Chapitre 3 : Un mauvais jour se lève…
Il ne fallut pas énormément de temps pour que les instances dirigeantes de la planète ne fussent au courant de la tragédie midgarienne. En fait, moins d'une heure après le départ d'Eaque, un hélicoptère survolait la ville et sa caméra embarquée filmait les dégâts survenus dans la cité martyrisée. Une fois l'ampleur du désastre réalisé, le Conseil de Défense instaura une censure stricte, bloquant toute circulation d'informations, d'images et de journalistes.
Le Conseil de Défense. Une institution vieille de deux siècles environ. A cette époque, diverses compagnies monopolistiques voulaient prendre le pouvoir, à l'image de ce qu'avait fait la Shinra en son temps. Et comme cette dernière, ce fut par les armes que la tentative eut lieu. Entre terrorisme et combats plus codifiés, le chaos était total. Aucun moyen de venir à bout de ce conflit n'existait en raison de l'indépendance de chaque région du monde, soumise à sa mégalopole. Sous l'égide de Junon, une instance fédérale fut instaurée, réunissant au départ Midgar, Junon, le Fort Condor, devenu une communauté de mercenaires, et Mideel. Au fur et à mesure que les combats semblaient cesser, d'autres villes se rallièrent à ce système, Corel et le Gold Saucer en premier lieu, la Costa del Sol ensuite, la confédération du Village Fusée et de Nibelheim et pour finir Utaï. Personne n'avait demandé l'adhésion du Canyon Cosmos, pourtant membre du premier jour, car la présence de Nanaki à la tête du village avait maintenu le système communautaire à mi–chemin entre le scientisme et l'écologie et débouté toute tentative d'implantation d'entreprises dans la cité. Ainsi la présence avait étonné, car la ville était exempte de toute violence, mais l'avis de l'avisé Tion était toujours très apprécié.
Une fois les cités inscrites dans la fédération, les consortiums comprirent que leur temps de gloire était en péril. Les combats reprirent, mais cette fois entre les consortiums et la fédération qui créa le Conseil de Défense pour organiser l'Armée de l'Alliance, créée avec le volontariat et la conscription. La guerre resta indécise, la victoire ne voulant pas choisir son camp, jusqu'à qu'une série d'assassinats inattendus et successifs vint décapiter l'élan des armées des compagnies commerciales. Ces dernières subirent une série d'échecs cuisants, les nouveaux chefs de guerre ne valant pas ceux qui avaient été les victimes de sicaires. Le traité de paix fut lourd pour les vaincus : le monopole fut aboli, les compagnies démantelées et leurs milices intégrées dans l'Armée de l'Alliance.
La crise actuelle dépassait les précédentes par le ravage entier d'une ville. Certes, Utaï avait souvent essayé de faire sécession, arguant de la disparition de véritable menace, mais la force avait toujours ramenée la cité dans le giron de la Fédération, ou plutôt du Conseil de Défense, la véritable tête de l'organisme. Elle avait pris des mesures radicales, comme l'éloignement des Kisaragi du pouvoir local, mesure mal digérée par une bonne partie de la population qui se voyait privée de l'aura des descendants d'une des membres des Grands Héros, alors que chaque ville avait privilégiée sa filiation avec quelqu'un de ce groupe mythique. Mais aujourd'hui, la situation avait terni l'ambiance plutôt détendue de ces derniers jours, la neige qui commençait à blanchir certains coins du monde montrait que la fin d'année approchait, les vacances aussi.
Dix hommes étaient réunis dans le building gigantesque qui abritait la Fédération. Entièrement vitré, il dominait une ville qui ne semblait pas changer, si ce n'était un accroissement de taille, ceignant désormais la petite anse naturelle un peu au sud, là où avait été reconstruit le port de la cité. L'immeuble comptait une quarantaine d'étages, le dernier accueillant en son sein une immense salle de réunion, entourée pour une moitié de la baie vitrée qui servait de façade, pour l'autre de boiseries teintes en bleu. La moquette était de la même couleur, avec en son centre une immense table d'ébène ronde, son centre évidé révélait le symbole de la Fédération, une mappemonde blanche et ronde, recouverte de quatre mains qui se réunissaient en signe d'union. Les mains avaient quatre couleurs différentes, blanc, noir, rouge et jaune.
