Chapitre 5

Un nouveau chemin

Shadow se réveilla. Toujours cette douleur dans le cou, un flash aveuglant, puis le changement brutal de décor. Une cabine téléphonique misérable au beau milieu d'un métro vide à cette heure avancée de la nuit laissa la place à un plafond gris, en acier rouillé, froid, froid comme l'enfer. Shadow prit quelques instants à reprendre ses esprits, mais cela ne venait pas seulement du léger trouble habituel qu'avait toujours occasionné chez lui le passage de la matrice au monde réel (et au fond cela était peut être révélateur de quelque chose, se surprenait t-il souvent à penser). Mais non, aujourd'hui, ou plutôt ce soir (il faisait toujours nuit dans ce monde) son esprit n'était pas qu'un peu troublé. C'était le chaos. Kratos mort…ce qu'il avait fait aux militaires…c'était une folie… qu'est ce qui lui avait pris de faire ça ? …mais il avait réussi…et il y avait eu Smith…Smith lui avait parler…qu'est ce qu'il allait faire ?…le moment était t-il enfin venu ?…mais en avait t-il vraiment envie ?

Shadow ferma les yeux. Il était toujours couché dans le fauteuil sur lequel son corps était installé quand son esprit volait au dessus de toute chose. Il avait mal à la tête, il devait se reposer. Il savait que les membres de l'équipage devaient être réunis autour de lui mais il gardait les yeux fermés. Il ne voulait pas les ouvrir, il ne voulait pas les voir car si il le faisait il devrait leur dire l'inévitable. C'était nécessaire sinon jamais il ne pourrait prendre enfin la voie qu'il avait toujours voulu prendre mais cela n'empêchait pas qu'il allait sans doute vivre l'un des instants les plus désagréables de son existence…et ce n'était pas peu dire. Ce ne fut que quand une main se posa sur son front ruisselant de sueur qu'il décida d'affronter enfin ce qu'il devait affronter. Il ouvrit les yeux.

Il ne vit d'abord que le plafond baignant dans le faible éclairage du vaisseau puis il s'aperçut que trois formes noires le regardaient. Sa vue commença à retrouver sa clarté habituelle et il vit trois membres de l'équipage qui le regardaient d'un air aussi inquiet que lorsqu'ils étaient partis pour cette mission. Une mission qui n'avait même pas été réussie en fait de compte, et par sa faute en plus, mais cela lui semblait tellement loin à présent qu'il s'en moquait pas mal.

« Attendez, comment ça se fait que vous n'êtes que trois ? » failli t-il demander. Mais bien sûr idiot,pensa Shadow. Cela fait bien longtemps que l'équipage n'est plus formé de huit membres. Et avec la mort de Kratos, nous ne sommes plus que quatre…et bientôt ils ne seront plus que trois.

Shadow se releva doucement. La main qui était posée sur son front était celle de Lost. Lorsque Shadow s'en aperçut, il sentit un frisson lui parcourir le corps et cela n'avait rien à voir avec la froideur de cet endroit. Il se leva soudainement. Il sentit des mains le saisir pour l'obliger à se rallonger mais il se dégagea et commença à faire quelques pas. Arrêté à un mètre de ses compagnons, leur tournant le dos, le résistant inspira profondément une fois, deux fois…Puis quand il fut sûr qu'il avait à peu prés retrouver ses esprits, il se retourna pour leur faire face.

Ils le regardaient tous les trois d'un air inquiet, s'attendant visiblement à le voir s'évanouir d'un moment à l'autre. Nightmare, l'opérateur de bord, un jeune homme à peine plus âgé que Shadow, le visage d'ordinaire très serein et calme et ayant un peu trop souvent l'esprit sur d'autres planètes (c'était l'un des membres de l'équipage avec lequel Shadow s'entendait le mieux) semblait avoir fini par perdre son sang froid suite à cette répétition trop nombreuse de péripéties survenue durant cette nuit à en juger par ses cheveux en bataille dont il en avait visiblement arraché certains. A côté de lui, Krauser regardait fixement Shadow et on lisait une certaine méfiance dans son inquiétude, comme si il s'apprêtait à voir à tout moment Shadow perdre les pédales.

C'était un homme dur, qui avait visiblement souffert dans le passé, mais qui n'en parlait jamais. Il n'affichait quasiment jamais de sentiments autre que la rage et la colère qu'il pouvait parfois exprimer très fortement. Kratos avait été l'un des rares à parvenir à le calmer lors de ses crises, ce qui n'était pas une mince affaire vu que Krauser avait de loin la musculature la plus développée du vaisseau. A présent que Kratos était mort, c'était lui avec ses trente ans le membre le plus âgé du Ulysse et Shadow pensa avec une crainte qu'il eut du mal à dissimuler qu'en toute logique, vu qu'il avait la plus grande expérience parmi le groupe, ce devrait être lui le nouveau commandant du vaisseau. Shadow espéra que Kratos avait jugé sage de confier la direction du Ulysse à une personne un peu plus équilibrée que Krauser ( quoiqu'en y pensant, se dit Shadow, le plus déséquilibré depuis le début, c'est moi et ça n'est pas allé en s'arrangeant). Peut être était ce pour cela que Kratos n'avait pas voulu contacter l'équipage à sa mort, il craignait peut être que Krauser prenne mal le fait qu'il ne soit pas le nouveau commandant du vaisseau (si tel était le cas, c'était plus que probable) et Kratos n'avait sans doute pas voulu supporter ses protestations.

Normalement, n'importe qui sachant les intentions de Shadow aurait penser que Krauser, en raison de son tempérament souvent emporté, pouvait constituer l'élément le plus dangereux du trio mais pour Shadow il n'en était rien. A côté de la montagne de muscles que formait Krauser, il y avait un être beaucoup plus fragile d'un côté mais aussi beaucoup plus fort de l'autre, et tellement magnifique. Et Shadow savait que cet être pouvait lui infliger plus de douleurs par ses mots que Krauser ne pourrait jamais lui faire par ses poings. A côté de Krauser, il y avait Lost.

