Quelqu'un sonna à la porte.
Je savais qui c'était mais je ne voulais pas ouvrir. Pas encore. Il n'avait qu'à attendre quelques minutes. Je n'avais pas encore fini mon café.
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Un à un, nous nous avancions vers la Chambre. Une femme d'une grande beauté gardait la porte. Quand un nom résonnait du grand haut-parleur situé au coin d'un mur, elle ouvrait la porte. Elle semblait très absorbée par son travail, travail qui demandait beaucoup de talent et de dextérité. Ses longs cheveux clairs ne lui couvraient que partiellement sa carte de vie, qu'elle avait fixé tel un badge sur son torse. Je ne pouvais distinguer son nom, mais je voyais clairement un moins 30 écrit en chiffres rouges.
Cette belle jeune fille ne dépasserait pas les 30 ans. Quel âge avait-elle aujourd'hui ? 25, 26 ans. Peut-être ne lui reste-t-il que quelques semaines à vivre. Mais elle resterait éternellement belle, dans mes souvenirs. Je chassais vite ces idées lorsqu'on hurla mon nom à travers les haut-parleurs.
Je m'avançais, légèrement inquiet, mais j'avais tellement hâte de connaître ma destinée. La jeune fille m'ouvra la porte, comme elle le faisait depuis des années sûrement, mais plus pour longtemps j'imagine. Je lui souris. Elle m'ignora. Ha, les grandes personnes. Elle referma la porte derrière moi.
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J'avais fini mon déjeuner.
Il fallait donc partir bosser.
L'homme derrière ma porte sonna une nouvelle fois.
Je mis ma veste. Elle n'était pas en meilleur état que mon pull.
J'allais oublié mon badge.
Je le regardais. Il y avait ma photo. J'avais un air béat et un sourire idiot. La même tête que d'habitude en somme.
Un moins 30 rouge vif était inscrit à droite de cette photo.
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La pièce était large, mais vide. D'immenses vitraux servaient de fenêtres, dans lesquels la lumière venait mourir en un festival de couleurs flamboyantes. Au centre de la pièce se tenait une vieille femme, sorcière de conte pour enfants. Elle était vêtue de blanc, oui, une large robe blanche. Elle me sourit, et ma peur s'évanouit. C'était la Grande prêtresse de la vie. A l'époque, ce devait être la 110ème. C'était la plus vieille personne que je n'avais jamais vu, un mélange de sagesse et de tendresse.
Elle me prit dans ses bras maigres, me serra contre sa poitrine. J'entendais son faible cœur battre. Puis elle relâcha son étreinte. Je reculais d'un ou deux pas. Je la fixais du regard. Je vis ses yeux bleus, ils étaient si profond. Mais si vide. Elle épela mon nom. Une femme, assise dans un coin de la pièce, s'empressa de frapper mon nom sur une large machine à écrire. Je ne l'avais pas aperçu en rentrant, mais je compris qu'elle éditait ma carte de vie.
La Grande Prêtresse cria alors, d'une voix glaciale et métallique, deux mots qui aujourd'hui me traumatisent encore : « moins 30 ». Je savais déjà que ce n'était pas bien, mais je ne pouvais saisir tout le sens de ces mots. Je n'aurais jamais accès aux études, je ne pourrais jamais partir en vacances, et pire, je ne pourrais jamais fonder de famille.
La prêtresse s'adressa ensuite à moi. « mon petit ange », me dit-elle, « retiens cette date, et ne la dévoile jamais, toi seul devra la connaître, tu mourras un jour d'Avril, le 29.Tel est ta vie, et tu dois en accepter ta mort. » Puis elle s'écria : au suivant.
On me poussa vers la sortie, j'entendis au loin le nom du prochain enfant, que les haut-parleurs hurlaient. Il s'appelait Benjamin.
Je sortis, je ne pleurais pas. Pas encore.
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Ce moins 30, je le maudis depuis 23 ans. J'ai bien pensé à le gommer, l'effacer et écrire autre chose dessus. Mais cela ne se fait pas. C'est interdit.
Il y a tellement de choses qui sont interdites.
Le bon café tout d'abord.
Et la modification de sa carte de vie.
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Le monde est divisé en 5 catégories.
Les moins 20, les moins 30, les moins 40, les moins 50 et les plus 50.
Elles correspondent à l'âge qu'a atteint le sujet lors de sa mort. Cette jeune fille mourra, manifestement, avant d'avoir 30 ans. Paix à son âme. Ou quelque chose comme ça.
Ces catégories sont définit lors de la cérémonie de la vie. Selon que l'on soit dans telle ou telle catégorie, on a le droit de fonder une famille, d'étudier. Certains métiers ne sont accessibles qu'à certaines catégories. Les catégories ne sont pas héréditaires, mais parents étaient des moins 50, et moi un moins 30.
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On m'avait remis une carte de vie. Je l'examinais. Mon nom était inscrit en noir. Des caractères minuscules. Ma date de naissance aussi. Et un Moins 30 rouge. Pas d'erreur possible. Je me mis à pleurer. Ce n'était pas pour ce moins 30, non, mais j'avais peur que mes parents annulent la fête.
Mes parents annulèrent la fête.
Et m'envoyèrent dans ma chambre.
Ma tante était en pleurs, étalée sur le canapé du salon. Mon père semblait énervé, mais il ne disait mot. Ma mère, en larmes, avait débarrassé la table. Elle n'avait pas pu affronter mon regard.
Allongé sur mon lit, je tentais d'écouter les conversations des grandes personnes.
« comme l'oncle Francis » me parvint aux oreilles. C'était mon oncle préféré, car c'était le seul. Un jour il est parti en voyages, enfin c'est ce que maman m'a dit. A en croire le ton de mon père quand il a dit « comme l'oncle Francis », il n'a pas du partir bien loin.
Je l'aimais bien mon oncle.
Puis je me suis endormi.