Les dix hommes étaient blêmes, enfouis sous les rapports, les cafetières et les tasses qui allaient avec. Depuis la chute d'un pan du cratère Nord, les problèmes s'accumulaient. Le village Glaçon était en alerte, une horde de monstres allait leur tomber dessus sous peu et maintenant un ennemi inconnu surgissait et ravageait l'un des plus populeuses villes du monde. Ils devaient étendre leurs forces sur deux fronts, tout en sachant qu'ils auraient du mal à les tenir, malgré les mercenaires qui affluaient au nord. En plus, les nouvelles sur le continent de Midgar n'étaient pas bonnes. Deux escadrilles de chasseurs de la toute dernière génération avaient décollé une fois la destruction de Midgar connue. Aucun avion n'avait pu revenir, tous avaient disparu, un seul avait fait état de la présence d'un monstre gigantesque, classée dans la catégorie Arme d'après le scanner de bord. Peu après un crépitement continu avait signifié que l'appareil avait lui aussi été victime de l'ennemi.
Tous savaient que la ville de Kalm risquait d'être la prochaine cible, des troupes avaient été déployées, mais personne ne savait si cela servirait tant la milice de la dernière ville martyrisée semblait avoir été inefficace. En plus des rapports sur des destructions des villages intermédiaires tombaient au fur et à mesure du temps. Eux ne savaient pas vraiment quoi faire. Le président de l'assemblée, le maire de Junon était désemparé, certes la solution de force était prônée par les maires de Kalm, Midgar, Mideel, les deux villes étant étroitement liées économiquement, et Utaï, mais il se demandait s'il n'aurait pas meilleur compte à tenter d'établir le contact. Le représentant de Nanaki, un humain d'une cinquantaine d'années de belle prestance pour son âge, avec des muscles qui saillaient encore sous ses vêtements et un charisme certain, les cheveux blancs, les yeux verts, engoncé dans son costume noir, prônait la théorie d'une tentative du dialogue. Scientifique réputé, il était conscient que son avis ne serait pas franchement le bienvenu, mais estimait utile de le faire connaître. Comme prévu le maire de Midgar invectiva violemment Albérich Zandov, qui continua d'afficher son sourire poli. Dennis Hulenna, le maire de Junon regarda en soupira Albert Domino, son condisciple de la ville martyre. Il savait que ces belles idées allaient être balayées par cet homme qui prétendait venir d'une lignée de maires compétents depuis fort longtemps, son lointain ancêtre ayant, selon ses dires, favorisé la résistance à la Shinra. Les rapports officiels étaient clairs, l'ancien maire Domino n'avait été qu'un pion grassement payé, qui offrait son silence et sa caution en échange de « primes » supplémentaires, rien de bien héroïque… Autour de la table, tous approuvaient la conduite de Domino, à commencer par Hidetada Yamato et Michel De Laurentis, les édiles respectifs d'Utaï et de Mideel. Ainsi la violence allait prendre le pas, Hulenna espérait seulement que cela se révélerait payant, sinon il ne donnait pas cher de l'humanité.
Il demanda une interruption de séance qui permit aux officiers de transmissions de passer les directives à ceux qui étaient concernés. Kalm allait être chèrement défendue, le Village Glaçon avait reçu le renfort d'un groupe qui s'était illustré il y avait une vingtaine d'années, un peu moins peut-être, la mémoire de Hulenna commençait à lui jouer des tours, lors de la traque de fugitifs qui ne devaient pas être révélés, et dans la répression d'une tentative de putsch menée par les troupes fédérales basées à Utaï. Il avait toujours soupçonné Yamato de l'avoir favorisé, mais rien n'avait jamais pu le prouver. Il soupira en se dirigeant vers le distributeur de nourriture. Dedans, divers sandwichs attendaient le passant, plus ou moins attirants selon les goûts du client. Lui opta pour une garniture composée de crudités et d'une tranche de poulet rôti. Il savait que ce n'était pas fameux, mais l'heure était avancée et la salle de restauration du bâtiment devait être pleine à craquer. Il n'aurait pas le temps de s'offrir un vrai repas avant la reprise de la session. Il se dirigea ensuite vers les toilettes de l'étage, se rafraîchir son visage lui semblait primordial. Il se regarda dans la glace. Les cheveux noirs qu'il avait à son entrée en fonction il y avait bientôt vingt-cinq ans avaient cédé du terrain au gris. Les rides marquaient de plus en plus son visage, renforçant d'une part l'attirance que tout le monde avait vers son regard bleu, mais aussi la fatigue et le teint terne que lui montrait le verre dépoli. Il soupira, s'essuya le visage pour découvrir un de ses compagnons du Conseil, celui avec la cicatrice sur le front, le docteur Zandov. Il se retourna pour engager la conversation.
