Un Voile entre les mondes

Quatrième partie : D'amour et d'Amitié

13 – L'amour n'est pas innocent

Le reste de la semaine fut plus que morose. Luccio ne sembla garder aucun souvenir de la soirée de dimanche, et je me soupçonnai d'avoir effacé sa mémoire dans un élan de peur panique. Je me souvins qu'il existait un sortilège pour déterminer quel avait été le dernier charme lancé par une baguette, mais le courage me manqua. Je restai donc dans l'incertitude et la crainte, évitant de croiser son regard, et plus encore de me retrouver seule avec lui.

Ma dernière semaine touchait à sa fin, et j'en étais presque soulagée. Presque, car mon cœur était troublé. J'avais envie de prendre mes jambes à mon cou et fuir. Et en même temps, certains de mes amis me manquaient déjà. Jenny qui était rentrée au Pays de Galles pendant mon absence, Amanda qui préparait activement son départ pour les Etats-Unis, Umit qui était en voyage en Turquie, Ivonne qui rentrait dans son village natal pour s'y marier... et Fred qui achevait ses travaux et préparait son retour en Angleterre.

Etonnamment, George, que je n'avais plus vu pendant presque un mois, redevint mon compagnon de jeu. Plutôt que de laisser le souvenir d'une Reine de glace, j'avais décidé de jouer des tours à chacun de mes collègues. George était apparu comme par enchantement et m'avait proposé quelques tours de son cru. Je dus me retenir d'utiliser la magie, mais George était d'une inventivité extrême pour un moldu. Je retiendrai le faux tag dessiné sur la voiture du grand chef. Et vive le cellophane !

J'avais bouclé ma valise vendredi soir, et m'apprêtais à passer une soirée tranquille en salle de télévision, quand Ivonne entra et m'arracha la télécommande des mains.

« Hé ! Qu'est-ce qui te prend ? m'écriai-je.

- Ah tiens, tu te décides à parler allemand alors que tu rentres chez toi ? Bizarre…

- C'est pour te faire lâcher prise plus rapidement. Allez, rends-moi la télécommande.

- Non, on m'a bien fait comprendre que si je n'arrivais pas à t'arracher de ton mutisme, la petite fête qui a été organisée pour nos départs respectifs, sur les bords de l'Elbe, serait annulée. Et je ne compte pas manquer cette fête sous prétexte que tu as réussi à vous détruire tous les trois plutôt que de faire un choix raisonnable entre Fred et Luccio.

- Ne mêle pas Fred à cette histoire ! C'est ma faute si je me suis trompé sur Luccio, pas celle de Fred ! Même si il n'avait pas été présent, je me serais séparée de Luccio !

- Pfff les Faëriens… marmonna-t-elle entre ses dents. Aveugle tu es arrivée, aveugle tu repartiras. Tant pis, je compte bien de profiter de la soirée. »

Et sans me laisser la chance de protester, elle me tira par le bras et me poussa dans sa voiture.

Tout le monde était là, ou du moins passa sur la petite plage et autour des feux de bois. Si revoir certains visages me fit plaisir, il faut bien avouer que j'étais déjà partie dans ma tête. Et la présence de certains ternit de beaucoup le tableau. Je vis Luccio manipuler pour me parler seul à seul. Mais je n'en avais que faire et l'évitais autant que possible.

« Ah tiens, personne n'a vu Fred ? C'est aussi sa fête de départ non ? demandai-je innocemment.

- Ton frangin adoré avait autre chose de prévu avec les collègues de son service. Tu sais, les têtes d'ampoules qu'on les appelle. Alors on n'a pas insisté, » m'expliqua Antonio en me collant un verre de vin rouge.

Je lui fis la grimace en le vidant sur le sable. Il savait que je ne tenais pas le rouge, et pourtant il n'avait encore jamais réussi à me voir complètement saoule. Manifestement il avait décidé d'y remédier ce soir.

« Tu sais où la soirée avait lieu ? m'enquis-je très sérieusement.

- Parce que tu as l'intention de t'éclipser ? » s'indigna Luccio en me prenant la main, ayant échappé à son cercle d'Italiens.

Le regard que je lui lançai devait être terrible, car il recula de plusieurs pas et lâcha ma main comme si elle l'avait brûlé.

« Tu veux que je te dépose en ville ? proposa Antonio qui, sans en avoir l'air, était le mister ragots du groupe.

- Oui s'il te plait. J'ai toujours un pari inachevé avec Fred et George, et je ne tiens pas à m'avouer vaincue, » déclarai-je.

Luccio voulut nous suivre, mais Héléna la jeune Italienne l'attrapa par le bras. En quelques mots, Héléna fut l'élément perturbateur de l'équilibre précaire que j'avais établie entre Fred, George, Luccio et moi. Il faut bien avouer que George était si souvent absent qu'il ne joua pas beaucoup dans la balance, mais l'arrivée d'Héléna, et le changement de comportement consécutif de Luccio firent beaucoup.

Alors que Luccio me proposait donc de m'accompagner seul, Héléna s'accrocha à son bras, trébuchant et lâchant une bouteille de vin.

« Luccio, j'ai la tête qui tourne, est-ce que… »

Je souris, il était piégé et coupé dans son élan pour me parler à nouveau. De toute façon, même si mes mots semblaient assurés, j'éprouvais encore de la peur face à lui. Et il avait dû le ressentir, c'est pourquoi je ne voulais plus qu'il me touche, ne serait-ce que m'attraper la main pour attirer mon attention.

