Un Voile entre les mondes
Cinquième partie : Entrer dans les ténèbres
4 – Les Semeurs
Je parvins à contenir les contractions, dans le sens où personne ne vit mon malaise, trop captivés par le nouveau-né dans les bras de ma sœur. Je profitai donc de leur inattention pour m'éclipser dans le couloir. Je croisai alors Bertha et l'elfe qui la suivait à la trace, les bras chargés de linge propre et potions calmantes. Celle-ci me reconnut immédiatement et, me voyant pâle comme le linge, me força à m'allonger dans une chambre inoccupée.
Je restai là étendue, silencieuse, le regard posé sur le plafond, mais mon œil interne suivait les mouvements des bébés. J'inspirai et respirai lentement, utilisant chaque aspiration comme unité de temps entre les contractions. Celles-ci étaient lentes et régulières, et la douleur associée était plus due à mon dos toujours aussi fragile que réellement aux contractions.
Un médecin se décida enfin à venir me voir et dans un état second, je le laissai m'examiner. Il me murmura un vague « c'est pas pour de suite, je reviendrai plus tard », et me laissa à nouveau seule dans la mi-obscurité de la chambre.
Je parvins finalement à redescendre de ce lieu où je m'étais perdue et me levai. Dans les couloirs s'agitaient les médecins et infirmières. Je ne pensai pas qu'autant de femmes pouvaient accoucher au même moment, mais d'un autre coté, Paris est une ville de plusieurs millions d'habitants.
Je me glissai entre les patients et arrivai devant la pouponnière. Ma nièce y dormait en compagnie des autres nouveau-nés dans une bulle protectrice. Elle avait l'air tellement calme et paisible, et pourtant son petit front était fripé de rides qu'elle n'aurait pas dû avoir.
Je fronçai les sourcils avec elle et essayai d'accommoder ma vue qui ne cessait de jouer au yoyo depuis que je suis enceinte. Quelque chose n'allait pas. Une ombre, ou plutôt un voile léger qui flottait entre la salle blanche et la baie vitrée d'où j'observais les enfants endormis.
Instinctivement, je portai la main à l'azurite que les Shamans m'avaient offerte en m'apprenant la bonne nouvelle. Ils disaient que la pierre a le don de protéger les nouveau-nés des mauvais esprits. Je pénétrai donc dans la pouponnière et posai la pierre dans le berceau de ma nièce. Immédiatement, elle retrouva son teint rosé et la sérénité qui émanait de l'innocence endormie.
Je soupirai… Mieux valait ne pas chercher à comprendre, me dis-je sur le moment. Et pourtant l'explication, si tant est qu'elle puisse être considérée comme explication, était sous mes yeux.
Tout en me redressant après avoir caressé et réconfortée ma nièce, j'aperçus du coin de l'œil un mouvement qui quittait la pouponnière. Je me précipitai à sa suite, et devinai au bout du couloir la forme fantomatique d'une infirmière. Je me mordis les lèvres, croyant la grosse Bertha revenue me tourmenter, mais remarquai vite que l'esprit marchait à quelques centimètres au-dessus du sol. Partagée entre la peur de l'esprit frappeur et la curiosité maladive que j'éprouvais pour les fantômes, je la regardai voleter à travers les couloirs, me lançant de temps en temps un regard sombre, comme si je l'empêchais de jouer avec les vivants.
Je la suivis, silencieuse compagne, dans son périple de mort, et la regardai accueillir ou punir les morts. Je ne me posais pas de question, simplement fascinée par la mort qu'elle dispensait.
Aurais-je été dans un état plus clairvoyant, peut-être aurais-je été choquée de la présence de ce fantôme que je semblais la seule à voir. Mais toutes les femmes vous le diront, se préparer à donner la vie est une épreuve comme il en existe de très rares.
Je revins cependant à moi en entendant le cri strident d'une infirmière qui appelait à l'aide. Devant moi, la Semeuse tenait par le cou l'âme de la femme qui était supposée plongée dans le coma. Aux cris, je compris que ses signes vitaux diminuaient d'intensité, et pourtant je la voyais face à moi, prisonnières de griffes de la Semeuse.
Je ne me suis jamais voulue héroïque, mais il est des situations où l'instinct prend le dessus et oublie la raison. Ne sachant ce que je faisais, je tendis la main vers la Semeuse, mais celle-ci s'écarta vivement, sa proie toujours prisonnière de son étreinte mortelle. Je sentis qu'on me bousculait, mais je ne voyais que la Semeuse et la victime. Je plongeai vers elle, mais une fois de plus elle m'évita et me repoussa.
Prenant appui contre le mur, je tirai ma baguette pour lever une barrière contre l'esprit frappeur qui me menaçait, délaissant sa victime. L'arme sorcière réagit violemment et se couvrit de givre. Givre qui se propagea le long de ma main et la recouvrit.
Une silhouette toute de lambeaux noirs vêtue apparut au bout du couloir. Je crus un instant à la présence de Détraqueurs, mais elle aurait été fatale à la plupart des patients de l'hôpital. Et puis ses yeux rouge sang flamboyant me détrompèrent.
Je voulus me défendre contre elle, prise de panique aux souvenirs de cette nuit, prise de panique me rappelant que je ne savais pas repousser les Détraqueurs, et prise de panique pour l'esprit frappeur qui, s'il ne m'attaquait pas moi, semblait s'en prendre aux faibles que je n'arrivais pas à défendre.
Mais l'esprit recula devant la silhouette sombre qui s'interposa entre elle et moi. Un claquement de doigts, un simple regard, et l'esprit frappeur disparut en un cri à déchirer les cœurs les plus endurcis. Je voulus parler, mais l'être de ténèbres le fit le premier.
« Tu n'as pas encore accepté, pourtant tu ne peux plus reculer. »
Je me figeai et levai mon regard paniqué vers l'ombre.
« Ne pleure pas ce qui ne peut-être défait. Pense uniquement aux vivants. »
Je voulus réagir, dire quelque chose, mais la silhouette posa une main décharnée sur mon ventre. Une douce chaleur s'en éleva, faisant fondre le givre qui me couvrait de la tête aux pieds, puis elle disparut en un flash de lumière.
Merci à Bastetamidala, Lessa, Melinda potauxroses, Kirfée, Aliri, Tsahel pour la trace de leur passage et leurs encouragements.
Angharrad
Dernière mise à jour le 8 décembre 2010
Première publication le 27 août 2005
