Chapitre II : les marques de la colère.
Si l'avion n'avait pas pu voir l'immense créature qui dessinait sa silhouette au-dessus de l'océan qui séparait les deux continents, la plupart des poissons et autres créatures marines fuyait le dernier arrivant dans leur habitat. Depuis Emeraude, rien de plus monstrueux n'avait été croisé, si ce n'était en de rares occasions des immenses structures métalliques qui faisaient un bruit épouvantable quand on les rencontrait.
Mais cette fois, c'était différent. Une taille semblable à ses sœurs depuis longtemps, et pour le bonheur des humains, disparues. L'eau ruisselait sur un corps long, massif, couvert d'écailles unies en un assemblage crénelé et couvert de cals. Le tout prenait une teinte noire, avec des inserts blancs en quelques endroits, comme pour marquer sa présence au sein de la nuit noire.
Sa gueule dragonesque était munie de fortes dents aiguisées et prêtes à frapper. Son regard à la couleur pourpre cherchait déjà à distinguer le continent où ses premières attaques allaient avoir lieu. Baigné dans la Rivière de la Vie, Eaque avait connaissance de tous les points de convergence de ce que les vils humains appelaient le Mako, l'essence constitutive de toute vie. Il sentait bien devant lui diverses structures côtières, mais toutes étaient vides. Quelques dizaines de kilomètres plus au centre des terres, un immense gisement humain était clairement établi, un vrai régal pour la Rivière de la Vie en perspective. Il atteignit le rivage où il étendit toute sa taille. Ses longs bras, un rien reptiliens, se balancèrent régulièrement le long de son torse tandis que ses jambes massives, presque celles qui auraient pu équiper un robot de dessin animé, si ce n'était le tissu écailleux qui servait de peau, lui permettait d'avancer à un rythme assez rapide.
Un peu plus loin au Sud, la ville de Midgar dormait paisiblement. Un arrêté municipal avait réduit l'expansion de la cité à son enceinte bâtie quelques siècles plus tôt, au temps de la splendeur de la Shinra. Toutefois, les aménagements avaient été nombreux depuis l'arrêt de la compagnie, ruinée par la fin de l'exploitation du Mako. Certes les deux étages coexistaient toujours, mais d'immenses puits de lumière avaient été percés dans l'épais manteau d'acier qui soutenait les secteurs supérieurs. Les réacteurs avaient été remplacés par divers panneaux solaires, une fois que le smog fut suffisamment dissipé pour permettre la capture des rayons que dardait l'astre du jour. Les jours d'été, cela entourait la cité d'une aura lumineuse, le reflet de la lumière sur les cellules photoélectriques.
La partie supérieure de la ville possédait encore certaines marques des beaux jours de la Shinra. L'immense canon trônait toujours, immense tube rouillé, privé désormais d'utilité quelconque puisque privé de munitions. Le vieux building, qui avait pendant longtemps porté les marques de l'attaque de l'une des sœurs d'Eaque, était toujours aussi inaccessible. Le bruit courait qu'il abritait diverses expériences génétiques qui survivaient, se reproduisaient, vivaient en fait. La milice locale, puissante, héritage de la guerre des Consortiums, veillait au grain, personne ne pouvait sortir, personne ne pouvait espérer découvrir les secrets de l'immeuble, désormais surnommé le petit musée des horreurs. L'armée de la cité avait d'ailleurs parsemée la muraille d'armes lourdes, mesure vue comme futile par une population qui ne se pensait plus que jamais à l'abri de toute menace.
Sur la partie Nord du mur d'enceinte, plusieurs échauguettes avaient été montées, facilitant le travail des équipes de veilleurs, en fait chacune de ces petites casemates, très confortables pour le travail qu'il s'y faisait, accueillait deux veilleurs. Ces derniers trouvaient là des sièges moelleux, histoire d'être assis sans gêne pour leurs longues nuits d'observation, des frigidaires remplis par les soins de la mairie. Le salaire était bon, le travail avait une cadence peu pénible, seuls les horaires des veilleurs de nuit les gênaient pour avoir une vie de famille poussée. En bref, chacun taisait son impression d'inutilité vis-à-vis d'une surveillance qui leur semblait aussi vaine que futile.
