Cinquième partie : Entrer dans les ténèbres

1 – Le retour


Les étoiles me demandèrent « quel est ton rêve ? ».

Les nuages me demandèrent « quel est ton rêve ? ».

Les fleurs me demandèrent « quel est ton rêve ? ».

Et… j'ai répondu dans une langue incompréhensible pour l'être qui ne savait plus sourire… « Je veux être heureuse »…

Alors il n'est plus de besoin de pleurer maintenant. Tu comprends n'est-ce pas ? Maintenant et dans le futur…


Le printemps montrait le bout de son nez alors que je descendais de l'avion. Je pris le temps d'inspirer l'air pollué de l'aéroport, et faire attention à ce que ma robe ne vole pas trop haut et ne dévoile plus qu'elle ne montrait déjà. Pas parce que cet air chargé de fioul et autres vapeurs toxiques m'inspirait plus que ça, mais parce que c'était l'air de mon pays.

Un enfant me bouscula et je perdis l'équilibre. Cela m'arrivait si souvent ces derniers temps que je laissai le mouvement me guider et me rattrapai contre la rambarde de l'escalier en évitant les chocs.

« Voyons Matthieu, fais un peu attention, vous allez bien mademoiselle ? Oh. »

Je souris en voyant son expression. De dos, malgré une cambrure un peu exagérée, je paraissais toujours adolescente. Mais de face, le ballon rond qui me servait de ventre ne laissait aucune ambiguïté sur mon état.

« Ne vous inquiétez pas, je vais bien. Charmant petit bonhomme que vous avez là ! » déclarai-je en ébouriffant les cheveux de l'enfant qui avait baissé les yeux et attendait sa punition en bas de l'escalier.

« Merci. Est-ce indiscret de vous demander ce que vous faites dans l'avion ? Je veux dire, vous semblez bien avancée, et j'ai cru comprendre qu'il valait mieux éviter les voyages aériens au-delà du cinquième mois.

- Mais ils ne sont pas interdits. Je devais rentrer en France rapidement. Et puis, fainéants comme ils sont, je ne crois pas qu'ils se seraient décidés à me faire une farce pareille, même une veille de premier avril, » expliquai-je en caressant affectueusement le rond de mon ventre.

Comme pour répondre à cette taquinerie, je ressentis les coups de pied familier me tirailler l'estomac.

« Fainéants comme ils sont ? Des jumeaux ? »

Je fronçais les sourcils.

« Des triplés ? »

Elle écarquilla les yeux et je souris en me rappelant que la pupille pouvait se dilater de mille fois sa taille en quelques millièmes de secondes.

« C'est merveilleux ! Quelle chance vous avez ! Mais où se trouve votre mari ? Ne devrait-il pas vous accompagner ? »

Je me contentai de sourire mystérieusement. J'allais encore en choquer une, mais après tout, n'était-ce pas ce que j'avais planifié plus jeune, alors que Maman me faisait gentiment remarquer qu'il serait temps de me caser ?

Je récupérai sans problème mes affaires et quittai la jeune maman au passage des douanes, bien que celle-ci aurait aimé s'assurer qu'un compagnon - fictif - vienne me chercher à l'aérogare. Je devais reconnaître ne pas avoir eu le courage de lui avouer la réalité de ma situation, que je voyageais seule et n'étais pas attendue. Après tout, cela ne regardait que moi.

Je fis un détour par la zone sorcière de l'aéroport pour déclarer les quelques éléments magiques rares et artéfacts que j'avais ramenés de mon voyage au Canada. Surtout des objets Inuits, chez qui j'avais séjourné quelque temps, pour étudier l'harmonie dans laquelle vivaient les moldus et sorciers de cette communauté.

Je devais bien avouer que j'avais été fascinée par leur shaman, et avais trouvé une stabilité et une philosophie chez ce peuple, qui m'avait permis d'accepter un peu mieux certains événements dépassant mon entendement, à défaut de les comprendre. Je devais sûrement tenir cette fascination du fait que je me considérais trop égoïste et pas assez généreuse par rapport à eux, peut-être aussi de mon père. Je me souvins d'heures passées à déambuler chez les antiquaires, alors que j'étais adolescente, cherchant de nouvelles pièces pour sa collection d'esprits en pierre de savon taillés par ce peuple.

