Chapitre 8 : Le clairon, le glas et le cri des mourants
Le soldat Shinra se pencha en avant et posa la pointe de son stylo sur le papier. Puis il se redressa de nouveau sans rien avoir écrit. A la lumière de la lampe-tempête accrochée au toit de la tente, son visage reflétait la fatigue, le désespoir et la maladie. Sa peau était blême, il avait le souffle court et ses mains tremblaient imperceptiblement. Il avait à la fois chaud et froid : en plein jour, les plaines de sable qui entouraient le Fort étaient brûlantes, et la réverbération leur irritait constamment les yeux ; la nuit, la température chutait d'une quarantaine de degrés Celsius, gelant la carapace de transpiration qui avait recouvert les soldats durant la journée. Mais jamais un courant d'air, jamais la moindre brise pour les aider à respirer.
Partout il faisait noir. La nuit les oppressait tous et le soldat savait que la lumière de la lampe ne le protégerait pas éternellement. Pris d'un doute, l'estomac noué, il épongea la sueur de son front d'un revers de sa manche avant d'entamer sa lettre :
« Ma chérie,
J'espère
que tu vas bien et que la vie se déroule comme d'habitude à
Midgar.
Moi je n'ai pas cette chance. Mais je suppose que c'est
notre destin, en tant que soldats, de souffrir loin de chez nous
alors que tout va bien pour la patrie.
Ici c'est pire que
l'enfer. Pour les gens de Fort Condor, nous sommes les monstres
venus égorger leurs enfants alors que notre mission était
de protéger la population. Mais ils n'en avaient pas besoin
! Les soldats Shinra les ont agressés ! Ils ont
attaqués les premiers sans chercher de compromis. On croirait
que nous sommes uniquement venus pour faire la guerre. C'est
horrible.
Ils sont en infériorité numérique
et nous en profitons comme des ignobles chiens de prairie assoiffés
de sang. C'est un bulldozer écrasant un château de
sable. J'ai honte.
Les officiers Shinra nous envoient sur les
flancs du Fort et nous forcent à tirer sur tout le monde, même
les civils. De leur camp, ils ne voient et ne sentent pas l'odeur
des cadavres : ils sont trop occupés, ils boivent leur thé
et jouent aux cartes pendant que le sang d'enfants innocents,
sacrifiés sur l'autel de leur folie, ruisselle sous nos
bottes et nous fait glisser.
Pour éviter les balles, les
soldats se jettent sur les corps mutilés de leurs camarades et
rampent dans la boue. Pour nous, cela n'a pas de sens de se battre
ainsi et j'aurais préféré cette mission qui
consistait à faire peur aux habitants du Fort.
Mais ils
ont décidé de riposter et c'est maintenant nous qui
avons mal. Nous ne dormons plus. A ce rythme, cela ne durera pas
longtemps pour nous. Toutes les nuits, ils pilonnent au mortier même
s'ils ne peuvent pas nous atteindre. Ils dépêchent des
petits commandos qui posent des bombes et harcèlent les
soldats Shinra. Chaque matin, il y a des dizaines de morts. Pas la
peine de m'envoyer quoi que ce soit. Nous ne pouvons pas espérer
de renforts, nous sommes fatigués et loin de chez nous.
Pour
moi c'est la fin, mes forces m'abandonnent petit à petit.
Ce pays m'a rendu malade. Les officiers Shinra ont perdu et
j'espère que certains soldats se sauveront pour continuer à
se croire innocents et échapper aux griffes du démon de
la guerre. Fort Condor nous a maudit.
Adieu,
Ton mari qui t'aime. »
L'homme,
qui n'avait pas plus d'une trentaine d'année, avança
dans l'allée et ouvrit la boîte aux lettres. Le Soleil
dominical inondait Midgar et lui réchauffait le visage. Il se
sentait en pleine forme et s'étira. Il prit la petite pile
de courrier et chercha quelque chose qui aurait pu l'intéresser.
Une des lettres retint son attention. En rentrant dans la petite
maison, il appela : « Il y a du courrier pour toi ! »
Mais il n'attendit pas la réponse et ouvrit le pli qui
ne lui était pourtant pas adressé. Il tira de
l'enveloppe une feuille froissée, raturée et couverte
de boue. Il examina le torchon postal avec une mine dégoûtée
puis commença à lire :
« Ma chérie,
J'espère que tu vas bien et que la vie se déroule
comme d'habitude à Midgar.
