peine un pincement au cœur.
Au bout d'une demi-heure et quelques bâillements plus tard, je finis par faire signe au serveur de m'apporter un cappuccino. Une heure plus tard, je lui commandai cette fois un café corsé, sentant que la tiédeur ambiante, associée à l'ombre du parasol et au ruissellement de l'eau, me berçaient. Quand une heure plus tard sonna l'Angelus, le serveur vint me voir et me demander si j'attendais quelqu'un ou simplement profitais de la journée. Je dois bien avouer que j'avais envie de bavarder, aussi l'invitai-je à s'asseoir le temps que mon compagnon se décide à se montrer.
Etait-ce ma chance qui allait finir par devenir légendaire ou bien simplement la loi de Murphy, mais alors que le serveur tirait la chaise face à moi, Luccio arriva en courant, sa chemise à moitié enfoncée dans son pantalon qu'il avait manifestement enfilé de travers.
« Ouah, je savais que le service était nickel, mais anticiper à ce point, chapeau !
- Mais voyons, tu te rends compte que ce pauvre garçon a attendu… »
Je regardais ma montre.
« … seulement deux heures et demi que tu daignes poser tes fesses sur cette chaise.
- Ne t'y mets pas aussi s'il te plait, grogna-t-il en levant les yeux au ciel. Un café s'il vous plait.
- L'addition pour moi, claquai-je en me redressant violemment. Pardon pour le dérangement, m'excusai-je en allemand auprès du serveur qui avait manifestement prolongé son service pour me tenir compagnie.
- Ce n'est rien, merci de votre visite et j'espère à bientôt. »
Je lui répondis d'un sourire et acceptai la carte du bar qu'il me tendit. Je ne fus pas surprise d'y trouver son numéro de téléphone annoté, ni de voir la grimace qu'il adressa à Luccio quand celui-ci comprit que je ne reviendrais pas m'asseoir et étais bien décidée à m'en aller.
« Attends ! cria-t-il de l'autre bout du quai.
- Pourquoi faire ? Pas un mot d'excuse, pas de nouvelles pendant une semaine. Je sais que j'étais occupée, mais tu aurais au moins pu répondre ou dans le cas présent t'excuser.
- M'excuser, pourquoi…
- Mais je suppose que tu étais bien occupé. Au fait, comment s'appelle l'élément perturbateur d'hier soir ?
- Ca ne te regarde pas, s'emporta-t-il.
- Ah oui ? Parfait. Au fait, le serveur m'a donné son numéro de téléphone, j'ai bien envie qu'il me distraie ce soir. Mais ça ne te regarde pas… » répondis-je avec Ironie.
Je lui tournai le dos. Il m'attrapa la main voulant me retenir, mais je la lui arrachai.
« Je crois que je suis fatiguée par la semaine, on se parlera lundi au bureau et à tête reposée. Au fait, très joli ce t-shirt, quoi que un peu profond le décolleté. »
Il rougit furieusement et me lâcha la main pour fermer les boutons de sa chemise jusqu'au col. Je n'attendis pas qu'il ait terminé. Une fois cachée par le bras de rivière et l'ombre du pont, je transplanai à la maison. Je pouvais croire à un certain nombre de choses, mais le concours de circonstance, et notamment ce T-shirt féminin enfilé par négligence faisaient un peu trop pour que mes soupçons ne soient pas fondés…
Pour ne pas pleurer, m'imaginer trop de choses, et définitivement obscurcir ma journée, je me préparai une potion de sommeil sans rêve, et me mis au lit bien tôt pour quelqu'un dont le sommeil était accordé sur les cycles de la lune et du soleil.
Merci à Alana Chantelune, Alianorah, Shiri, Loukichou lolo et Addy pour la trace de leur passage et leurs encouragements.
Angharrad, dernière modification le 8 novembre 2010
Première publication le 12 mai 2005
