Tarô Misaki n'est pas à moi, ni son papa, ni son copain Tsubasa.

Chapitre 3

Tarô arriva avec un peu de retard au vernissage, la circulation avait été difficile. À son entrée, il fut à peine surpris par le monde qui emplissait les deux grandes salles d'exposition. Marie partageait les murs avec une autre jeune artiste montante. Elles avaient été associées pour représenter l'art contemporain français dans une exposition internationale qui commençait ce soir dans la capitale et qui dans une semaine partirait un mois à l'étranger : successivement à Milan, Madrid, Londres, avant de franchire l'Atlantique pour New-York. Les plus grandes destinations pour un artiste. Un rêve éveillé pour Marie.

À son retour du Japon, elle avait travaillé à la galerie de son père à mi-temps. Il l'avait même exposé une fois. Elle passait le reste du temps à dessiner, présentant son travail dans des expositions de jeunes artistes chaque fois que l'occasion se présentait. Et toujours, elle rencontrait le succès. Elle surprenait par son talent, sa créativité et son jeune âge. Assez rapidement son nom avait circulé dans le milieu. Dernièrement, les choses s'étaient accélérées. L'une de ses toiles avait été très disputée par deux collectionneurs et la vente avait atteint une somme assez faramineuse. Et puis, il y avait cette exposition, qui allait maintenant la faire connaître dans le monde. Nul doute qu'elle remporterait une fois de plus le succès qu'elle méritait.

C'était donc une soirée très importante pour Marie, et Tarô ne l'ignorait pas, raison pour laquelle il aurait préféré être à l'heure. Il commença à traverser une des salles, se frayant une voie au milieu des invités. Plusieurs personnes se retournaient sur son passage, il en avait l'habitude. Ici, il n'était pas seulement Tarô Misaki, le joueur de foot, il était avant tout le fils de Ichirô Misaki, le grand peintre Japonais, qui émouvait le monde de ses toiles, natures et paysages fabuleux, rendus presque irréels par l'artiste. Il assistait toujours à l'ouverture des expositions de Marie et cela faisait donc un moment qu'il ne tenait plus compte des regards. Il passait aux yeux de tous comme un footballeur érudit d'art. Cela ne choquait personne et c'était tout à fait vrai.

Il finit par trouver au loin celle qu'il cherchait du regard depuis quelques minutes. À sa vue, son esprit se retrouva à nouveau dans la confusion. Elle portait pour l'occasion une longue robe écrue qui épousait délicatement ses lignes. Ses cheveux relevés mettaient en valeur sa fine nuque et son dos dénudé.

Mon Dieu, qu'elle était belle !

C'était troublant de voir l'assurance qu'elle avait acquise les derniers mois devant le succès. Ses traits fins et gracieux ne masquaient pas sa détermination, mais elle gardait sur le visage l'air enfantin et la fragilité qui n'appartenaient qu'à elle.

Elle replaça derrière son oreille une mèche de cheveux échappée, lorsque leurs regards se croisèrent. Elle lui adressa de loin un sourire rayonnant de bonheur. Elle sembla s'excuser auprès de ses interlocuteurs, puis se dirigea droit dans sa direction. Sans le quitter du regard, elle s'approchait. Elle s'approchait encore. Et encore. Tarô sentait son rythme cardiaque s'accélérer à chacun des pas qu'elle faisait vers lui. Il avait très chaud d'un coup malgré la climatisation. Un sourire s'était formé naturellement sur son visage à lui aussi, mais voilà encore ces sensations étranges qui lui reprenaient dans l'estomac. Oui, ce n'était pas la première fois. De douces sensations. Au départ, il ne s'en était pas étonné. Depuis leur première rencontre, elle avait toujours fait monter en lui de nombreuses émotions et sensations de ce genre après tout.

Sauf que là, leur intensité était telle, qu'il se sentait prêt d'exploser.