Moi j' ai cette chance ,
en tant que soldat , de souffrir pour la patrie.
C'est
pire que l'enfer pour les gens de Fort Condor, les monstres QUI
égorgeNT leurs enfants. Notre mission était de protéger
la population. Ils en avaient besoin ! Les soldats NOUS ont
agressés ! Ils ont attaqués les premiers sans
chercher de compromis. On croirait que nous sommes uniquement venus
pour faire la guerre. C'est horrible.
Ils sont en infériorité
numérique et nous en profitons comme un bulldozer écrasant
un château de sable.
Les officiers du Fort tireNT sur tout
le monde, même les civils de leur camp. Ils boivent le sang
d'enfants sacrifiés et nous jettent les corps pour nous
faire peur.
Ils ont décidé de riposter MAIS
cela ne durera pas pour EUX. Ils ne peuvent pas nous atteindre.
Chaque matin, il y a des dizaines de morts. Pas la peine d' envoyer
des renforts. Nous sommes chez nous.
C'est la fin, ils
abandonneNT petit à petit. ILS ont perdu et NOUS sauveronT les
innocents des griffes du Condor maudit.
A BIENTOT,
Ton mari qui t'aime. »
Il réprima un rire.
« Ce mec est vraiment un minable » pensa-t-il. « Il
ferait mieux de s'occuper de sa femme. »
Entendant des
pas derrière lui, il jeta vivement la lettre dans la corbeille
à papier. Une jolie jeune femme entra dans la pièce et
demanda :
-« J'ai reçu quelque chose ?
-
Oh non, c'était juste un prospectus. »
Ils s'embrassèrent tendrement.
Asuke était consternée. Ce visage n'avait rien d'humain. Ce n'était d'ailleurs pas un visage. Elle pencha la tête sur le côté, comme cela avait un quelconque effet sur ce qu'elle voyait.
« Je suis né de la pierre, né des larmes et du sang d'Utaï. »
Le ninja n'avait pas parlé,
les mots s'étaient imposés d'eux-mêmes dans
l'esprit de la jeune femme.
Et en effet, l'être qui
l'avait sauvée était une statue de pierre dont la
partie haute du visage était peinte de telle façon
qu'on eut cru déceler une étincelle de vie dans ses
yeux impitoyables. Asuke prit peur : tout le corps était caché
derrière une armure de métal et de tissu et seule la
moitié inférieure de la tête trahissait les
origines mystiques de la créature.
« Ils ont blessé Da Chao et par ses plaies s'écoulent les esprits malins qui l'habitaient depuis la nuit des temps. »
Le ninja ne bougeait pas. Asuke comprenait qu'il s'adressait à elle mais elle ne saisissait pas par quel biais. De la télépathie, peut-être ?
«
Ouvert le Da Chao, qui appelle à la vengeance par le sang et
la souffrance.
Il envoie ses fils, son esprit et ses plaintes
pour que les hommes se repentent et comblent ses brèches avec
leurs corps et leurs âmes. »
Asuke avait peur et commença à paniquer quand il s'approcha d'elle. Sachant que la fuite était inutile, elle resta immobile et attendit. Elle ferma les yeux et vit cette fois les images de sa ville natale. Tout défila, tout ce qu'elle avait raté durant son périple : la guerre, le destruction, les cadavres. Entre sa paupière et sa rétine se jouait un film macabre qui lui soulevait le cœur. Et la litanie du ninja se poursuivait, résonnant dans sa tête :
« Au sein du Da Chao, la mako d'Utaï, la matéria brute des ancêtres. Cristallisée au cours des millénaires, elle a engendré les esprits du Mont. Le feu, la terre, l'eau, l'air, la vie… Toutes les facettes de la mako incarnées par nous, protecteurs du Da Chao. Aujourd'hui, des hommes ont brisé la montagne, ils ont mis à bas les représentations sacrées de nos aïeux. Alors nous sommes sortis pour les venger. »
Il venait donc bien d'Utaï. Elle qui
croyait que seul le mythique Léviathan habitait dans la
montagne. En tous cas, il était le seul à pouvoir en
sortir à tous moments, sans avoir besoin d'une ouverture
dans le roc. Mais il semblait y avoir toute une faune aussi
énigmatique que violente, cachée dans les rochers.