Shadow la regarda dans ses yeux bleus qui exprimaient la crainte et le chagrin causée par la mort de Kratos. Shadow pouvait presque y voir de là où il était son propre reflet, ses propres yeux qui ne montraient rien d'autre que froideur et amertume. Ses relations avec Lost étaient…compliquées. Dans la mesure où elles étaient quasiment inexistantes. Lost était à bord du Ulysse bien avant que Shadow y soit lui même, bien qu'elle n'avait qu'un an de plus que lui. Elle était là lorsqu'il franchit pour la première fois les barrières de la matrice dans cette salle d'entraînement baignant dans la blancheur absolue, avec Kratos assis en tailleur lui disant inlassablement d'ignorer les limites tandis que Lost et trois autres membres de l'équipage l'arrosaient de coups. Et elle était là également avec lui pendant toutes ces années où il avait combattu le système qu'il s'était juré un jour de s'approprier pour le salut et le bonheur de l'humanité. Alors bien sûr « inexistantes » était peut être un terme un peu exagéré, pourtant c'était au fond le sentiment de Shadow. Ils ne se parlaient que très peu, bien qu'ils furent ensemble sur ce vaisseau pendant maintes années. Shadow évitait la plupart du temps de lui parler, tout simplement…tout simplement parce…Parce qu'il ne savait foutrement pas ce qu'il ressentait pour elle.

La vie amoureuse de Shadow n'était pas vraiment à remplir des pages, que ce soit avant sa sortie de la matrice ou après. Et cela parce qu'il n'avait jamais vraiment ressenti ce qu'on décrivait tant autour de lui. Il y avait beaucoup de choses que Shadow avait l'impression de laisser s'échapper d'entre ses mains, quand il était dans la matrice et dans l'enfer. Des expériences qu'il aurait pu vivre, tous ses sentiments qu'il n'avait éprouvé que trop peu de fois et dans ce cas présent jamais ou presque, il n'en savait rien et c'était ça qui rendant tout si compliqué.

Il n'avait pas l'impression de sentir quelque chose de si fort que ça, pas quelque chose qui l'empêchait de penser à tout ce qui le préoccupait ou venait l'hanter la nuit et pourtant chaque fois qu'elle lui souriait, il ne pouvait ignorer cette lumière dans les ténèbres de son esprit qui se mettait à briller soudainement, bien qu'à aucun moment il ne l'ait montré (enfin c'est ce qu'il espérait).

Et ce qu'elle pensait de lui, ça il ne préférait généralement pas y penser, étant donné qu'il avait du mal à s'imaginer quelque chose de vraiment glorifiant compte tenu de son…étrangeté. Mais bien qu'il ait pu vivre toutes ces années en se passant de vérifier la nature de ses sentiments envers elle et d'aller peut être plus loin, qu'il ait pu supporter de la voir avec d'autres hommes de l'équipage ou de Zion sans que cela lui cause vraiment du mal (enfin c'est ce qu'il pensait…ce qu'il espérait), Shadow était sûr d'une chose. C'était elle et son regard qui allaient être le plus dur à affronter cette nuit. Il savait que quoiqu'il arrive, ce qu'elle lui dirait ou ce qu'elle ferait, quelque soit l'importance réelle de ses sentiments envers elle, ce serait vraiment difficile à oublier, et il se demanda avec étonnement si ce n'était pas ça qui allait contre toute attente le vaincre. S'il allait vraiment pouvoir le supporter, et si il allait pouvoir masquer le trouble qui était toujours en lui quand il pensait à elle et qui pouvait très bien ce soir déborder de son esprit. Il ne pouvait le dire avec certitude tout comme il ne pouvait rien dire de certain sur ses sentiments envers elle.

-Shadow ?

La voix hésitante de celle qui occupait ces pensées en cet instant précis le fit sortir de ces réflexions. Shadow s'aperçut que pendant tout ce temps , il s'était pris la tête dans les mains sans s'en apercevoir. Ce n'était pas la première fois que ça lui arrivait.

-Comment tu te sens ? demanda Lost qui ne le quittait pas des yeux comme les deux autres.

-Je…j'ai connu des jours meilleurs, répondit en toute sincérité Shadow en essayant de sourire.

Ses trois observateurs semblèrent s'apaiser en voyant que Shadow semblait avoir garder un minimum de lucidité.

-Oui, ça c'est sûr, dit Lost avec un léger sourire. On en a tous connu de meilleurs mais grâce à toi, finalement tout cela s'est terminé d'une façon plutôt avantageuse non ?

« Alors je ne m'étais pas trompé, songea Shadow. Ils ont tout vu. Mon combat contre les agents et tout le reste, ils ont tous vu mais rien entendu. »

Chaque vaisseau possédait en effet un système permettant de visionner la matrice et le déplacement des troupes en territoire ennemi. Toutefois, ce système ne permettait pas d'entendre ce qui se disait par la matrice, d'où la présence des portables pour communiquer entre opérateur et résistants opérant dans la matrice.

« Cela veut donc dire, qu'ils n'ont rien entendu de ma petite conversation avec Smith, mais qu'ils m'ont vu parler avec un agent pendant une bonne dizaine de minutes. Hum, j'imagine que ça pourrait être pire. Pour le moment ils doivent juste avoir retenu que j'ai été le premier de l'histoire de la résistance à vaincre des agents, sans parler de mon petit carton devant ce foutu immeuble où nous n'aurions jamais du mettre les pieds. »

-Oui, répondit Shadow, mais bon quand même ça aurait tout aussi bien pu tourner au désastre et…

Il n'eut pas le temps de continuer. Lost, un large sourire aux lèvres, venait de le prendre dans ses bras. Shadow avait ses cheveux aussi bruns que les siens sur la moitié du visage.

« Oh nom de dieu, c'est pas vrai ! »

Dés que Lost l'eut lâché, Nightmare se précipita sur lui et le prit à son tour dans ses bras mais avec beaucoup moins de douceur.

-Bordel de merde Shadow! s'écria t-il en pleurant de joie. Mais comment t'a fait un truc pareil ? Je savais, je savais que t'allais tout changer ! Et tu l'a fait comme si c'était super naturel en plus. Oh putain Shadow tu va nous faire gagner cette guerre. Je l'avais dit à Kratos mais…

-Ca va calme toi, dit Krauser de sa voix de militaire né. Bon travail Shadow.

Il se contenta de lui serrer la main avec assez d'émotion quand même pour manquer de lui briser les doigts, et il eut un des rares sourires que Shadow ait pu voir, ce qui donnait toujours un air assez étrange sur son visage aussi dur que les machines.

-Quand même, qu'est ce qui t'a pris de faire ça ? demanda Lost. On pensait tous que t'avais plus ou moins les capacités pour réaliser un exploit pareil, mais tout de même c'était plutôt inattendu.

-Disons que j'avais une revanche à prendre…répondit Shadow, sur quelqu'un…

-C'est pour ça que tu es resté avec… commença Nightmare mais Lost l'interrompit.

-En tout cas, c'était vraiment impressionnant, dit t-elle avec un sourire plus large que jamais. C'était la meilleure chose qui pouvait arriver après –son sourire diminua un peu- enfin après que Kratos soit parti.

