Un Voile entre les mondes

Cinquième partie : Entrer dans les ténèbres

5 - Naissance

J'ai repris le sens des réalités, appuyée contre le mur. J'avais dû être propulsée contre celui-ci, ou bien étais-je simplement tombée. En tout cas je m'y cramponnai comme si ma vie et celle de mes enfants à naître en dépendaient. Dans la chambre, la femme dans le coma avait repris des couleurs. Elle ne s'était pas réveillée, mais au moins était-elle hors de danger.

Je voulus me relever, mais les contractions avaient repris de plus belle, et la douleur de mon dos ne cessait de croître. Je parvins au bout de plusieurs essais infructueux à me remettre debout, puis à me traîner, plus que marcher, vers la chambre qui m'avait été allouée. Mais je m'arrêtai en plein couloir, entendant les cris de l'accueil.

« Puisque je vous dis que je dois voir Mathilde Lenoir ! »

Cette voix…

« Laisse tomber Fred, et fonce dans le tas, ils ne te laisseront pas la rejoindre. »

Ces deux voix.

« Vous ne pouvez pas la voir, les visites sont interdites et nous sommes débordés avec tous ces accouchements prématurés. Veuillez revenir demain matin.

- Vous ne voulez vraiment pas me laisser passer ? Je dois absolument voir Mathilde ! » s'énerva Fred.

Je frémis, je ne l'avais jamais vu s'énerver à ce point, même la fois où Gustavo avait fait des insinuations graveleuses sur nous.

« Monsieur Lenoir a demandé expressément que personne ne vienne troubler l'accouchement de ses petites filles. Veuillez obtempérer ou je serai obligée d'appeler la sécurité.

- Laisse tomber Fred, elle est bouchée et ne veut rien entendre, reprit George en anglais. Et si c'est Lenoir senior qui a demandé l'isolation, même Mathilde et son caractère de chien ne peuvent quitter la chambre. »

J'eus un petit sourire fier et malin. Ainsi mon Grand-père avait demandé à ce que je sois surveillée et pourtant, j'étais là à me promener dans les couloirs du Val de Jeanne sans surveillance. Mais les battements de mon cœur ne se calmèrent pas pour autant, entre peur, excitation et douloureuses contractions qui ne voulaient pas s'arrêter.

« Je me fiche de ce qu'a pu exiger M. Lenoir. Il est question de Mathilde, pas sa petite fille, pas n'importe quelle femme, mais MA femme, qui va donner naissances à NOS enfants.

- Monsieur, les ordres sont formels et…

- C'est bien la peine qu'ils lancent un sortilège de traçage et préviennent les pères si ils ne peuvent pas…

- George la ferme tu… »

Frederick s'était retourné pour fusiller son frère du regard et me vit. Je voulus reculer, mais une contraction plus forte que les autres me fit perdre l'équilibre, et je serais tombée à la renverse si le mur n'avait été si proche.

Je voulus me relever seule, mais le liquide coulant entre mes jambes ne me laissa aucune illusion. Mes petits bouts allaient naître, et Frederick m'avait retrouvée au pire moment. J'avais les larmes aux yeux et voulus encore une fois me relever, mais deux bras forts s'enroulèrent autour de moi.

« Tu es incorrigible. Ce n'est pourtant pas le moment de te balader et te blesser. »

Sa voix, douce et tendre, soufflant dans mes cheveux. Je voulus protester, lui parler, mais il posa simplement son index sur mes lèvres.

« Chut… Tu as autre chose à penser pour le moment. »

Et sans effort apparent, il me souleva et me ramena à ma chambre.

Le temps que Fred me dépose sur le lit, il n'y avait plus de doute possible, les petits étaient bien en route pour notre monde. Pourtant, la douleur que je ressentais n'était pas celle que j'avais attendue tout au long de ma grossesse. Que pouvais-je y connaître, me direz-vous ? Et bien, j'avais connu mon lot de peines et de douleur dans ma courte vie, et je reconnaissais certainement la douleur, notamment celle de mon dos qui était née cette nuit fatidique où j'avais osé abandonner la magie.

Je voulus repousser Fred alors qu'il m'installait sur le lit, mais il saisit mes mains tremblantes et les bloqua dans les siennes. Il tremblait aussi et ses yeux vibraient d'une lueur dangereuse. De la colère, de la haine ? Inconsciemment, je tendis mon esprit vers lui et son regard changea. Il devint plus doux et presque apaisant. Il me sourit timidement, et murmura :

« Ce n'est pas pour moi que tu dois t'inquiéter mais pour eux. Ils ont peur et je ne peux pas les rassurer.

- Les rassurer ? »

Sans prendre de précaution pour ma timidité maladive, il écarta la chemise de nuit d'hôpital et posa sa main chaude sur mon ventre douloureux. Je fermai les yeux, claquant des dents à la venue d'une nouvelle contraction, puis tournai mon attention sur les petits.

Peur, panique, douleur, déchirement, lutte. Ils se battaient contre mon corps qui les expulsait, mais pas seulement. Un coup, plus fort que les autres. J'en eus le souffle coupé et rouvris les yeux sur le monde extérieur. J'avais dû perdre connaissance ou tourner de l'œil. Fred m'avait giflée tandis que le médecin, qui était arrivé je ne sais quand, m'examinait.

Le médecin recula et me dévisagea, son expression blanche de toute émotion.