Il ne manquerait plus qu'une réaction de son bas-ventre... pensa-t-il. Heureusement il n'en fut rien. Reprenant ses esprits tant bien que mal, il dut bien admettre, pour la première fois ce soir-là, l'attirance physique inexorable qu'il éprouvait pour elle, au-delà des limites et de la moralité qu'impose la simple amitié en général.

TTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTTT

L'exposition semblait bien partie. Ma bonne étoile ne me quittait pas. J'étais si excitée ! Présenter mon travail à l'étranger…J'avais bien déjà exposé au Japon, c'était même là que tout avait commencé il a y quelques années. Merci Ichirô. Je ne saurai jamais lui exprimer ma gratitude, ni lui rendre tout ce qu'il avait fait pour moi pendant un an...

Tarô n'était pas encore là. Ça ne lui ressemblait pourtant pas d'être en retard pour ce genre d'occasion. J'aurais tant aimé partager encore ce moment important avec lui. J'étais à un tournant et je voulais qu'on le prenne ensemble.

Ensemble.

Pourquoi ? Nous n'étions pas un couple après tout... Mes pensées me trahissaient.

Je répondis, je ne sais trop comment, à la question que me posait un interlocuteur, avant de repartir dans mon monde. Où pouvait-il bien être ?

Je remis une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et je tournais la tête, lorsque je l'aperçus de l'autre côté de la salle. Regards muets échangés. Il était enfin là ! Je lui souris et me dirigeais vers lui, après m'être retirée poliment de la conversation.

Costume noir sur chemise blanche, sans cravate.

J'adore.

Je comprenais dans ces moments les groupies hystériques qui hurlaient son nom, « Tarô, je t'aime » et d'autres choses, dans les stades ou ailleurs... Il pouvait bien se vanter d'avoir à lui seul accru la population féminine du Parc des Princes de façon fulgurante. Enfin je savais aussi qu'il détestait être jugé sur les apparences. Il voulait être apprécié pour sa personne, comme tout le monde. Sauf que lui possédait un physique avantageux, doublé d'un immense charisme. Une addition dont trop de personnes, trop de femmes précisément, se satisfaisaient simplement.

Mais comment rester froide devant un homme aussi séduisant ? Surtout lorsqu'on savait le trésor qu'il y avait à l'intérieur…Il était beau et talentueux, cela ne faisait pas un pli. Mais s'il n'y avait que ça... Cela faisait un moment déjà que je ne me leurrais plus sur mes sentiments. Je ressentais plus que de l'amitié à son égard. Il m'avait suffi d'être un peu honnête avec moi-même. Aucun doute ne subsistait aujourd'hui : j'étais amoureuse. Mais je m'en cachais bien. J'aimais un homme qui me considérait depuis toujours comme sa sœur. Je ne voulais pas qu'il sache. Son comportement aurait changé. Non, je ne voulais pas ! Son amitié était trop précieuse.

Alors, dans les moments de perdition, comme à l'instant même, où j'avais toutes les difficultés du monde à ne pas craquer devant lui, je pensais aux groupies hystériques et superficielles pour calmer mes ardeurs et ranger mes hormones à leur place. Hors de question de leur ressembler !

Alors on se calme et on avance tranquillement ! Naturelle...

...Je sentais que ce soir ce n'était pas gagné. Rien qu'au rythme effréné pris par mon cœur à mesure que se réduisait la distance entre nous, et à la chaleur qui m'envahissait, ça allait, une fois encore, relever du super défi.

Sourire charmeur... Il le faisait exprès !

Mais rapidement mes yeux se perdirent dans son regard et mes ardeurs « insolites » furent remplacées par une infinie tendresse, la même qu'il portait sur son visage. J'avançais sur mon nuage avec une lenteur exaspérante ! Ou bien c'était cette salle qui était vraiment immense... Bien que d'ordinaire nous eussions l'habitude de nous voir assez souvent, ce soir c'était particulier. C'était un grand soir pour moi !