C'était le cas de Graham. Solide gaillard d'une trentaine d'années, son passé de mercenaire lui avait permis de décrocher ce poste lors de son arrivée dans la mégalopole, une fois que sa famille naissante lui avait fait comprendre que la situation exigeait de lui qu'il trouve un poste beaucoup moins exposé que celui qu'il occupait, s'occupant de chasser les monstres qui gênait des autochtones. Son visage carré, musclé, avec quelques rides autour des yeux, s'était illuminé quand on lui avait annoncé que sa candidature était retenue. Aujourd'hui, ses yeux noirs étaient désabusés, face à un travail aussi terne que ses cheveux bruns. Il avait tu ses cris de dépit, lui restait un homme d'action malgré tout, le contraire du vieil homme, voûté, les cheveux gris, peu robuste, qui lui servait de coéquipier dans les tours de veille.
Depuis deux jours, il était de service de nuit, ce qui l'empêchait de voir sa petite Tomoé dans la journée. Son moral s'en ressentait, sa femme, Kaoru, et sa fille lui manquaient. Il regrettait son engagement il y a un an, mais savait parfaitement que son goût de l'action était désapprouvé par sa femme, soucieuse de ne pas toucher une rente qui marquerait la mort de son époux. Il ballait d'ennui, son compère était parti dans l'autre partie de la petite construction afin de dormir un peu. De toute façon, pour ce que cela servait de veiller… Il suffisait de se partager les heures de sommeil, afin que les vérifications radios soient faites.
Au bout d'un moment, il entendit un bruit sourd, une sorte de ronflement continu. Il sourit, pensant que c'était le vieux Marc qui dormait ainsi. Il ne dit rien, mais au bout d'un quart d'heure, il se décida à aller secouer son voisin qui devenait un peu trop bruyant à son goût. Il eut une mimique de stupeur en rencontrant sur le pas de la porte. Chacun avait pensé que c'était l'autre qui somnolait ainsi. Les deux se précipitèrent sur leurs jumelles pour scruter l'extérieur. Pendant un long moment, rien ne put être visible. Puis des taches blanches apparurent à l'horizon. Graham régla le grossissement pour découvrir l'immense créature qui s'avançait vers la ville.
Sans attendre plus, il se rua sur l'émetteur qui relayait les alarmes au centre de la garnison. Son annonce fut accueillie par un éclat de rire du planton qui les envoya promener. Après plusieurs nouvelles tentatives, cela exaspéra l'opérateur radio qui demanda à un gradé quelconque d'aller calmer les deux fous qui hurlaient au monstre. Ce fut un lieutenant insomniaque qui en fut chargé. Il arriva à la casemate une dizaine de minutes après la première alerte. Il consulta sa montre qui indiquait quatre heures du matin. Il soupira, se demandant ce qu'avaient absorbé les deux ahuris qui l'obligeaient à quitter son ordinateur et la partie où il était entrain de terrasser une civilisation utaïte, ses robots armés de lasers surpassant largement les samouraïs et les ninjas envoyés par l'autre civilisation, gérée par une intelligence artificielle qui semblait désastreuse. Une fois entré, alors qu'il allait leur passer un savon dont il avait le secret, il fut tiré par les manches vers les jumelles de veille. Il ne put que voir la créature qui s'approchait peu à peu, encore très loin.
Il resta près de cinq minutes, le temps de voir que la créature avançait à près de un kilomètre par minutes. Ce qui d'après ses calculs la mettrait à portée de tir général dans une vingtaine de minutes. Sans perdre de temps, il sortit un mobile de sa veste, composa un numéro en vitesse et fit son rapport. Son interlocuteur incrédule, eut du mal à digérer les informations. Il maudit le fait que le maire fût parti à Mideel, en raison d'une négociation économique. Cinq minutes plus tard, une sirène lugubre retentit dans l'air calme de la cité, extrayant violemment les habitants de leur sommeil paisible.