-Oui, acquiesça Shadow. J'aurais voulu lui montrer ça pendant qu'il était encore vivant…mais je ne savais pas vraiment si j'en étais capable.

-Il le savait, assura Lost. J'en suis sûre.

-En tout cas, même compte tenu de ton exploit, tu n'a pas vraiment agi comme il aurait fallu, nota Krauser ne pouvant s'empêcher d'appliquer le code. Tu t'es laissé déborder par tes émotions et volontairement tu es allé droit dans la gueule du loup alors que tu ne pensais même pas pouvoir en ressortir. Tu devras éviter ce genre de comportements à l'avenir.

-Oh arrêtes un peu Krauser, dit Nightmare. Franchement je peux pas lui reprocher d'avoir fait ça vu les circonstances, et je pense que j'aurais fait pareil. Même si je ne suis jamais allé dans ce foutu système, rajouta t-il en adressant un clin d'œil à Shadow.

Shadow eut un léger sourire même si il n'avait pas du tout apprécier l'expression « foutu système ». Shadow fut soudain saisi d'une peur sans nom. Il n'allait jamais pouvoir y arriver, non c'était impossible. Ils étaient là tous les trois en train de le féliciter, et si Shadow le voulait, cet instant pouvait être l'un des meilleurs qu'il ait passé dans sa vie. Cela valait t-il vraiment la peine de tout gâcher ?…Oui cela en valait la peine. C'était une souffrance, mais une souffrance nécessaire pour une vie enfin libre et qui ait enfin une quelconque existence.

-Quoiqu'il en soit, la nouvelle de ce qui s'est passé doit être au plus vite transmise à Zion, déclara Krauser. C'est un événement sans précédent dans l'histoire de la résistance. La mise en échec de plusieurs agents par un seul membre de Zion, ce n'était jamais arrivé auparavant. Cette nouvelle va peut être tout changer dans cette guerre, si les résistants pensent que la matrice n'est plus aussi invincible qu'elle ne le paraissait alors ce conflit va peut être prendre un autre tournant. Toutefois, ce n'est pas à moi de déclarer ceci à Zion, n'est ce pas Lost ?

Celle ci eut un sourire timide, et Shadow comprit que c'était elle que Kratos avait choisi pour lui succéder. C'était déjà ça, ça arrangeait un peu la situation…mais en y réfléchissant ça l'empirait aussi complètement car en tant que commandant du vaisseau, c'était elle avec qui il allait devoir le plus se battre.

Krauser qui étrangement n'avait pas sembler avoir été affecté par le fait de ne pas avoir été choisi comme commandant (soit il avait bien masquer ses sentiments, soit Shadow l'avait après tout mal jugé) reprit la parole :

-Il me semble préférable de te prévenir, Shadow. Vu que c'est toi qui est à l'origine de la défaite des agents, Zion va apporter une attention toute particulière à ton égard. Jusqu'ici Kratos avait réussi à ce que Zion ne fasses pas trop attention à toi, mais à présent le haut conseil va sans doute vouloir comprendre l'origine de tes dons. Tes facultés vont soulever beaucoup de questions, certains vont penser que quelques réveillés de la matrice ont peut être des facultés nouvelles, d'autres, qui seront vraisemblablement plus nombreux, vont sans doute croire que tu es l'élu. Et comme nous mêmes ne pourrons répondre à aucune de leurs questions, la situation risque d'être compliquée, tu comprends ?

Shadow hocha la tête. Krauser mettait exactement le doigt sur le problème, et sur ce qui le troublait depuis sa discussion avec l'agent Smith. Oui Zion allait s'intéresser à lui, Zion allait le prendre en exemple pour pousser ses combattants à se battre, à les encourager à vaincre la matrice. Et pour Shadow il était hors de question que cette situation voit le jour. Il pouvait tout changer, tout changer à son avantage, mais il fallait le dire, et le dire maintenant. Mais est ce qu'il en était capable ?

-Ne t'inquiète pas, nous resterons avec toi, continua Krauser. Même si je doute que nous puissions faire grand chose. Je crains que nous serons obliger de rester un moment à Zion, et peut être un long moment. Nous ne retournerons dans la matrice que lorsque le conseil voudra vérifier tes talents, Shadow. Mais après tout, c'est peut être mieux comme ça. Je pense qu'après ce qui s'est passé ce soir, nous avons tous besoin de repos, n'est ce pas ? Shadow…que…qu'est ce qui ne va pas ?

Krauser venait de remarquer ce que Lost et Nightmare avaient vu bien avant lui. Shadow s'était adossé contre un mur et se tenait la tête dans les mains. Aucun des trois résistants ne pouvait imaginer à quel point la situation était cauchemardesque pour lui.

Shadow, toujours le visage enfoui dans ses mains, parla d'une voix qu'il tentait vainement de maîtriser :

-Je…je suis désolé…

Et pour la première fois depuis beaucoup trop longtemps selon lui, il pleura. Ce n'était que quelques larmes, mais pour lui le moment était vraiment mal choisi pour se laisser aller, surtout qu'il n'avait jamais voulu ou réussi à pleurer auparavant. Il essuya ses larmes d'un geste si brusque de la main qu'il se frappa le nez qui commença à saigner légèrement.

-Shadow (Lost s'approcha de lui), calme toi, ça va aller ok ?

Elle voulut lui prendre le bras, mais il se dégagea vivement.

-Je t'en supplie, ne me touche pas, implora t-il.

Elle le regarda de ses yeux où se mélangeaient la crainte, le chagrin et la pitié.

-Shadow, dit Nightmare d'une voix douce. Ecoute, c'est normal de flipper, mais t'inquiète pas, on sera là pour t'aider. Et puis, ajouta t-il avec un sourire, on a vécu pire que ça non ?

-Tu…vous ne comprenez pas, dit Shadow.

Et il ferma les yeux, serra les dents et les poings et dit enfin tout ce qu'il avait sur le cœur, il fallait le dire, il le savait et c'est ce qu'il fit :

-Je…je ne veux pas…je ne veux pas que Zion le sache.

Un lourd silence suivit sa déclaration, finalement interrompu par la voix incrédule de Lost.

-Quoi ?

-Je ne veux pas que Zion le sache, répéta Shadow qui ouvrit les yeux mais ne regarda que le sol. Pas parce que j'ai peur de ce que les autres vont penser, de ce qu'on pourrait croire sur moi, mais parce…parce que je ne veux pas qu'ils approprient ce que j'ai fait pour leur quête. Leur quête que je n'ai jamais approuvée.