« Vous vous êtes quittés en mauvais termes avec Luccio ? me demanda Antonio alors qu'il conduisait plus lentement qu'à son habitude vers la ville.

- Disons que la confiance n'y était pas. Et puis je suis la Reine de Glace, ne l'oublie pas, le feu latin et la glace nordique ne font pas bon ménage.

- À d'autres, miss Tinguette. Tu t'es juste trompée d'homme. »

Je voulus me défendre et répondre, mais il était pire qu'Ivonne. Et il n'y avait rien à dire, car pour moi il était trop tard.

Je me rendis au bar que m'avait indiqué Antonio, mais n'y trouvai pas trace de Fred. Je courus à travers la ville de Lünebourg, celle-là même où nous nous étions rencontrés. Il était introuvable. Aussi en désespoir de cause, je me décidai à lancer un sortilège de traque, mais ma baguette resta inerte.

Tout espoir de retrouver les jumeaux était perdu. Me sentant idiote de perdre ainsi la dernière soirée que j'aurais pu passer en leur compagnie, je me dirigeai vers l'arabe du coin, et m'achetai une bouteille de vodka que je me fis un devoir de descendre seule, à déambuler dans les rues de la vieille ville.

J'avais toujours cru avoir l'alcool joyeux, mais ce soir-là c'est ma peine et mon cœur brisé que je donnai en pâture à l'alcool. Comme je l'avais fait quelques jours plus tôt aux pieds d'un phare abandonné, je me mis à pleurer et hurler dans le cimetière abandonné du vieux quartier de la ville. Et qu'importe le voile qui obscurcissait mon esprit et ces regards hagards qui me dévisageaient : tout serait fini le lendemain, alors à quoi bon m'attarder encore ?

Je me mis alors à chanter, tout et n'importe quoi. Dans toutes les langues, dansant avec la bouteille à la main pour ce public dont les regards tristes et perturbés me transperçaient le cœur, augmentant ma douleur.

Et au moment où j'allais m'effondrer au milieu de ces esprits malades, je me retrouvai emprisonnée dans l'étreinte familière des jumeaux.

« Dans quel état t'es-tu mise, petite sœur ? murmura Fred au creux de mon oreille.

- Je ne… suis pas… articulai-je lentement, la bouche pâteuse d'avoir trop bu.

- Là… tout va bien, nous allons te ramener à la maison, » continua George.

Mais je les repoussais l'un et l'autre et tombais mon pied ayant roulé sur la bouteille vide de vodka.

« Mathilde ? appelèrent-ils.

- Ne les laissez pas l'emmener ! cria une voix d'outre-tombe qui couvrit leurs cris de son français ancien. Ne les laissez pas lui ouvrir le cœur ou le Nécromant sera…

- Taisez-vous ! Taisez-vous ! TAISEZ-VOUS ! hurlai-je, ma baguette dans la main, mes poings refermez me martelant les tempes.

- Mathilde ! »

Je sentis qu'on voulait m'atteindre, mais je ne l'acceptais pas, je ne voulais plus de ces voix dans ma tête, de ce voile qui sans cesse s'abattait et me cachait ce à quoi mon cœur aspirait. Je voulais disparaître et oublier…

D'un geste maladroit, je voulus transplaner, mais ce n'est pas seule que j'arrivai dans la salle d'eau de la résidence. Je lâchai ma baguette alors que je perdais connaissance, mais une claque bien sentie me ramena à moi.

« Tu ne vas pas partir comme ça. Allez zou, sous la douche !

- Non je ne…

- Pas de mais, vas-tu écouter ton frère non de non ? ! »

Je voulus protester une nouvelle fois, mais le jet d'eau vive vint s'écraser sur mon visage et me brûler la peau. Je manquai de m'étouffer, et voulus m'échapper de la douche. Mais Frederick était entré avec moi dans la cabine et me maintint en pressant son corps contre le mien debout et sous le jet.

« Je ne suis pas ta sœur. » soufflai-je entre deux haut-le-coeur.

Je me laissai donc aller contre lui, et étouffai les premiers sanglots qui montèrent de ma gorge contre sa chemise trempée. Sans diminuer la pression du jet, il en diminua la chaleur, et bientôt l'eau devint glacée. Je me perdis dans le parfum de sa peau et surpris l'odeur forte mais familière de l'alcool. Elle était différente de la vodka que j'avais versée sur mes vêtements, et pourtant je la connaissais comme un souvenir embrumé de bière sucrée.

« Fred je… tu… murmurai-je.

- Héhé, aussi égaré l'un que l'autre petite soeur… répondit-il simplement, tout en resserrant sa prise sur mes épaules et autour de ma taille.

- Je ne suis pas ta soeur… »

Mais rien de ce que j'aurais pu dire ne lui aurait montré la réalité. Aussi, je m'écartai de lui et le repoussai. Déséquilibré, il lâcha légèrement prise et arrêta sa chute en se pressant contre le mur de la douche. Ceci fait, son visage était à hauteur du mien.

« Je suis… »

Ses lèvres trouvèrent les miennes avant que je n'ai terminé ma phrase. Surprise par son mouvement, je donnai un coup de rein pour me redresser, ce qui eut pour effet de refaire partir le jet d'eau qui s'était tari et de me faire tomber un peu plus dans ses bras.

Mais cela n'avait plus d'importance, car nous étions tous deux perdus pour le monde extérieur.


Merci à Addy, Aliri et Alianorah pour leurs petits mots encourageants ainsi qu'à tout ceux qui lisent ce texte.

Angharrad, dernière modification le 17 novembre 2010
Première publication le 16 mai 2005