Les gens regardaient éberlués les combattants se rendre à leur poste. Rien ne les avait prédisposé à connaître de nouveau les affres de la peur qui avait baigné la ville, deux fois assiégée longuement durant la guerre des Consortiums. Rien que de penser à ce que pouvait dire les livres sur le sujet, pas mal d'autochtones eurent des coulées de sueur froide dans le dos. Les rumeurs parlaient d'une créature gigantesque, peut-être une Arme, chose qui ne fut pas pris au sérieux par les gens, le temps de la Grande Catastrophe avait vu l'anéantissement de quatre Armes par les Héros, aucune libérée par la planète n'avait subsisté. Quelle valeur pouvaient-ils donc donner à cette rumeur ?
Sur le toit du petit musée des horreurs, un puissant projecteur fut allumé dans la direction de la menace. Cela tétanisa encore plus les habitants, qui ne pouvaient pas voir au-dessus des enceintes et qui avaient appris que l'évacuation n'était plus envisageable. La panique gagna une partie de la foule qui partit se murer dans leurs demeures respectives. Les soldats en position virent bientôt Eaque s'approcher et le sourd ronflement pris sa signification, c'était le bruit des bras qui frottaient contre le sol.
Eaque sentait que la ville s'agitait. Un instant, il s'arrêta, ébloui par le gigantesque projecteur. Quand son regard se fût habitué à l'éclatante lumière qui jurait avec une nuit rendue plus sombre par les lourds nuages, il aperçut que des milliers de fourmis s'agitaient là-bas dans la cité ronde. En fait, en se rapprochant, il se dit que ce n'était finalement pas des fourmis, mais bien des humains, parés à en découdre. Il aurait pu, il aurait ri de cette situation où lui, le plus fort guerrier forgé dans les profondeurs du Temps, se retrouvait en situation d'être attaqué par de misérables avortons sûrs d'eux. Il décida de les laisser jouer, de les laisser attaquer. De toute façon, son secret lui permettrait de ne rien avoir au sortir de cette bataille.
Il s'approcha le plus possible, agrémentant le tout de quelques rugissements surpuissants, histoire de les pousser à attaquer. Ce qui fut fait, les batteries de canons de la ville se mettant en marche, lançant leurs projectiles vers la menace géante. L'explosion projeta quelques morceaux plus ou moins grands d'écailles dans toutes les directions et souleva un nuage vert, très odorant, les restes des zones touchées qui brûlaient. Il y eut une clameur de joie entre les créneaux, les humains se pensaient efficaces, clameur vite effacée dans un silence pesant. Eaque ne semblait pas atteinte du tout, bien au contraire, son tissu épidermique n'avait pas une marque.
Ce fut au tour d'Eaque de montrer sa puissance. Sous les obus, les missiles, les roquettes, il commença à faire pleuvoir ses sorts sur les portes de la cités, les bloquant sous les décombres des immeubles avoisinants qu'il fit exploser par des sorts de terre ou de feu. La milice cherchait bien à répliquer efficacement, mais fut considérablement gênée par la panique qui gagnait la populace. Les myriades de fuyards bloquaient les routes d'accès à la zone où se trouvait Eaque, quand on y parvenait enfin, il avait bougé vers les autres portes et il fallait refaire tout ce cirque.