-Qu'est ce que tu dis ? dit Nightmare qui aurait les yeux ronds comme des soucoupes.

-Allons, vous le savez bien, continua Shadow (Il leva enfin les yeux mais ce qu'il vit dans leurs regards était si insoutenable qu'il reporta aussitôt son attention sur le sol). Je n'ai jamais été d'accord avec la quête des résistants, et c'est pour ça que Kratos et moi malgré tous les liens qu'on avait, on a toujours eu du mal à s'entendre. Je lui ai dit. Je lui ai dit avant qu'on aille dans ce foutu immeuble, qu'on pourrait jamais continuer à combattre ensemble avec des objectifs si différents et lui il a dit, je l'oublierais jamais : « Mais heureusement pour nous deux, nous sommes très loin du moment où nous devrons choisir entre détruire ou prendre le contrôle de la matrice » . Et bien il avait tort. Le moment est venu pour moi de suivre ma voie, d'aller de l'avant. Ce soir, j'ai eu la certitude que je pouvais à moi seul accomplir de grandes choses. Alors il faut que je me battes dans mon intérêt, pas au service d'une cause que je méprise. Il faut que je le fasses dés maintenant. Je suis désolé mais…il est hors de question que Zion se serve de moi pour pousser les réveillés de la matrice à continuer une guerre sans fin, tout ça pour au final au cas de victoire vivre dans un enfer. Non, ce que j'ai fait ce soir, je vais m'en servir pour moi, et pour ma quête.

Il avait parler comme il ne leur avait jamais parler auparavant. Il avait dit tout ce qu'il ressentait, il s'était débarrassé de tout ce qu'il avait sur le cœur. Il avait dit la vérité. Ce petit jeu auquel il n'avait que trop joué était terminé. A présent, il ne pouvait plus faire semblant.

-Comment…balbutia Krauser dont le visage était crispé de rage. Comment oses tu ? Après ce qui est arrivé à Kratos !

Krauser s'avança vers lui et lui prit violemment le bras. A ce moment, Shadow se rendit compte plus que jamais à quel point il était fatigué, à quel point la journée avait été épuisante, et que le flot d'émotions continu qui ne cessait de le traverser risquait d'avoir raison de lui. Sa vision se troubla et son esprit dériva, entendant à peine Krauser lui hurler :

-Qu'est ce que c'est que cette histoire ? Tu crois peut être que tu peux t'en sortir comme ça, décider de telles choses comme si de rien n'était ? Je t'ai toujours considéré comme un bon élément malgré tes excentricités mais là tu dépasses les bornes !

-Krauser arrêtes ! ordonna Lost.

-Lâche le, bordel, cria Nightmare en saisissant Krauser.

Krauser sembla alors remarquer que Shadow était à deux doigts de s'évanouir.

-Bon sang, Krauser, dit Nightmare en regardant Krauser d'un œil noir. Il vient de vivre l'une des soirées les plus difficiles de sa vie, et toi tu lui annonces que tout Zion va l'examiner comme un cobaye, tu peux comprendre qu'il soit déboussolé !

-Je… dit Krauser d'une voix faible comme si il sortait d'une transe et qui lâcha le bras de Shadow. Oui tu as raison…pardonne moi Shadow…je suis désolé…je me suis emporté.

-Je suis content de voir que tu commences à comprendre, dit Nightmare d'un ton dur. Merde, tu lui sautes dessus alors que c'est évident qu'il est en train de mourir de fatigue.

-Shadow, dit Lost d'une voix douce. Tu vas aller te reposer, d'accord, tu en as besoin.

-Non…protesta Shadow d'une voix faible.

-Allons mon vieux, dit Nightmare d'un ton compatissant en posant une main sur l'épaule de Shadow. Va dormir un peu, je t'assure qu'on voit bien que t'es pas dans ton état normal.

Et ce fut ça plus que tout autre chose qui fit exploser Shadow. Ce n'était pas le fait qu'ils ne comprennent rien à ce qu'il leur avait dit alors qu'il avait eu les plus grandes peines à le faire. Pas le fait qu'il croyait que sa déclaration n'était que le fruit d'un délire passager. Non, c'était le fait que Nightmare même si il n'avait rien voulu de mal bien au contraire, ait déclarer que son état n'était pas « normal ». Alors que Shadow s'efforçait de faire tout ce qu'il lui semblait avoir le plus de sens dans sa vie, Nightmare disait que ce n'était pas « normal ». Normal…C'était quoi être normal ? Se mélanger avec les autres, essayer de leur ressembler que ça plaise ou non, juste pour être « normal ». Que l'individu trouve ça totalement ridicule n'avait aucune importance, il fallait le faire parce que sinon on n'était pas « normal ». Ben, manque de bol, Shadow n'avait jamais voulu être « normal ». Que ce soit du temps où il s'appelait Ben Jones que lorsqu'il portait le pseudo qu'il utilisait dans la matrice pour naviguer sur internet, Shadow n'avait jamais voulu ou n'avait jamais été capable (il ne savait pas vraiment si c'était l'un ou l'autre) d'être « normal », de faire des choses qu'il n'aimait pas juste pour ne pas paraître différent. Et finalement il avait fini par y croire dur comme fer qu'il était différent, à tel point que le seul moyen pour ne plus être différent, pour être « normal » , avait été de se jeter d'un immeuble.

Mais maintenant c'était terminé. Ben Jones était mort, son corps avait été retrouvé dans la matrice dégoulinant de sang sur un trottoir. A présent, il était Shadow, il était l'empereur des rêves et il ne suiciderait pas, il ne fuirait pas, il assumerait ce qu'il était et ce qu'il voulait faire et tant pis si cela n'était pas « normal ». Il n'avait pas besoin que les autres approuvent sa conduite, il l'avait déjà chercher et il avait fini en haut et en bas d'un immeuble pour ça.

Toutes ses pensées traversèrent son esprit en une fraction de seconde. Et soudain, comme si cette réflexion lui avait redonner toutes ses forces, il retrouva tous ses esprits, sa vue cessa d'être floue, ses sens étaient parfaitement en alerte, sa fatigue et son épuisement furent oubliés. Il venait de prendre vraiment conscience de ce que tout cet instant signifiait, que s'il voulait vraiment suivre sa voie, ne plus être dévoré par le fait d'être « normal » c'était maintenant qu'il devait agir.

Avant même que Krauser ait pu ouvrir la bouche pour s'excuser à nouveau, Shadow hurla, il hurla pour lui semblait t-il la première fois de sa vie :

-JE SUIS PARFAITEMENT SAIN D'ESPRIT.