Désolé que votre tentative pacifique n'ait pas marché… Je la soutenais, mais force reste à la majorité, soupira le maire de Junon.
Tant pis, on n'a plus qu'à espérer que la force marche, maugréa Albérich.
J'imagine que vous avez d'autres questions, plus sensibles… Sinon vous ne m'auriez pas rejoint ici, ironisa Dennis.
Vous avez raison, répliqua le Cosmoïte avec un large sourire. J'ai lu la liste des mercenaires impliqués dans la défense du Village Glaçon. Et j'aurai voulu savoir pourquoi ce groupe a été choisi, demanda calmement l'homme en montrant un nom sur une liste.
Je n'ai pas à vous le dire, éluda son interlocuteur.
Une source m'a affirmé que vous aviez été tout aussi peu regardant sur leur nature lors de l'éradication des rebelles à Utaï, il y a quatorze ans.
Cette affaire est sensée être secrète, s'exclama Hulenna. Personne ne doit être au courant… Qui est votre source ?
Vous ne voulez pas parler, je ne vois pas pourquoi je devrais me mettre à table, lâcha Zandov.
Bien, en fait on manque d'hommes aguerris. Les autres fanfaronnent sans doute devant vous qui nous avez rejoint il y a deux mois, mais la situation de l'armée est critique. Les généraux ont obtenu des primes supplémentaires pour taire leur volonté d'indépendance, les soldats sont inutiles…
Une situation explosive ?
Et un chantage en plus. Le groupe que vous me montrez, il voulait absolument s'en mêler, sous peine de prendre la tête d'une révolte…
Pas le choix ? Je comprends mieux, songea Zandov.
Au fait, comment va votre fils ?
Bien, il a maintenant vingt-quatre ans. Il finira ses études l'an prochain, à l'université de Corel.
J'ai entendu dire qu'il avait été blessé, hasarda le maire de Junon.
Oui, c'est de famille, sourit Albérich. Il gardera une cicatrice sur la joue en souvenir de la rencontre avec un solitaire Tion. Ce dernier a plutôt été gentil, il n'a utilisé qu'une seule griffe…
Comment s'en est-il sorti ?
Grâce à Nanaki. C'est le chef incontesté de cette espèce, donc il a assez d'ascendant pour prendre le dessus sur un solitaire. Le fauve est reparti dans les bois, on ne sait pas ce qu'il est devenu, mais je ne crois pas que Max voudrait le savoir !
Les deux hommes rirent un peu. Cela soulagea Dennis qui appréhendait la suite des évènements. Si Kalm tombait… Il n'osait penser à cette éventualité. Ce serait une telle catastrophe… Une cité populeuse où il avait fait ses études. En fermant les yeux, il revoyait l'immense suite régulière de petites maisons qui s'alignaient le long des pavés bleus, une spécificité de la région. Jamais plus de deux étages, des toits d'ardoises claires, des façades blanchies à la chaux. Le caractère traditionnel avait été maintenu par un décret d'urbanisme. Il savait que les deux millions d'habitants se croyaient en sécurité, il espérait que cela serait toujours le cas dans quelques heures. Déjà que le Conseil allait être ébranlé tant le scandale de la destruction de Midgar allait être monté en épingle. L'armée allait en prendre pour son grade, renforçant sans doute ses envies de voler de ses propres ailes. Au final, si l'Arme n'était pas rapidement mise hors de combat, il y allait sûrement avoir une dissolution du Conseil pour de nouvelles élections. Ce qui ajouterait à la confusion. Bref en cas de défaite à Kalm, le chaos gagnerait lentement la fédération, menacée par une Utaï toujours aussi sécessionniste et des entreprises qui prenaient de nouveau de l'importance.