Cette soirée pouvait maintenant se graver dans ma mémoire, la seule personne qui jusqu'à l'heure manquait à ce moment d'éternité était enfin là. Même si Tarô ne partageait pas mes sentiments, j'étais heureuse. Il m'était attaché et avait plus d'affection pour moi qu'il n'en avait jamais eu pour aucune de ses petites amies, du moins à ce que je savais...

Je me plantais devant lui et lui fis une bise, une seule. C'était notre petit rituel. Puis j'entamais la conversation de la manière qui me semblait la plus naturelle, pour justement essayer de paraître la plus…Naturelle. Depuis la découverte de mes sentiments, j'avais déjà quelques mois d'entraînement à mon actif.

«Monsieur Misaki, c'est un grand honneur de vous voir ici ce soir, mais... T'ES EN RETARD, non ? »

« Heu... Désolé… Ça roulait mal... et... Arrête de me faire tourner en bourrique ! Et arrête de rire ! »

Mais il riait autant que moi.

«Je crois que les félicitations s'imposent. Du peu que j'ai vu, c'est un franc succès. Tu es heureuse ? »

« Encore plus que j'en ai l'air ! Et excitée ! Je suis impatiente de partir à Milan... D'ailleurs j'ai rencontré John Walt, le directeur de la galerie new-yorkaise où on va exposer. Il s'est déplacé spécialement pour la soirée, tu imagines ! »

Notre conversation fut malheureusement vite interrompue par l'intervention d'une jeune femme.

« Tiens, tiens ! Ne serait-ce pas Tarô Misaki, bonsoir ! »

« Bonsoir... »

« Daniela Piroe. C'est mon travail que vous pouvez voir avec celui de Marie. Je suis une grande admiratrice de votre père … »

Pas que de son père apparemment, vu sa façon de l'aguicher.

« Vous avez fait le tour des deux salles ? »

« Pas complètement, je suis arrivé il y a peu de temps »

« Alors laissez-moi vous guider »

Voilà qu'elle posait sa main sur son bras ! Faut pas se gêner ! Nous étions en pleine conversation ! Mais Tarô fit mine de résister et elle prit compte alors de ma présence.

« Ha oui, Marie, Monsieur Walt aimerait poursuivre votre conversation, je crois qu'il t'attend... » me déclara-t-elle avec un grand sourire « Ne t'inquiète pas, je m'occupe de tes invités pendant ce temps »

À presque 30 ans, Daniela Piroe était une belle femme rousse, plutôt plantureuse et qui le savait. Depuis quelques semaines que nous préparions l'exposition et les voyages qui allaient suivre, j'avais bien remarqué qu'elle passait son temps à allumer les « beaux mâles » comme elle disait, et la plupart n'étaient pas insensibles à ses charmes. On aurait dit que c'était la seule façon de communiquer qu'elle connaissait en dehors de l'art. D'ordinaire, je me fichais pas mal de ce comportement, mais à cet instant je me sentais bouillir des affres de la jalousie. Elle pouvait très bien lui plaire après tout. Je me résolus pourtant à les laisser tous les deux et à rejoindre Monsieur Walt, je devais rester professionnelle.

La soirée se poursuivit. J'apercevais Tarô de temps à autre, souvent bien entouré. Il était sincèrement apprécié par certains pour sa sociabilité et ses connaissances non négligeables en matière d'art. J'attendais impatiemment la fin de soirée pour le rejoindre et lui faire partager ma joie. J'étais accaparée par tous, présentant mon travail aux uns et aux autres, négociant même quelques ventes, et assez vite j'avais oublié l'épisode « Daniela » pour me consacrer à mon bonheur.

La fin de soirée arriva donc et je me dirigeais silencieusement vers Tarô. Il était bon dernier dans l'une des salles. Il semblait méditatif depuis un bon moment déjà devant ma représentation très singulière et personnelle du Paradis de Dieu. Je souris. J'avais remarqué pendant la soirée le temps qu'il avait passé devant cette toile.