Il les regarda et la flamme qui brûlait dans ses yeux était si forte, que même Krauser recula. Ils le regardaient d'un air horrifié, comme si il était fou mais à présent il supportait totalement ce regard. Et il parla, débarrassé de toute crainte. On ne percevait dans sa voix que sa détermination absolue.

-Je pense ce que j'ai dit, et j'ai bien l'intention de le faire. Je sais que cela vous paraît étrange, brusque et c'est normal. J'aurais peut être du attendre… attendre que les évènements de cette nuit soient plus lointains pour en parler, mais ce que je dis je le pense et je l'ai sur le cœur depuis longtemps. La seule chose qui a changer, c'est que j'ai l'intime conviction que mon raisonnement est dans le vrai, que ce n'est pas quelque folie que je m'imaginerais. Et j'en ai marre. Marre de vivre en masquant mes sentiments. J'en ai assez de faire semblant, de ne pas m'exprimer. Je ne suis pas d'accord avec ce que vous faîtes, avec le but que vous poursuivez. D'ailleurs, si j'avais eu le choix, je ne serais jamais monté sur ce vaisseau, ni commencer cette guerre, mais ce n'était que dans la matrice que j'étais heureux et partir en guerre était la seule façon d'y revenir le plus de fois possible. Et ce bonheur, vous voulez le détruire. Désolé, mais à partir de maintenant libre à vous de continuer votre quête, cela se fera sans moi. J'aurai voulu que les choses tournent différemment vraiment, toutefois…

Mais Krauser lui coupa la parole :

-Ca suffit ! J'en ai assez entendu ! Tu va immédiatement t'arrêter !

-Je sais que je vous paraît dur et cruel, continua Shadow en regardant Krauser, mais malheureusement cette situation n'est plus vivable et…

-Je ne veux pas le savoir ! rugit à nouveau Krauser. Tu vas nous suivre à Zion et que cela te plaise ou non, tu vas répondre aux questions du conseil.

Malgré la masse musculaire impressionnante de Krauser, Shadow n'était pas effrayé. Il ne s'était jamais senti aussi calme, aussi serein. Il avait une totale maîtrise sur son comportement, un sang froid à toute épreuve, à la différence de Krauser qui se cessait de se déchaîner dés que la plus infime occasion se présentait. En un sens, même dans ses vêtements miteux, Shadow était beaucoup plus classe que lorsqu'il était dans la matrice autrefois avec Kratos, toujours avec des vêtements très stylés mais ne cessant de se laisser emporter par ses émotions.

Shadow ne pouvait pas battre Krauser à mains nues dans l'enfer, mais il pouvait facilement le vaincre émotionnellement, et c'est ce qu'il fit :

-Tu va m'entraîner à Zion, voyez vous ça ? dit t-il d'un ton méprisant. Et si je refuse de parler, comment va tu faire ?

-Ca n'a aucune importance, nous le dirons à ta place.

Shadow eut un petit rire toujours aussi méprisant :

-Parce que tu t'imagines peut être que le conseil va croire trois résistants qui affirment que leur collègue, qui mystérieusement ne veut pas parler, a pu vaincre à lui tout seul tout le déploiement militaire des agents et les agents eux mêmes ?

Le visage de Krauser vira au rouge. On aurait dit une centrale nucléaire prête à exploser. Shadow garda son attention sur lui, et sur son visage. Il ne voyait pas le visage des autres membres de l'équipage, mais leurs expressions n'étaient pas difficiles à deviner.

-Et puis je pourrais aussi encore moins te faciliter la tache, poursuivit Shadow ( Il s'avança de quelques pas vers Krauser, juste assez pour être encore hors de portée de ses poings). Imaginons que je me mette à mentir (Shadow prit soudain un air songeur), que je raconte toutes sortes de mensonges sur ta conduite, que par exemple vous avez voulu me forcer à raconter quelque chose que je trouve absurde, que vous avez voulu vous servir de moi comme une sorte de sponsor pour notre belle quête. Tu imagines la tête du conseil ? Et encore je peux inventer bien pire, j'ai une excellente imagination, je passe mon temps à quitter cet enfer pour rêver.

La patience de Krauser atteignit ses limites. Il donna un coup de poing rapide en direction du visage de Shadow que celui ci esquiva en reculant de quelques pas.

-Tu veux me convaincre par la force, c'est ça ? dit Shadow d'un ton amusé. Tu t'imagines qu'en me tabassant, en me ruant de coups, tu va te faire obéir et je vais docilement jouer le sponsor de la résistance comme un gentil chien. Et bien va y essaie ! (Shadow fit un geste de la main à Krauser pour l'inciter à venir). Tu verras par toi même ! Tu verras que j'ai tellement souffert dans ma vie que rien de ce que tu pourras me faire ne servira à quoique soit. Dans la matrice, je t'ai toujours battu. Ici dans cet enfer, tu as toutes tes chances, alors va y, venge toi. Peut être, te sentiras tu puissant ? Malheureusement, j'ai connu la douleur et le pouvoir à un point que tu ne pourras même pas imaginer, pauvre imbécile !

Krauser était abasourdi. Il n'arrivait tellement pas à croire que ce garçon qu'il avait toujours vu d'un bon œil ( même si celui ci ne l'avait peut être pas senti), qu'il avait toujours considéré comme un peu rêveur, hors de la réalité, timide, réservé, renfermé sur lui même, mais sympathique, puisse à présent faire preuve d'autant d'affront, d'insolence, de folie et de détermination. Jamais il n'aurait cru que Shadow soit capable d'avoir autant d'assurance et de conviction. Et ce fut pourquoi il resta là sans bouger. Car il savait que le résistant disait vrai. Il ne servait à rien de le frapper. Si Shadow voulait mentir, il le ferait et Krauser ne disposait d'aucune preuve pouvant témoigner de ce que Shadow avait fait aux agents. L'avantage était complètement du côté de Shadow, c'est lui qui dirigeait le jeu et il le savait.

Shadow devina ce que Krauser pensait, fut satisfait de voir qu'il avait réussi à se faire comprendre et sourit.

-Parfait, je vois que tu commences à saisir la situation. Tu es dans une impasse complète, Krauser. La situation est sous mon contrôle, et tu ne peux rien faire pour changer ça.

-Ca suffit, dit une voix froide que Shadow ne connaissait pas.