Une fois cette partie de son œuvre achevée, le soliste se mit à jouer sa symphonie meurtrière, lançant pêle-mêle des sorts élémentaux, feu, glace et foudre ayant sa prédilection. Ainsi, alors que sur les remparts, on se battait avec énergie, l'enfer gagnait tous les quartiers, le bas de la ville subissait aussi des attaques violentes qui s'engouffraient dans les puits de lumière. Cette partie de son jeu accomplie, Eaque se mit à penser qu'il prenait trop de temps pour raser cette colonie de microbes. Il aperçut l'un des piliers, allongea son bras et l'arracha. Il regarda, avec un brin de satisfaction perverse dans son regard, tout l'ensemble se détacher et le secteur entier s'effondrer sur son jumeau inférieur. Il sentit qu'il n'y avait plus de survivants ici et s'attaqua à une autre partie de la cité. Plusieurs fois il répéta l'opération et plusieurs fois, les grincements du métal qui se tordait montraient la réussite de l'acte. Il se satisfaisait de cette besogne rapide et peu coûteuse en énergie. Si toutes les cités étaient ainsi, sa tâche serait accomplie en une dizaine de jours, ce qui laissait espérer un repos bien mérité assez rapide. Il était plongé dans ses considérations d'avenir quand une salve de cartouches manqua de lui crever un œil, lui faisant regretter sa suffisance. Il chercha son ennemi…
Graham regardait le désastre s'étendre sous ses pieds. La plupart de ses camarades gisaient sûrement dans un coin de la ville, des remparts, ou sous une masse de décombres. Il pleurait la perte de la ville, de ce secteur numéro cinq qui avait abrité sa femme et sa fille. Il avait compris qu'il ne se faisait que des faux espoirs en voyant le gigantesque agresseur dédaigner poursuivre son attaque sur le secteur. Le monstre devait savoir qu'il n'y avait plus aucune personne vivante sous les décombres. Les larmes coulaient naturellement sur ses joues, il ne pouvait pas les empêcher de ruisseler, de toute façon il ne le cherchait pas. Il courut hors de sa casemate, laissant son camarade qui avait une longue tache liquide sur son pantalon ainsi que son lance roquettes qui s'était révélé peu efficace. Il courut le long de la muraille, le chemin de ronde possédant lui aussi son lot de morts.
Le dernier îlot d'humains en état de combattre était assez loin. Graham put se faire une idée de la dévastation de la cité, se demandant si elle pourrait être reconstruite un jour à l'identique. Enfin elle l'avait bien été en à peine un an et demi après la Grande Catastrophe… Seul le pilier central résistait encore, soutenant le building Shinra. On sentait une immense pression contre ses vitres, de nombreuses silhouettes semblaient vouloir en sortir et le veilleur se demanda pourquoi cela n'avait pas été le cas. Si les monstres étaient toujours enfermés, c'est que les gardes étaient toujours à leurs postes. Contre un tel ennemi, il aurait fallu laissé tout le monde se battre, histoire d'avoir une chance face à ce qui devait être une Arme. Graham avait suivi les cours, la période de la Grande Catastrophe était sa partie préférée avec son côté épique et ses héros, dont Nanaki, le patriarche Tion qu'il avait pu rencontrer une fois au Canyon Cosmos, là où il avait rencontré sa femme… Tous ces souvenirs qui affluaient ne le rendaient que plus hargneux, plus déterminé à faire chuter le monstre qui menaçait le monde si ordonné qui avait été le sien. L'Arme allait payer cher sa forfaiture.
Il finit par mettre la main sur quelque chose d'utile, une mitrailleuse lourde. Améliorée, munie d'un chargeur à munitions explosives, elle était réservée à une équipe spéciale même si un seul homme appuyant sur la gâchette suffisait à son utilisation. Il chercha l'équipe qu'il découvrit désarticulée en contrebas. Cela expliquait les traînées noires sur le sol, résidu sans doute d'un sort de feu. Il prit place sur le fauteuil du tireur, ramena l'arme pour viser son ennemi. Il prit la décision de viser, la tête, le torse ayant fortement résisté à tous les projectiles qu'il avait encaissé. Il vit la traînée lumineuse de son attaque s'élancer vers l'œil gauche du monstre, le faire frémir. Il comprit que tout était vain, contre une telle force, un seul homme ne pourrait rien. Il vit le bras se lever et commencer sa descente vers lui. Au moins il ne souffrirait pas et ne serait pas trop longtemps séparé de ses deux amours…
Eaque n'avait pas tergiversé longuement avec l'insecte qui l'avait défié. Il n'avait pas que cela à faire et son adversaire, même s'il avait du courage et du cran. Il finit sa besogne tranquillement, peu dérangé par un quelconque obstacle. La seule chose qui l'intriguait encore était cette structure centrale qui débordait, selon ce qu'il pouvait sentir, de créatures non humaines, ou plutôt pas tout à fait humaines. Il ne prit toutefois pas le temps de la pitié, ses objectifs étaient clairs, mettre à mort l'espèce humaine, tant pis pour ces métis, eux aussi avaient du sang humain. Il émit plusieurs sorts de feu pour calciner la dernière parcelle intacte de la ville, avant de partir dans le matin débutant.