« Je crois qu'elle va partir vite, j'ai reçu plusieurs offres déjà dans la soirée »

« Combien ? »

« Combien d'offres ? »

« Non. Des offres de combien ? »

Est-ce qu'il était bien en train de me parler d'argent ? C'était bien la première fois. Ces questions ne l'intéressaient pas vraiment d'ordinaire et il n'avait jamais montré de curiosité de cette nature vis-à-vis de mon travail. Lisant l'incompréhension sur mon visage, il m'éclaira.

« Je la veux »

« … »

Son regard se posa sur moi. Je n'étais pas sûre de comprendre. Il poursuivit très sérieusement.

« Je veux l'acheter »

« Mais... »

J'étais prise de cours.

« J'y tiens. Je surenchérirai tant qu'il le faudra, je la veux ! »

C'était bien la première fois qu'il exprimait un tel désir d'acquérir une de mes toiles. Je trouvais cela d'autant plus étrange que je la lui aurais volontiers offerte.

« Considère- moi tel un client comme un autre. Pas de cadeau, ce serait insulter ton travail. Tu n'es plus une amatrice. En plus, j'ai largement de quoi me l'offrir, au cas où tu l'aurais oublié… »

J'étais stupéfaite, mais il me rassura d'un sourire.

« Cette toile me plait. Je la veux. Et ça n'a rien à voir avec toi »

Il était surprenant. Je le savais qu'il appréciait l'art et qu'il avait quelques tableaux chez lui. Mais je n'ignorais pas non plus qu'il n'achetait que très rarement. Il m'avait expliqué qu'il n'était pas, à proprement parlé, un collectionneur et qu'il acquérait seulement les toiles qui le fascinaient au plus haut point et le saisissaient d'une émotion exceptionnelle. Est-ce que c'était le cas avec celle-ci... ?

« Tarô, je vous cherchais justement »

Cette voix ! Daniela Piroe, le retour. Je soupirais.

« Je pensais que nous pourrions aller boire un dernier verre, la nuit est encore longue… »

Est-ce que cette proposition s'adressait également à moi qui étais là aussi ?

« Je vous remercie, mais je dois refuser. Je me couche de bonne heure. Je dois garder une hygiène de vie impeccable si je veux rester au plus haut niveau... »

Je souriais intérieurement, pour ne pas dire que « j'exultais » intérieurement. Elle n'insista pas et s'en alla, non pas sans un dernier sourire aguicheur. Tarô la regarda partir apparemment soulagé.

« C'est pas beau de mentir... La saison est finie, tu pouvais te le permettre... »

Pourquoi je disais ça ? Je n'avais pas du tout envie qu'il la suive.

« Tout d'abord, je ne mens pas, je suis diplomate, c'est différent »

« Tu lui fait de l'effet en tout cas »

« On dirait bien »

« Pas intéressé ? »

Mais qu'est-ce qui me prenait ? Il fallait que j'arrête, je sentais la pente glissante.

« Non, je ne suis pas intéressé » répondit-il amusé, en détachant imperceptiblement chaque syllabes.

« Pourquoi ? Elle a tout pour elle... Qu'est-ce que tu voudrais de plus ? »

C'est pas vrai ! Il fallait que je continue, c'était plus fort que moi. Prêcher le faux pour savoir le vrai. Et si ça se retournait contre moi... ?

« Tu ne te vois pas marié un de ces jours ? » demandais-je sur un ton qui se voulait de l'humour. Mais ma voix s'était faite plus petite et légèrement tremblante en fin de phrase.

La conversation prenait une tournure sérieuse et un brin inquisitoire. Le sujet n'était pas tabou entre nous, mais nous l'avions toujours abordé avec humour jusque-là. Je savais bien que fonder une famille lui tenait à cœur. Je quittais mes pensées pour m'apercevoir qu'il était absorbé par les siennes, les yeux dans le vague. Après un instant, ses sourcils se froncèrent légèrement avant qu'il ne murmure, plus pour lui-même, « Pas avec elle... ».

A suivre