Il regarda en direction de cette voix et alors ce qu'il vit sembla lui faire perdre toute l'assurance qu'il avait réussi à obtenir. Lost le regardait , elle ne pleurait pas, elle était trop forte pour ça mais dans ses yeux il n'y avait rien de la beauté qui les illuminait habituellement. Ils n'exprimaient que la rage et la colère comme si la seule chose qu'elle avait voulu c'était de plaquer Shadow contre un mur de piques et de le maintenir jusqu'à ce qu'il se vide entièrement de son sang. Aucun sourire n'éclairait son visage, rien ne figurait à part la haine.

-Je crois que tu as été parfaitement clair, continua t-elle de cette même voix froide où perçait maintenant une nette colère. Tu peux être fier de toi, Shadow. Kratos aurait vraiment pitié de toi en te voyant.

Le courage de Shadow se ralluma aussi vite qu'il s'était éteint. Finalement il pouvait faire face même à Lost.

-C'est fort possible en effet, dit Shadow (Son ton était ferme, mais il n'y avait plus de mépris cette fois). Seulement voilà, il est mort à présent et c'est de ma vie dont je parle, pas de la sienne.

-Personnellement ta vie je n'en ai pas grand chose à faire, répliqua Lost d'un ton sec. Mais à présent, c'est moi le commandant de ce vaisseau, et tu va m'obéir. Pour commencer, tu va cesser de dire tes conneries. Ensuite tu ne vas aller nulle part, tu suivras ta voie un autre jour, on est dans un monde difficile Shadow qui ne laisse pas de place à des pensées comme les tiennes. Tu n'a peut être pas l'intelligence et la maturité suffisantes pour le comprendre, mais au nom de l'intérêt collectif, on ne peut pas se permettre toutes les pires folies. C'est une question de morale. Comment peux tu refuser d'apporter autant d'espoir à des gens qui en manquent tant uniquement parce que tu veux agir dans ton intérêt personnel ? C'est une telle preuve d'égoïsme que c'en est à vomir.

-Tu sais quoi ? dit Shadow en serrant les dents et parlant d'un ton aussi sec. J'emmerde la morale. C'est quoi ta morale ? Continuer une guerre sans fin pour vivre dans un enfer à jamais stérile, alors que nous pouvons nous emparer d'un paradis à portée de notre main. Et tu parles d'intérêt collectif ? Parce que tu crois peut être que tous les dormeurs de la matrice ont envie d'être « libres », que tous les résistants ont envie de faire la guerre. Je hais les machines, et je hais le contrôle de la matrice, mais il n'empêche que cette vie, les résistants, les agents, les programmes, les sentinelles, ce n'est pas une vie. C'est une existence sans aucun bonheur et sans aucun but car la clé de cette guerre est là sous nos yeux, la froideur et l'obscurité. Ce sont les hommes qui ont détruit leur monde, par l'intermédiaire des machines mais aussi par eux mêmes. Aujourd'hui les hommes tentent de rattraper les erreurs de leurs ancêtres mais ils ne comprennent pas qu'il est trop tard. L'espèce humaine a eu son compte, on ne peut pas tout rattraper. C'était avant qu'il fallait le faire mais les hommes ont été justement trop égoïstes pour le comprendre. Ils auraient une bien piètre vision de leur futur si ils nous voyaient. Le futur ce n'est pas ce monde perdu, ce futur c'est un monde que nous pourrons contrôler, sans lois ni contrôles, sans limite ni frontières, un monde où tout est possible. La matrice est notre futur et ce que nous en ferons ne dépendra que de nous.

Un silence suivit ce discours. Puis, Lost eut un rire sans joie, et déclara :

-« La matrice est notre futur », tu crois vraiment à ce que tu dis ? Tu es vraiment complètement fou.

-Penses ce que tu veux ça m'est égal, dit Shadow ne la quittant pas des yeux. Au fait non, je vais être sincère, ça ne m'est pas du tout égal mais je vivrais avec. En attendant, tu es le nouveau commandant de ce vaisseau, tant mieux pour toi mais je n'en fais plus parti. Tu n'a aucun droit sur ma personne, et encore moins sur ma vie.

Shadow lui parlait avec plus de respect qu'à Krauser mais jamais il n'aurait imaginé qu'il aurait un jour un dialogue aussi dur avec elle. Tout ce qu'elle lui disait, c'était des coups de poignards bien plus douloureux que tous les coups de poings que Krauser aurait pu lui infliger. Les mots peuvent faire plus mal que la violence parfois, et si les règles de la matrice, de Zion, et de toutes les formes de sociétés ne l'avaient pas vraiment compris, ça n'en restait pas moins une vérité. Lost savait que ce qu'elle disait pouvait déstabiliser Shadow. Oui, elle était vraiment beaucoup mieux choisie pour le poste de commandant que Krauser. Mais Shadow résisterait. Il ne pouvait pas nier que cela ne lui faisait rien, il pouvait mentir mais ce n'était pas son genre, c'était peut être trop « normal ». Mais il résisterait quand même. Lost ne le ferait pas changer d'avis.

-Qu'est ce que tu comptes faire au juste, Shadow ? demanda Lost de la même voix toujours froide mais avec une note méprisante à l'intérieur cette fois.

-Tout d'abord, vous allez me ramener à Zion, répondit Shadow d'une voix calme. A partir de là, on ne se reverra sans doute plus jamais, à moins que Dieu ou va savoir quelle autre connerie, quel autre hasard en décide autrement. A partir de là, ce que je ferais ne regardera que moi, et je peux déjà affirmer que vous ne pourrez pas prendre part à mes projets.

-Tes projets…dit Lost d'une voix méprisante. Tu te prends trop pour l'élu Shadow, alors que tu n'es qu'un pauvre idiot.

-Je suis un homme rien de plus, rien de moins. Un homme qui essaie de faire son chemin dans la vie, et qui a au moins le mérite de le reconnaître. Maintenant, je pense que nous n'avons plus rien à nous dire.

Shadow se retourna pour se retrouver face à Krauser. Avant que la moindre chose ne puisse se produire, Lost lança :

-C'est à cause de cet agent, c'est ça ?

-Ainsi vous m'avez bien vu, dit Shadow en faisant de nouveau face à Lost.

-Réponds à ma question.

-Oui et non, répondit Shadow. Je l'ai dit, j'ai depuis longtemps l'envie de suivre mon propre chemin, et c'est cet agent qui m'a décidé à le faire.

-Pourquoi ?

-Parce qu'il m'a montré que je pouvais le faire.

-Et tu l'a cru ? demanda Lost incrédule

-Absolument.

-C'est pas possible, soupira Lost. Je peux pas le croire.

-Allons, je ne suis qu'un pauvre idiot, rappela Shadow. Je n'ai pas l'intelligence et la maturité nécessaires pour percevoir les grands fondements de la vie, alors n'insiste pas.