Elle voulait lui poser de nombreuses questions : comment
allait Tenshi ? Et Lord Godo ? Qu'était-il
arrivé à son village ? Pourquoi l'avait-il
sauvée ?
Mais le ninja remit son masque et fit
brusquement volte-face. Asuke réalisa qu'ils étaient
restés au même endroit pendant un bon moment, des heures
peut-être après l'accident, et qu'ils auraient mieux
fait de fuir. Un homme était apparu dans la rue, et son sabre
nu dévoilait des intentions hostiles. Il était grand,
mince, et des cheveux argentés coulaient sur ses épaules
et le long de son dos. Un sourire hypocrite se dessinait sur ses
lèvres pâles. Le ninja dégaina à son tour
et se mit en position de combat, les yeux rivés à ceux
de Séphirot. Celui-ci, imperturbable, fit claquer sa langue et
demanda à son adversaire :
-« Ainsi donc voilà
Mokujimbo, l'un des mythiques gardiens d'Utaï. Joli
déguisement, on dirait presque le vrai. Mais il faudrait un
public bien crédule et fanatique pour avoir peur de toi. »
Le ninja ne broncha pas. Asuke était perplexe, elle
n'avait jamais entendu parler de ce Mokujimbo, même dans les
comptines. Elle aurait voulu demander à Maître Sanoga…
Une voix se fit entendre dans la tête de Séphirot :
-« Tu as blessé Da Chao et la montagne veut ton sang
pour calmer sa douleur.
- ? »
En même
temps qu'il parlait, Mokujimbo avait grandi et faisait désormais
une fois et demi la taille du général Shinra. Séphirot
se sentit écrasé. Comment était-ce possible ?
Cela ne lui traversa pas un instant l'esprit qu'il eut pu s'agir
du véritable ninja d'Utaï. Il avala sa salive. Il ne
supportait pas les gens plus grand que lui… Ils lui faisaient peur…
Asuke crut comprendre la scène : Mokujimbo s'inspirait de la peur des autres, sûrement grâce à la télépathie, pour modifier son apparence en conséquence. Les ombres avec les Turks et ici la taille…
Séphirot se mit en garde. Le ninja se jeta alors sur
lui en psalmodiant : « Le ciel pourfendra les impunis ».
Il donna un coup de katana vertical, de haut en bas, mais le général
esquiva l'attaque en faisant un quart de tour. Il était de
profil par rapport à son adversaire, le sabre ayant longé
son dos. Il saisit alors un bras tendu et tenta une clef. Mais il se
heurta à la pierre rude et lourde dont était fait
Mokujimbo. Profitant de sa surprise, celui-ci asséna un
violent coup de tête à Séphirot qui sentit son
arcade sourcilière gauche éclater et enfler
immédiatement. Il recula en chancelant.
Il connaissait de
nombreuses légendes du monde entier et celles d'Utaï en
faisaient partie. Mais il n'en croyait aucune ( à part
peut-être l'histoire qui évoquait la « Terre
Promise »…). Il tenta d'ignorer le sang qui lui coulait le
long des joues et les cheveux qui, poussés par le vent,
venaient se coller sur la plaie.
Séphirot décida
de prendre l'initiative pour le deuxième assaut et porta une
attaque circulaire horizontale puis enchaîna sur une pique
droit dans le plexus du ninja. Mokujimbo esquiva le premier coup en
reculant d'un pas et para le second en plaçant son sabre à
la verticale devant lui.
Les deux adversaires restèrent un
instant immobiles, sans se lâcher du regard. Puis Séphirot
recommença à frapper mais à chaque fois
Mokujimbo parait ou esquivait. Asuke avait du mal à suivre le
déroulement du combat tant la fatigue se faisait sentir. Du
moment qu'elle bougeait ou qu'elle avait à se défendre,
elle ne sentait rien. Mais depuis plusieurs minutes, elle était
restée figée et tout son corps s'engourdissait.
Il y eut un nouveau temps mort. Séphirot fatiguait mais son adversaire semblait encore plus pressé d'en finir. Impatient ?
Le ninja leva son katana et courut une nouvelle fois
vers le général au cri de « Môku-Jim-Bô
! ». A sa grande surprise, alors que le géant de
pierre attaquait à mi-hauteur, Séphirot se baissa et
fit une roulade juste à côté de lui, à un
endroit que son élan l'empêchait désormais
d'atteindre. L'homme aux cheveux d'argent, avec un air
d'extrême lassitude, trancha net les jambes de Mokujimbo en
frappant de son sabre derrière ses genoux. Le ninja s'écroula
et la vie coula hors de lui.