Il rentra tendu dans la salle, où il découvrit que les autres membres regardaient d'un air goguenard le professeur Zandov. Domino prit la parole avec arrogance :
Nous avons beaucoup réfléchi, commença-t-il. Nous demandons au représentant du Canyon Cosmos, le docteur Zandov, de se démettre devant nous de ses fonctions, en raison de son avis inacceptable. Vous devriez être mis en asile pour dire de telles choses.
J'ai pris note de votre avertissement, lança calmement Albérich. Seulement je vous rappelle que la première fois où j'ai siégé parmi vous, vous m'avez fait comprendre que vous ne considériez toujours pas le Canyon Cosmos comme une entité de votre fédération, que je n'avais donc aucun pouvoir de décision parmi vous.
Exact, reprit narquoisement Domino, vous allez vous en plaindre ?
Non, simplement vous dire que si vous considériez le Canyon comme une province parallèle, avec un droit de regard sur vos affaires, sans plus, cela est donc réciproque. Votre avis à mon sujet ne vaut rien, vous ne pouvez qu'émettre une plainte à Nanaki et c'est tout.
Autour de la table, beaucoup de murmures vinrent troubler le calme tendu qui régnait jusque là. Hulenna ne put s'empêcher de sourire, son équivalent midgarien venait de subir une contradiction certaine, lui qui était un fervent opposant d'une quelconque influence de Nanaki sur le Conseil. Il arrêta les débats quand un officier, le visage blanc dans son uniforme bleu, amena une vidéo. Il mit le disque dans le lecteur, provoquant l'apparition d'un écran sorti du sol et la fermeture des rideaux bleus qui bloquèrent la lumière du soleil.
Les gorges se serrèrent quand ils virent ce qu'était Kalm. La vidéo n'avait pas une heure et ne laissait aucun doute. Un vaste anneau noir, empli de décombres, de cadavres calcinés, de débris d'armements lourds. Voilà le bilan de l'attaque de Kalm. Puis l'image devint verte, ils comprirent que c'était le scanner de bord qui avait été enclenché pour traquer la trace d'hypothétiques survivants. Rien. L'infrarouge donna le même résultat. Hulenna baissa la tête entre ses mains, la situation était intenable, catastrophique. Le soldat, toujours là, fut sommé de dire d'où venait la vidéo. Il expliqua qu'en absence de réponse de la ville, il y avait eu l'ordre de survol par un hélicoptère. Il était arrivé dix minutes plus tôt. En intégrant le temps de voyage, la vidéo avait moins de deux heures… Le radar n'avait rien détecté, si ce n'était une immense masse à une cinquantaine de kilomètres. L'officier se fit tancer de ne pas avoir donné l'ordre de vérifier, mais il répliqua que les coordonnées correspondaient à une autre cité, que le pilote n'y avait pas pensé, ce qui arracha un soupir de désarroi à Dennis.
Il savait que son poste était désormais perdu, mais s'en fichait éperdument. Ce qu'il voulait c'était une bonne nouvelle. Il décida de mettre le Conseil en liaison vidéo directe avec la Village Glaçon. Pour l'instant, rien n'était à signaler. Une masse noire au nord, qui se mouvait régulièrement montrait que la horde monstrueuse allait bientôt déboucher sur le village. Zandov fit remarquer une sorte de cassure qui se faisait à l'arrière du groupe animal. Cela signifiait que des monstres plus lents étaient dans la masse et qu'au moment de la bataille, ils seraient en retard, ce qui allait peut-être causer des troubles dans le combat, avec une force inattendue et intacte qui viendrait se mêler à la bataille en plein cours. Tous autour de la table étaient conscients que c'était une bataille à ne pas perdre, sous peine de condamner quasiment l'humanité à l'extinction. Un silence lourd s'installa quand des traits de lumières surgirent sur l'écran, preuves du début de la bataille.