Lost le regarda et pour la première fois il y avait vraiment que de la tristesse dans ces yeux même si ils étaient dénués de larmes.

-J'essaie de te comprendre, c'est tout.

-N'essaie pas, dit Shadow avec un léger sourire triste. J'ai déjà assez du mal moi même, ça ne vaut pas la peine que tu te prennes la tête dessus.

-On ne peut vraiment pas te faire changer d'avis Shadow ? demanda la voix calme de Krauser qui semblait être parvenu à se maîtriser.

-Non, répondit Shadow d'un ton ferme.

-Tu va faire quoi ? persista Krauser. Combattre la matrice à toi seul de ton côté ?

Shadow réfléchit un moment puis décida qu'il pouvait leur dire la vérité :

-Après tout, pourquoi pas, vous avez le droit de savoir, on s'est battu ensemble pendant tant d'années. Je vais former…former mon propre mouvement de résistance. Je vais montrer à tous ceux qui croiront en ma cause mes véritables pouvoirs et il n'y a qu'eux qui le sauront. Seuls ceux qui seront aussi déterminés que moi dans ma quête pourront me rejoindre. C'est le premier objectif que je me fixe. Après, nous verrons.

-Tu penses que beaucoup vont te rejoindre, Shadow ? demanda Lost (Il n'y avait nul mépris ou colère dans sa voix c'était juste une question).

-J'ai décidé que je serais sincère ce soir, et je vais l'être. Je n'en sais rien. Absolument rien, mais quoiqu'il arrive j'ai fait un choix et je vais le maintenir. Je vais marcher sur le chemin que j'ai choisi pour la première fois de ma vie, et malgré toutes les souffrances qu'il aura fallu pour ça, je pense que c'est là que réside vraiment le bonheur et le sens de ma vie. Si finalement il n'y a pas que quatre blancs becs qui me rejoignent, alors il est possible que mon ordre se fasse connaître dans tout Zion. Vous serez alors libre de dire ce que vous voulez à mon égard. Je confirmerais que vous étiez au courant à propos de mes dons mais que c'est moi qui n'ait rien voulu dire. En attendant que ce jour arrive, si il doit arriver, s'il vous plaît, ne dîtes rien à propos de moi. Racontez seulement qu'on s'est disputé, ou un truc de ce genre, ce sera proche de la vérité après tout, mais ne parlez pas de mes dons. Si vous le faîtes, je mentirais si on m'interroge quoiqu'il puisse en coûter.

-J'ai une autre version conard ! rugit une voix. On va même pas avoir à parler de tes dons, et t'auras même pas à mentir vu que tu seras dans le véritable enfer.

Shadow se retourna vivement. A deux mètres de lui, Nightmare était debout, le visage ruisselant de larmes, et il tenait entre ses mains l'arme favorite des résistants dans le monde réel, une arme lourde et peu élégante. Shadow ne s'en était jamais servi, ne savait même pas son nom, mais il avait déjà vu des hommes s'en servir. Les rayons bleus qu'elle tirait étaient continus et assez puissants pour transpercer la chair tant en projetant la cible dans un dernier vol plané avant de retomber à terre morte. Nightmare avait du aller chercher l'arme et revenir mais Shadow était tellement concentré sur Lost qu'il ne l'avait pas vu et ce devait être également le cas de Krauser et Lost vu leur air effaré.

-Nightmare…commença Shadow.

-Comment tu peux faire ça Shadow ? hurla Nightmare qui pleurait à chaudes larmes. J'avais confiance en toi, je t'ai toujours soutenu, j'étais persuadé que tu nous tirerais tous de ce foutu chaos. Et voilà que tu nous trahis sans le moindre regret !

-Alors toi aussi, tu t'y mets Nightmare, constata amèrement Shadow. Mais tu te trompes complètement. Ca me tue de devoir vous dire tout ça, mais j'y suis obligé. Crois moi, je m'en serais bien passé si j'avais pu.

-Espèce d'enfoiré, c'est facile de dire ça, répliqua Nightmare d'une voix enragée. Tu me crois peut être assez idiot pour avaler ça ? T'es qu'un salopard !

-Tu le penses vraiment ? demanda amèrement Shadow. Tu penses que je ne suis qu'un salopard dont le seul but dans la vie n'a été que satisfaire son propre plaisir, sans aucune considération pour les autres ?

Le visage de Nightmare exprimait à la fois la colère, le chagrin et la confusion.

-J'EN SAIS RIEN PUTAIN ! rugit t-il. JE SAIS JUSTE QUE TU NOUS TRAHIS.

-Je ne te trahis pas, Nightmare. Je prends juste un chemin différent, mais les machines restent notre ennemi commun, et je ne veux aucun mal à l'espèce humaine, bien au contraire.

-Si c'était aussi simple, alors pourquoi tu fais tout ça ? vociféra Nightmare.

Il pleurait toujours mais il était parfaitement conscient. Shadow le connaissait assez pour ça.

-Parce que ce monde est tout simplement trop complexe. Complexe à en crever. J'ai fait un choix et je l'assume. A présent, il est temps pour toi de faire le tien. Tu va me tuer avec cette arme ?

Nightmare secoua la tête mais ne lâcha pas l'arme. Il avait les yeux fermés à présent, et était en proie à un véritable conflit intérieur.

-Nightmare, lâche cette arme, ordonna Krauser mais sans dureté.

« Finalement il ne veut pas que je meure, pensa Shadow. Je l'ai peut être très mal jugé finalement. »

Il porta son attention vers Lost qui restait les bras croisés à regarder Nightmare tandis que celui ci était à bout de nerfs.

-Tu ne vas rien faire pour l'empêcher de tirer ? demanda Shadow.

Elle tourna vers lui ses yeux au regard devenu si dur et froid.

-J'avoue que je me le demande.

Mais elle mentait, et ils le savaient tous les deux.

-Pose ton arme Nightmare, dit t-elle de sa voix douce qui généralement faisait accélérer les rythmes cardiaques de Shadow.

Finalement, il jeta son arme à terre, s'enfouit le visage dans les mains et se plaqua contre un mur.

-Tu as eu raison Nightmare, dit Lost.

Elle se tourna vers Shadow.

-Cet imbécile n'en vaut pas la peine !

Elle s'avança et elle le gifla. Au fait, elle lui donna plutôt un sacré crochet du droit. Ce n'était rien comparer aux douleurs physiques que la matrice lui avait déjà fait sentir, mais pourtant il n'avait jamais eu aussi mal. Il la regarda et il y avait tellement de choses qui se lisaient sur son visage et dans ses yeux bleus : mépris, colère, mais aussi une véritable tristesse, que Shadow cru qu'il avait en mourir même si au fond il savait qu'il allait pouvoir résister, qu'il pouvait s'en aller de ce vaisseau sans rien laisser voir de ses sentiments.