« La Masamune fend la pierre
d'Utaï, rien de plus logique » pensa Séphirot.
Il se releva lentement et, sourire aux lèvres, se dirigea
vers Asuke qui était au bord de l'inconscience. Il ne prêta
pas attention au corps inerte de sa victime et encore moins à
son ombre. Pourtant cette dernière aurait du l'inquiéter.
En effet, elle s'allongeait sur le macadam comme si Mokujimbo était
encore debout. Quand le général ne fut plus qu'à
quelques mètres de la jeune Utaïte, l'ombre se sépara
du corps et courut ( ?) vers lui. Elle se jeta sur l'ombre de
Séphirot et lui planta son sabre noir dans le dos avant de
s'enfuir.
Le général Shinra se figea. Il sentit un courant d'air glacé lui parcourir l'échine. Il ne pouvait plus respirer, les organes situés dans sa cage thoracique avaient cessé de fonctionner. Il se prit la gorge à deux mains et s'écroula, les yeux révulsés. Une voiture déboula alors et pila devant lui. Tseng en sortit, s'approcha de Séphirot puis se retourna pour aboyer un ordre au deuxième occupant du véhicule. Un jeune homme aux cheveux roux le rejoignit et ils transportèrent le général jusqu'à la berline. Au moment de refermer la portière, Tseng porta un regard circulaire sur la rue. Il ne voyait personne d'autre.
Quand ils furent partis, un voile d'ombre qui s'étendait sur l'un des murs se leva et laissa apparaître une jeune femme évanouie. La tache sombre virevolta un instant puis alla rejoindre le corps de Mokujimbo qui disparut sans bruit.
Le soldat du Fort arriva sur le
sommet de la butte et embrassa la scène qui s'offrait à
lui. Sous la lumière blanchâtre de la lune, on
distinguait parfaitement le camp Shinra. Il se débarrassa de
son gigantesque sac et s'assit. Tout était calme, la nuit
était véritablement un moment fantastique. D'un vif
mouvement du pouce, il décapsula une bouteille d'alcool fort
et porta le goulot à ses lèvres. Ce devait sa cinquième
ou sixième victime de cinquante centilitres de la soirée.
Le niveau ayant baissé de moitié, il la posa et
entreprit de sortir l'objet volumineux qui dépassait de son
sac. Ce n'était pas chose facile : il n'avait plus les
idées très claires et sa bouche était pâteuse.
Il but encore une gorgée puis retenta la manœuvre. Mais le
système d'ouverture, pourtant enfantin, lui résistait.
Il tira un coup sec et un craquement lui indiqua qu'il avait cassé
le mécanisme. Le soldat jura et plongea ses mains dans le sac
ainsi ouvert. Il en sortit, avec peine toutefois, un lance-roquette
chargé qui mesurait plus d'un mètre.
Il le
contempla avec des yeux emplis de larmes. Son meilleur ami !
Il prit l'arme dans ses bras et la serra contre lui.
L'alcool,
depuis qu'Achille avait abandonné le Fort, était le
seul remède capable de contenir les douleurs de la guerre.
Alors les soldats en usaient et en abusaient, leurs réserves
de vodka étant aussi importantes que leurs stocks de
munitions.
Il regarda encore une fois le paysage nocturne et
enleva le bandeau rouge qui lui ceignait le front. En se frottant le
visage, il sentit la couche de crasse accumulée au cours des
dernières semaines qui formait un masque écaillé.
Le soldat passa ensuite une main dans ses cheveux sales et collants
puis l'essuya sur son treillis, préférant les ignorer
plutôt que de passer la nuit à rêver d'une
douche.
Il regarda le lance-roquette, un Herpéget 7
sotiévique venant d'un lointain pays de l'Est qui avait
été, cinquante ans auparavant, l'un des plus
puissants du monde. Cette nation avait favorisé la fabrication
d'armes en tout genre, depuis le fusil d'assaut Ahenne 94 jusqu'à
la tête nucléaire. A moitié pris dans les
glaciers du Nord, c'était le plus grand pays du monde. Mais
un jour une autre nation mieux armée, située plus à
l'Ouest, décida de s'imposer en tant que seule et unique
maîtresse de la planète, et entre elles éclata
une guerre étrange durant laquelle aucune balle ne fut tirée.