Quelques mois avaient passé depuis l'Allemagne et mon départ précipité. J'avais envoyé une lettre rapide d'explication à la famille, une fois atterrie et installée au Canada, pour donner quelques nouvelles relativement vagues au cas où on se lancerait à ma poursuite. Je m'étonnais encore moi-même, en rédigeant ces lignes, de la paranoïa aigue dont j'étais victime. Peut-être était-ce un mélange d'hormones, de stress et de peur de ce dont on m'accusait, mais que je ne comprenais pas.

J'avais initialement prévu de m'installer aux USA, mais un arrêt à Salem me fit comprendre que je n'étais pas prête pour la mentalité des sorciers américains. En fait, je n'étais prête pour aucune mentalité purement sorcière. Et quand je découvris mon état au bout de quelques semaines de voyage, je sus que je ne pourrais pas vivre dans une communauté purement sorcière.

Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. J'avais accepté, mon retour à la magie, même si une certaine retenue rendait mes sortilèges encore incertains. Mais celle-ci n'était pas prête pour moi. Et me retrouver à vingt-cinq ans célibataire et enceinte ne facilitait pas les choses.

Peut-être ne le savez-vous pas, mais il existait dans les temps anciens une sorcière qui, ayant échappé à plusieurs reprises à la convoitise des hommes, déclara ne vouloir épouser personne avant l'âge de vingt-cinq ans, auquel elle considérait avoir profité de sa vie de jeune fille et être prête à se marier. Hélas, ou peut-être heureusement, les temps difficiles auxquels elle vivait lui imposèrent d'entrer dans les ordres afin de pouvoir protéger et soigner sans qu'on ne questionne les miracles qui l'accompagnaient. Elle fut béatifiée, et devint Sainte Catherine, la patronne des jeunes filles.

Les sorciers respectent celles qui font ce choix, mais comme Sainte Catherine, ils espèrent, plus qu'exigent, la pureté des concernées, ou du moins une discrétion sur leurs activités. Enfin tout ça pour dire que je n'étais pas dans une position très favorable quand je découvris mon état.

Étonnamment, il ne me vint pas une seule seconde à l'esprit d'avorter. J'étais pourtant dans les délais, mais je n'y songeais même pas. La vie qui grandissait en mon sein ne serait pas perdue. J'avais vu trop de femmes pleurer la perte d'un enfant ou leur incapacité à concevoir, je ne pouvais me résoudre à donner la mort.

Aussi acceptai-je la mission qu'on me proposa : parcourir les étendues canadiennes pour référencer la population magique, étudier l'entente dans les communautés mixtes et m'assurer que le secret de la sorcellerie était bien gardé ou déguisé.

Et j'en fus ravie, car ce qui était un inconvénient dans un travail de bureau au fin fond du comité international de la magie devint un avantage auprès des communautés reculées qui voyaient trop souvent leurs enfants mourir en bas âge et leurs femmes en couche.

Les souvenirs m'avaient menée jusqu'à la porte de l'appartement familial. J'entendis les voix rieuses de ma sœur et ma mère. Je fus surprise, Laurane n'aurait-elle pas dû être au travail un après-midi de semaine ? Bah, au moins, une personne à qui je n'aurais pas à refaire le discours interminable des explications qu'on ne tarderait pas à me demander.

Inspirant profondément, je posai ma valise sur le paillasson et sonnai à la porte de ce qui fut pendant plus de vingt ans mon foyer.


Merci à Bastetamidala, Melinda Potauxroses, Ptite fleur la fée, Kirfée, Didi, Aliri, Shiri pour la trace de leur lecture et leurs messages encourageants.

Angharrad
Première publication 2005
Dernière mise à jour le 27 novembre 2010