« Je reviens tout de suite. Avez-vous des allergies quelconques aux calmants et anesthésiant ?

- Pourquoi… soufflai-je en laissant passer une nouvelle contraction.

- Vous ne pourrez pas accoucher par voies naturelles, une naissance magique est dangereuse dans le cas de naissances multiples. »

Je me redressai comprenant ce qu'ils voulaient faire, mais Fred me retint.

« Vous n'avez pas peur du sang monsieur…

- Weasley, Frederick Weasley. »

Les yeux du médecin s'écarquillèrent, puis il acquiesça et se retira sans poser plus de questions. Fred se tourna vers moi et sourit tendrement, son regard d'un bleu sombre, couleur de tempête. Et pour la première fois j'ouvris les yeux sur qui était réellement Frederick.

Déformé par l'accent allemand et oublié avec le temps, je n'avais pas fait la connexion. Mais à l'heure où toute capacité cérébrale aurait dû être anéantie, mon cerveau faisait enfin le lien. Les larmes que j'avais retenu tout ce temps coulèrent alors, silencieuse.

Si j'avais été dans un autre état, j'aurais couru vers l'océan auquel j'aurais déversé ma colère contre ma propre bêtise. J'aurais laissé le tourment qui m'habitait s'évacuer vers l'atmosphère, pour me laisser coquille vide en proie au vent. Mais ils étaient là à présent.

Frederick me serra dans ses bras et me murmura des paroles incohérentes. Je levai les yeux au-dessus de son épaule et vit George adossé à la porte. Nos regards se croisèrent, et il fronça les sourcils, puis soupira et se détourna.

Le médecin revint avec du matériel médical et plusieurs infirmières. Fred s'écarta pour les laisser accéder à mon ventre qui se tordait dans tous les sens. Je sursautai au contact froid du gel, puis les regardai manipuler et glisser les capteurs sur la peau.

« Un garçon à droite, son cœur bat vite mais pas d'inquiétude, tête en haut. »

L'infirmière nota l'information et fit apparaître d'un mouvement de baguette un premier berceau sous verre, une couverture bleue chauffante déjà prête à accueillir l'enfant.

« Une fille, la tête en bas, le cœur bat, mais à un rythme anormalement élevé. Madame, calmez-vous, vous effrayez les enfants. »

Je fermai les yeux et avalai ma salive. Je tendis la main pour attraper les bords du lit, mais Fred m'offrit ses doigts à broyer lors de la nouvelle contraction qui m'arracha un cri de douleur.

« Patience. Ah, voilà le dernier… »

Silence. Il leva les yeux et hocha la tête en direction de l'infirmière.

« Une fille, horizontale, en couverture des deux autres. Hémorragie qui contamine le placenta. »

Les mots résonnèrent dans mes oreilles et je me sentis propulsée hors de tout. Je me retrouvai debout, à la porte de ma propre chambre, à regarder le médecin et les infirmières s'agiter. La douleur n'avait plus prise sur mon corps, une péridurale associée à une potion sans doute à base de morphine rapidement injectées. Mon corps s'agitait et j'entendis le craquement sinistre des os de la main de Frederick, mais il tint bon et resserra sa prise sur moi alors que le médecin extrayait de mon ventre ouvert les enfants.

Je n'eus d'yeux que pour le premier corps. Une petite fille, blonde, le nez couvert de taches de rousseurs, les poings serrés et le visage crispé dans une expression de douleur qu'un enfant si jeune n'aurait pas dû connaître.

« Elle n'aurait pas survécu à l'accouchement, au mieux quelques mois, » déclara une voix près de moi.

Je ne tournai pas les yeux, mais reconnus son propriétaire.

« N'était-ce pas à elle de décider ? » murmurai-je, la voix tremblante de colère et d'impuissance.

Silence… Le médecin s'agitait autour de moi, refermant mon ventre et épongeant le sang. Frederick retenait mes mains qui lui avaient échappé alors que mon corps s'arquait et se démenait pour s'écarter des instruments médicaux.

« Tu devrais y retourner…

- Pourquoi faire ? Là-bas, il n'y a que déception, douleur, et tristesse. Même mon corps ne semble plus assez fort pour me supporter. Et il est là à présent.

- Ils t'attendent. »

La main glacée se posa sur mon épaule et du doigt me désigna les deux enfants survivants que les infirmières agitaient dans tous les sens, espérant leur faire pousser un cri. Je fis quelques pas vers les enfants, hésitai et voulus me retourner, mais sa voix me coupa dans mon élan.

« Je t'attendrai le temps qu'il faudra. »

Un souffle glacial me balaya le dos. Il avait disparu. Je clignai des yeux et me réveillai en pleurs, la voix éraillée par les cris dans les bras de Frederick. Les infirmières étaient toujours à agiter les jumeaux. J'échappai un instant à ses bras et me précipitai vers les infirmières. Celles-ci, surprises, me laissèrent leur arracher les nouveau-nés.

Nos regards se croisèrent alors que mes jambes cédaient sous mon propre poids et que Frederick nous rattrapait. Alors que je retenais mon souffle, ils laissèrent le leur expirer, et poussèrent leurs premiers cris.


Merci à Lessa, Aliri et Alionorah pour la trace de leur passage et leurs encouragements.

Angharrad
Dernière mise à jour le 8 décembre 2010
Première publication le 30 août 2005