Le pays sotiévique perdit, et les grands glaciers dont il
était composé se morcelèrent jusqu'à ce
qu'il perde toute sa magnificence passée. Beaucoup d'armes
furent alors vendues sur les différents marchés du
monde entier. Leur succès avait été énorme
auprès des marchands du Fort : elles étaient légères,
fiables, pas chères et avaient déjà un aspect
usé qui les faisaient passer inaperçu.
Le
soldat connaissait cette histoire par cœur, d'autant plus que la
vodka venait du même endroit que son cher Herpéget 7.
Quelque chose sonna dans le sac qui le ramena à la
réalité. C'était le signal. Il finit la
bouteille et se leva pour bien caler le lance-roquette sur son
épaule. Puis il se baissa, posa un genou à terre et
approcha son œil du viseur. Son champ de vision était rétréci
et ses mains tremblaient : il avait beaucoup de mal à
maintenir le camp Shinra au centre du réticule. Il tenta de se
calmer, respira un grand coup et appuya sur la détente.
La
roquette creva l'air ambiant et une explosion se fit entendre. Des
cris suivirent. Des hurlements.
Mais le soldat du Fort ne put assister à cette scène de mort qui se déroulait pour la énième nuit consécutive : pris de vertiges, il s'était affalé sur le sol, dans le coma.
La dizaine d'hommes du Fort se précipita sur le camp juste après la déflagration. Ils couraient dans tous les sens, tirant au hasard, rendus infatigables par l'alcool. Certains soldats Shinra ne cherchaient même pas à riposter et attendaient dans un coin, à l'abri, que cela se termine. Ils ne comptaient plus les nuits d'insomnie passées à subir ces assauts nocturnes. Le jour, il n'y avait presque plus de guerre, et la nuit c'était le cauchemar, toujours le même.
Une autre explosion.
Le commando n'avait aucune stratégie, il se contentait de frapper. C'était une bande de fous et d'ivrognes dont les yeux brillaient d'un éclat malsain, en fait plus à cause de l'alcool que de la rage. Au matin, on retrouvait parfois leurs cadavres avinés, épaves abattues par les balles ou l'eau-de-vie.
Un soldat du
Fort, cartouchière en bandoulière, avançait
rapidement dans l'obscurité du camp. Il était loin du
foyer des affrontements de ce soir, mais il se déplaçait
quand même courbé. Il haletait, cette posture étant
très inconfortable pour courir, d'autant plus qu'il
cherchait quelque chose de particulier.
Enfin, arrivé au
centre de la base Shinra, il releva la tête : devant lui se
dressait une grande tente, peut-être la plus grande. A côté
de l'ouverture, on pouvait distinguer, malgré l'obscurité,
une croix rouge sur fond blanc. Le soldat sourit.
Il entra et se
retrouva dans une espèce de dortoir faiblement éclairé.
Il y avait une allée étroite bordée de lits à
deux étages, qui s'étendait sur une vingtaine de
mètre. D'après ce qu'il put en juger, tous les lits
étaient occupés.
L'infirmerie.
Il n'y avait
pas de garde ni de médecin. Il se précipita au milieu
de la tente et sortit de ses poches plusieurs cubes de pâte
beige. Il les disposa au sol pour former une pyramide maladroite. Il
s'agenouilla ensuite et prit dans son treillis un détonateur.
Il le planta dans un des pains de C4 et se releva, tenant la commande
de mise à feu dans sa main.
Depuis qu'il était
entré, le soldat n'avait pas entendu un murmure. Il regarda
autour de lui. Des dizaines d'yeux le fixaient. Des fois ils
allaient par paires et des fois non. Mais tous reflétaient
plus ou moins l'éclat de la loupiote accrochée au
plafond de toile.
Il était figé. Il percevait
désormais les échos des respirations difficiles. Il se
sentait lucide, comme si les vapeurs d'alcool avaient cessé
d'embrumer son cerveau. Il fixa tour à tour chacun des
blessés. Ce n'était plus une infirmerie, c'était
un véritable hôpital. Il vit des hommes défigurés,
mutilés, des troncs sans membres, des bassins sans jambe, des
épaules sans bras. Et toutes les têtes étaient
tournées vers lui, immobiles.
Un râle, léger, confus, brisa la chape de silence qui se reforma immédiatement.