-Nous allons nous diriger vers Zion, lui dit t-elle d'une voix où seul dominait la colère. Lorsque nous arriverons, nous t'ouvrirons le sas du vaisseau et tu pourras sortir. A partir de là, tu pourras jouer les leaders des grandes causes de l'humanité à ta guise. J'espère que tu es content ?

-Tu veux la vérité ? Pas vraiment, mais j'imagine que tu t'en moques hein ?

-Oui, répliqua t-elle vigoureusement. Et maintenant va t'en, et qu'on ne se revoit jamais.

Et elle lui tourna le dos. Krauser s'écarta pour lui laisser le passage. Il semblait ne rien vouloir faire de peur de commettre une erreur qu'il pourrait regretter. Nightmare était toujours contre le mur, les mains enfouies dans son visage.

Et alors Shadow aurait pu sortir de la salle de contrôle, aller dans son dortoir et attendre que le vaisseau arrive à Zion mais tout d'un coup il ne le pouvait pas. Car il n'avait pas envie que ça se finisse comme ça. Pas si c'était vraiment la dernière fois qu'ils se parlaient. Il avait été sincère pendant toute cette épouvantable épreuve, et il avait envie de continuer. Il ne savait pas comment il allait faire, mais il ne pouvait pas partir, ça il le savait.

-Ecoutez, commença t-il d'une voix hésitante. Je ne demande pas que vous me compreniez mais je pense qu'il valait mieux que ça se passe comme ça. Dans votre intérêt comme dans le mien, les évènements devaient se dérouler ainsi.

-Va t'en, Shadow, dit Lost d'une voix neutre en lui tournant toujours le dos.

Et parce que c'était elle qui lui répondit, il pensa directement à elle, à ce qu'il ne lui avait pas dit. Et finalement malgré tout, il finit par se dire que même si il pouvait continuer à vivre en faisant comme si ce qu'elle disait ne l'affectait pas, il ne pouvait continuer à ignorer ce que son cœur lui disait, et quel avait été son sentiment lorsqu'elle l'avait frappée.

Il prit une profonde inspiration et il ne parvint pas à dissimuler son émotion lorsqu'il se décida enfin à lui dire :

-Lost…si je veux suivre mon chemin…prendre possession de la matrice…c'est parce qu'il n'y a que là que je suis heureux…parce dans cet enfer…dans le monde réel…la seule chose que je trouve vraiment extraordinaire…c'est toi.

Krauser leva la tête vers lui, mais son regard était inexpressif. Nightmare, en revanche, dégagea enfin la tête de ses mains et regarda Shadow d'un air abasourdi. Si la situation avait été différente, il lui aurait sans doute adressé un grand sourire, et Shadow crut justement déceler l'ombre d'un sourire malgré son visage encore mouillé par ses larmes.

Lost, elle, ne se retourna pas. Shadow ne pouvait pas savoir quelle était l'expression de son visage et il en avait un peu peur. Une minute qui sembla durer un siècle passa. Aucune parole ne fut prononcée et Lost ne se retourna pas. Alors Shadow comprit qu'il n'avait plus rien à ajouter. Il se retourna et sortit de la salle de contrôle. Tandis qu'il gagnait son dortoir, il crut entendre un sanglot mais il n'aurait pu en être sûr et en conclut que c'était un effet de son imagination.

Huit heures plus tard, le Ulysse arriva à Zion. Shadow assis sur son lit qui avait été le sien pendant maintes années, et qui n'avait pas réussi à dormir, sentit le vaisseau se poser sur le sol. Alors il se leva.

Il marcha le long du couloir menant au sas du vaisseau. Il ne croisa personne, n'entendit aucun bruit. Il vit enfin le sas ouvert et au delà la dernière cité de l'humanité. Il sortit.

A peine eut t-il posé le pied sur le sol que le sas du vaisseau se referma directement derrière lui. Une seconde après, le vaisseau était dans les airs, s'éloignant vers un autre secteur de Zion où Lost, Nightmare et Krauser descendraient, feraient ensuite leurs rapports et déclareraient qu'à la suite d'une dispute, le résistant nommé Shadow avait décidé de quitter le vaisseau. On demanderait ensuite à Shadow où il voudrait être affecter et celui ci prétendrait vouloir rester dans la cité où en fait il ne ferait que chercher tous les individus susceptibles de le rejoindre dans sa quête. Tandis qu'il pensait à tout ça, Shadow regarda le vaisseau s'éloigner. Il ne pu voir le poste de pilotage et se demanda si ils avaient jeté un dernier regard en sa direction avant de partir vers un autre point de la cité. Le vaisseau disparut hors de sa vue et l'empereur des rêves se demanda si il remonterait jamais à bord. Puis Shadow leva la tête et fut hypnotisé.

Il n'était pas souvent aller à Zion, mais cela avait toujours été un moment de rêve. Les tours de la cité atteignant des hauteurs incroyables étaient illuminés d'une lumière blanche. A des kilomètres au dessus, d'un trou unique au milieu du plafond de pierre, cette lumière d'un blanc aveuglant descendait pour finalement fendre sur la cité des hommes. Elle resplendissait dans l'univers de la cité, apportant l'espoir que toute la froideur du monde réel s'acharnait à faire disparaître. Et au milieu de toute cette grandeur, Shadow était seul, au milieu des hommes qui allaient et venaient sans faire attention à lui. Il était seul, simple fourmi parmi d'autres admirant le travail que des milliers de ses semblables avaient mis des centaines d'années à réaliser. Il ne pouvait demander d'aide à personne. Il avait fait un choix et ce choix avait fait que les seules personnes qui auraient pu l'aider ne le feraient plus. Elles n'en auraient plus envie, pas après tout ce qu'il avait fait pour prendre ses distances vis à vis d'elles. L'empereur des rêves était seul, les rêves étaient ses seuls amis, les seuls qui lui fassent confiance et les seuls qui le suivaient dans sa quête.

Shadow leva les yeux vers la lumière aveuglante et la cité éternelle des hommes, et pour la première fois depuis toujours semblait t-il, il pleura sans se retenir. Toutes les larmes qu'il avait en lui, qu'il avait envie de faire sortir, jaillirent de ses yeux. Mais ce n'était pas la beauté du spectacle qu'il avait sous les yeux qui le faisait pleurer.