Le soldat ne pouvait détacher ses yeux de ce spectacle morbide. Ils attendaient. Mais lui ne bougeait pas. Il se demandait ce qu'il aurait souhaité dans de telles conditions, s'il avait été soudainement réduit à un cœur et un cerveau, privé du reste, coupé du monde. Aurait-il demandé la mort ? Et était-il en droit de la donner ? Il était venu pour ça, l'infirmerie était sa cible. Mais tout à coup il lui semblait qu'il n'était pas là pour une action militaire mais plutôt pour mettre fin à des souffrances inutiles.
Puis son regard tomba sur un blessé qui ne
le regardait pas. Ses yeux étaient ouverts, fixaient le
soldat, mais ils ne regardaient pas. Le militaire du Fort scruta
l'obscurité et chercha un mouvement de sa poitrine. Elle ne
se soulevait plus.
Il resta là, abruti par l'alcool et
la fatigue, jusqu'à ce qu'un déclic vienne le tirer
de sa léthargie.
Derrière lui, dans l'ouverture
de la tente, se dressait un médecin en blouse blanche avec un
pistolet braqué vers le soldat. Le scientifique vit l'amas
d'explosifs, la commande dans la paume du militaire, mais il ne dit
rien. Il transpirait abondamment.
L'autre le regarda à
son tour, les épaules affaissées, les bras ballants. Un
médecin avec une arme, c'était complètement
absurde. « Comme tout ici » pensa-t-il. Cela n'avait à
présent plus aucun sens.
D'un geste imperceptible, il actionna le détonateur.
Ils couraient. Ils couraient vers la mort.
Bêtement. Mais ils n'avaient plus le choix, la fuite était
devenue impossible et l'honneur d'Utaï était en jeu.
Alors ils couraient vers leurs ennemis, vers les mitrailleuses
lourdes prêtes à cracher leurs balles de 12,7
millimètres.
Les artilleurs Shinra attendaient, ils
avaient tout leur temps, maintenant que la bataille était
gagnée. Tout s'était déroulé comme
prévu, la victoire était dans leur camp.
Sous
les pas des soldats Utaïtes, le temps sembla ralentir. Ils ne
formaient plus qu'un petit groupe étalé sur une seule
ligne, criant et pleurant à la fois. Lord Godo était au
centre, et son visage ne reflétait plus aucune émotion.
Il ne se voyait pas mourir, il voulait se battre jusqu'au bout,
mais le sens des valeurs de son pays lui faisait accepter la mort
avant même qu'elle vienne le prendre.
Alors il courait,
les yeux fixés sur l'horizon.
Ils avaient laissé
derrière eux le rideau de feu salvateur qui avait repoussé
la première vague d'assaut. Ils ne pensaient plus qu'au
combat à venir, celui qui verrait la mort de l'ultime
guerrier Utaïte.
Le vent se mit alors à souffler dans
leur dos. Sans qu'ils puissent les voir, les flammes grandirent
puis, poussées par les caprices de l'air, se propagèrent
de part et d'autre de la ligne des assaillants. Les soldats d'Utaï
furent rapidement encerclés par un mur brûlant qui les
sépara de leurs ennemis.
Ils cessèrent de charger,
ébahis. De l'autre côté, on était tout
aussi surpris : les officiers Shinra ordonnèrent de ne pas
tirer.
Les flammes, qui atteignaient plusieurs mètres de
hauteur, crépitaient en dévorant l'herbe de la
plaine. Puis, comme mues par une volonté de groupe, elles
ouvrirent le cercle derrière les Utaïtes et se rangèrent
en une ligne, comme l'étaient les assaillants quelques
minutes plus tôt. Les soldats étaient à l'abri
et une possibilité de fuite leur était offerte. Ils se
tournèrent tous vers Lord Godo qui, d'un mouvement de tête,
les enjoignit à quitter le champ de bataille. Ils ne se firent
pas prier et le laissèrent seul.
Pour Godo, ce feu
n'était pas naturel. Il s'en approcha malgré la
chaleur étouffante et s'agenouilla. Il tendit l'oreille
pour mieux percevoir le crépitement. Mais ce qu'il entendait
n'avait rien à voir avec les craquements de brins d'herbe
dévorés par les flammes. Les yeux fermés, il
distinguait des voix, une multitude de voix qui psalmodiaient des
choses incompréhensibles. Il tenta de se concentrer encore
d'avantage.
Des cris suraigus comme des appels perdus dans le
lointain mais transmis par l'écho des montagnes. Ils
semblaient infiniment nombreux.
Lord Godo ouvrit les yeux et pencha son visage vers le brasier. Le spectacle qui s'offrit à lui le stupéfia. En fait, il lui fit peur : ce n'était pas un feu, le mur était entièrement composé de soldats minuscules, habillés de rouge, d'orange et de jaune. Ils flottaient dans les airs, microscopiques, sabre à la main. Et ils se battaient… Les uns contre les autres. Et chaque fois qu'un guerrier mourait, deux soldats identiques apparaissaient pour le remplacer. C'est ainsi que les « flammes » progressaient.
Godo frissonna. Il n'en avait pas la
certitude mais il pensait savoir qui ils étaient. Une ancienne
légende parlait en effet d'esprits malins enfermés
dans le Da Chao et qui pouvaient en sortir s'il était
attaqué. Mais presque personne ne connaissait cette histoire,
hormis peut-être la vieille Sanoga.
Les esprits. Chacun
d'eux devait représenter l'un des pouvoir de la mako :
toutes les magies mentales et élémentales ainsi que
d'autres capacités telle que celle d'invoquer Léviathan.
Il pensa aux matérias. La Vie. Etait-il possible que
Tenshi ait été sauvé par un esprit né de
la matéria Vie ? Et dans ce cas, comment savoir si
cette entité n'avait pas pris possession du corps de son
fils. Après tout, ces créatures étaient
malfaisantes et enclines à se battre.
Il regarda le
feu progresser en direction des positions Shinra.
La rumeur
s'amplifia. Godo comprit enfin ce que les soldats disaient. C'était
une sorte de poème :
« Je suis né de la
pierre, né des larmes et du sang d'Utaï.
Ils ont
blessé Da Chao et par ses plaies s'écoulent les
esprits malins qui l'habitaient depuis la nuit des temps… »
Encore une explosion.
Le soldat Shinra sursauta pour la énième fois. Seul dans sa tente, il tentait de maintenir la communication entre le camp établi devant le Fort et Midgar. Mais face à cette radio, ses nerfs étaient mis à rude épreuve. Il tourna un bouton et un sifflement vint lui vriller les oreilles. Il enleva précipitamment le casque qu'il avait sur sa tête depuis maintenant des heures. On lui avait donné ordre d'appeler des renforts : chars, avions, n'importe quoi. Et surtout une relève. Il savait que cela ne servait à rien, que personne ne viendrait, tout le monde le savait d'ailleurs.
Le militaire remit le casque et parla dans le micro. Seul un
grésillement lui répondit.
Il jura, alors que les
larmes lui montaient aux yeux. Au même moment, il perçut
un mouvement derrière lui et se retourna. Mais à peine
avait il fait un quart de tour que quelque chose se jeta sur lui et
le frappa au visage à plusieurs reprises. Cela semblait être
une bête : poilue, crasseuse, puante, poussant des grognements…
Le soldat du Fort s'arrêta de frapper quand sa
victime fut inerte. Il haletait, les yeux brillants, la bave aux
lèvres. Il était agenouillé sur le corps
sanguinolent de son homologue Shinra. Il se releva et alla s'asseoir
à la table qui portait la radio. Malgré un état
d'ébriété évident, il paraissait savoir
ce qu'il faisait : il tournait des boutons, débranchait des
fiches pour les remettre à d'autres endroits,… Enfin, il
repoussa sa chaise et plaça derrière la radio un petit
appareil qu'il venait de sortir de sa poche.
Désormais,
le Fort pourrait lui aussi entendre ce qui se disait de l'autre
côté.
Le soldat s'apprêtait à
partir quand il remarqua, appuyé contre la table, un fusil
d'assaut Shinra. Il laissa tomber sa vieille mitraillette et se
saisit de l'arme moderne dont était équipée
ses ennemis. C'était un FA-MAM : Fusil Automatique des
Manufactures d'Armes de Midgar, un vrai bijou.
Il décida
alors de ne pas rentrer au Fort et de s'amuser encore un peu.
Dehors, les combats faisaient rage et le bruit était
assourdissant. Il courut à l'extérieur de la tente en
hurlant de joie.
Puis on entendit distinctement trois coups de feu.
Puis, pendant une seconde, plus rien. Les cris avaient cessé. Comme si les balles avaient déchiré la nuit, laissant un trou béant par lequel toute la fureur pouvait s'évacuer.
Puis le vacarme reprit.
Les
mortiers du Fort commencèrent à pilonner.
Pâris
tournait en rond. Abandonné dans cette pièce sombre, il
ne savait plus quoi faire. Depuis qu'Achille s'était
rendu, il avait essayé, en tant que « vice chef »,
de diriger Fort Condor. Mais les soldats avaient très mal
réagi à cette trahison et n'obéissaient plus à
aucun ordre. Il n'y avait plus d'armée, il ne restait
qu'une bande de guérilleros désorganisés qui
harcelaient chaque nuit les troupes Shinra.
Midgar avait cru
porter un coup décisif au Fort en gardant Achille en otage.
Mais c'était une grave erreur de psychologie. Contrairement
à des peuples comme ceux d'Utaï, les soldats n'avaient
que faire de l' « honneur », et perdre un chef faisait
partie de la logique des combats. L'important pour eux, ce n'était
pas de mourir de face mais d'emporter avec eux la vie de leurs
adversaires. Privés de chef, ils n'étaient rien
d'autres que des guerriers, et non plus des militaires.
Voilà
ce qui s'était réellement passé dans le Fort,
à cause de Midgar. Pâris était la seule personne
à ne pas être ivre et armée. Mais les soldats ne
le gardaient pas prisonnier : en fait, ils l'ignoraient.
Alors
il restait là, en haut du Fort, à regarder par une
petite fenêtre ce qui pouvait se passer en contrebas. Mais
depuis la trahison, les combats n'avaient plus lieu le jour ;
et la nuit, on n'y voyait rien.
Pâris soupira. Il n'avait
plus aucun contrôle sur quoi que ce soit.
Il était
grand, plus grand encore qu'Achille, et contrairement aux soldats
il ne revêtait pas de treillis. Il arborait une longue robe
marron, symbole universel des moines. Mais les chefs spirituels
eux-mêmes ne pouvaient plus rien faire. Les hommes avaient
irrémédiablement sombré dans la folie. Il se
gratta le menton et sentit la barbe qu'il avait laissé
pousser plus que d'habitude. Allait-il lui aussi devenir une bête
?
Il fit le tour de la pièce et s'assit dans un
coin. A l'autre bout, il y avait une lourde table sur laquelle
était posée un énorme poste émetteur-récepteur.
Il était allumé mais plus aucun soldat du Fort ne
l'utilisait.
Puis on entendit un grésillement. Pâris
sursauta et tourna les yeux vers la radio. Il s'appuya sur le mur
et se releva : des gens s'adressaient au Fort ! Puis il se
ravisa. Visiblement, ces communications n'étaient pas
destinées à ce camp, il s'agissait de messages de la
Shinra.
Comment était-ce possible ?
Pâris
ne chercha pas à comprendre et tendit l'oreille. Il tourna
un bouton pour mieux saisir ce qui se disait. Soudain il se figea. Il
venait d'entendre prononcer le nom d'Achille… Il s'approcha
de l'émetteur. Il était question de Junon et d'un
otage en provenance d'Utaï. Impossible de savoir si Achille
était avec lui.
Il se rassit et tenta de réfléchir. Junon n'était pas très loin, et même si son chef n'y était pas, il pourrait toujours aller aider l'Utaïte. Il préférait se rendre utile ailleurs que de rester inactif chez lui. Il décida de partir en empruntant un chocobo, un buggy ou n'importe quel véhicule.
S'il avait jamais eu une mission au Fort, elle était terminée.
Il ouvrit la porte et trouva, dans l'autre pièce, un soldat affalé par terre. Coma éthylique. Pâris l'allongea sur le dos et regarda le fusil d'assaut sotiévique qu'il portait en bandoulière. Il jugea qu'il serait plus utile dans ses mains et décida de garder l'Akahesse 74 avec lui.
Le Fort ne pouvait pas tomber. Les
soldats pouvaient tous mourir mais le Fort, lui, était
immortel. Le feu néfaste du Condor avait fait son œuvre et
tous les habitants de la cité étaient dorénavant
consumés par la folie.
C'est pourquoi Pâris
partait : il savait qu'ils n'avaient pas besoin de lui. Ils
étaient sous la protection du Condor.
Il mit sa large capuche sur la tête et, la mitraillette cachée sous son vêtement, sortit pour s'enfoncer dans la nuit.
