Trois Ans...
par Aline

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Chapitre V
Toute la Vérité

Mars 1999

Un pâle soleil hivernal brillait dans le ciel tandis que Janna marchait en compagnie de la vieille Rayna à la lisière de la forêt. Elles étaient parties de bonne heure ce matin-là pour ramener des plantes médicinales et la jeune femme savourait chaque seconde de ce semblant de liberté. Beaucoup de choses avaient changé depuis la première visite de la vieille femme, près de six mois plus tôt. Dès le lendemain, Janna s'était appliquée à mettre en pratique les recommandations qu'elle avait reçues et, si Kralis s'était tout d'abord montré surpris face à ce changement dans le comportement de la jeune femme, les efforts de celle-ci avaient rapidement commencé à porter leurs fruits. Comme Rayna le lui avait prédit, il semblait s'être quelque peu adouci à son égard et son regard n'était plus tout à fait aussi méprisant qu'auparavant. Au bout de quelques mois, lorsque Rayna avait demandé l'autorisation de recourir à l'aide de sa protégée pour la préparation de différents remèdes dont elle avait hérité les secrets de sa mère, il avait d'abord hésité un court instant avant d'accepter, partiellement convaincu par les arguments que la vieille femme lui avait présentés. Janna avait besoin qu'on lui rappelle certaines coutumes ancestrales propres à son peuple et cela ne pourrait se faire si elle demeurait éternellement cloîtrée dans la cabane miteuse qui était devenue sa maison.

"Quelle garantie ai-je qu'elle ne profitera pas de la première occasion pour s'échapper et retourner là-bas ? Je vous imagine très mal lui courir après pour la rattraper."

"Je connais bien des moyens que tu ignores pour garder quelqu'un auprès de moi", rétorqua-t-elle d'une voix sèche. "Janna ne s'enfuira pas."

La jeune femme dut jurer sur l'esprit de chacun de ses ancêtres qu'elle ne ferait effectivement rien de pareil, et il avait fini par donner son accord, malgré sa réticence. Depuis, Rayna venait la chercher pratiquement tous les matins et toutes deux passaient plusieurs heures par jour à arpenter la forêt tout en discutant. Les connaissances de la vieille femme semblaient presque infinies, et au fil de leurs conversations, Janna fut obligée de reconnaître que ces longues années qu'elle avait passées loin de son pays natal lui avait fait oublier les valeurs et les traditions qui étaient les leurs depuis des centaines d'années. Toutefois, bien que l'amitié de la vieille femme se soit rapidement révélée une importante source de réconfort, son ancienne vie lui manquait toujours plus cruellement au fur et à mesure que les souvenirs affluaient à sa mémoire. Elle évoquait souvent avec nostalgie l'indépendance qui était sienne à cette époque, les gens qu'elle avait rencontrés et les connaissances qu'elle avait acquises, ainsi qu'un homme qu'elle avait aimé davantage que n'importe qui jusque-là. Rayna se contentait généralement de hocher la tête avec une bienveillance teintée de tristesse ; Janna lui rappelait tellement sa fille, décédée des années plus tôt…

"Vous semblez soucieuse…" fit remarquer Janna tandis qu'elles reprenaient le chemin du village.

Le soleil était déjà bas, et la température avait chuté rapidement.

"Je suis inquiète", répondit la vieille femme sans donner davantage de précisions.

"À quel sujet ?"

Rayna tourna la tête vers son elle. Habituellement, personne au sein de la tribu n'aurait osé interroger un Ancien de la sorte.

"A ton sujet", avoua-t-elle néanmoins.

Elle savait que cette réponse amènerait inévitablement une pléiade de questions supplémentaires, mais elle n'avait que trop longtemps gardé cela pour elle.

mon sujet ? Quelles raisons avez-vous de vous inquiéter ?"

La vieille femme poussa un profond soupir et demeura silencieuse quelques instants avant de reprendre la parole.

"Tu as fait des efforts considérables durant ces derniers mois. Je pense que tu commences à bien t'adapter à ta nouvelle vie ici, n'est-ce pas ?"

Janna hocha la tête, mais accompagna ce geste d'un imperceptible haussement des épaules qui, aux yeux de Rayna, trahissait incontestablement son manque de conviction.

"Cependant", reprit-elle, "je sens que ton cœur est troublé et que tu ne parviens pas à trouver la paix. Tu penses toujours beaucoup à l'existence que tu menais là-bas."

Il ne s'agissait pas d'une question, mais la jeune femme se sentit obligée de confirmer les dires de Rayna d'un nouveau signe de la tête.

"C'est plus fort que moi", reconnut-elle. "Je sais que je dois me montrer patiente, sans quoi je pourrais tout faire échouer… J'aime beaucoup cet endroit, j'en garde de merveilleux souvenirs et j'ai souvent pensé revenir ici un jour, mais pas comme ça, pas dans ces conditions… Ce que j'ai laissé derrière moi là-bas me manque plus que je n'aurais pu l'imaginer et…"

"Et ?"

"Je ne peux pas m'empêcher de me demander quand je pourrai enfin repartir et retrouver tout ce que je chérissais là-bas…"

Ses joues s'empourprèrent et Rayna devina que c'était à un homme qu'elle faisait allusion.

"C'était donc ça", soupira la vieille femme. "Évidemment, j'aurais dû y penser…"

Elle poussa un profond soupir et s'immobilisa. Le village n'était plus qu'à quelques centaines de mètres et elle ne tenait pas à être entendue par un ou l'autre des habitants qui se serait probablement aussitôt empressé d'aller tout répéter à leur chef. Elle se tourna vers Janna et prit doucement ses mains dans les siennes, comme elle le faisait toujours lorsqu'elle sentait que la jeune femme avait besoin de réconfort.

"Ce que je vais te dire va probablement te sembler injuste et cruel, mais je refuse de te voir bâtir des rêves qui jamais ne pourront devenir réalité. J'aurais aimé qu'il en soit autrement mais il va falloir te faire une raison… Janna, ta vie est ici désormais… tu ne peux pas retourner là-bas… Ou du moins, tu ne peux pas aller retrouver cet homme qui hante tes rêves…"

"Je vous demande pardon ?"

La jeune femme retira brusquement ses mains de celles de Rayna et lui lança un regard incrédule. Elle ne parvenait pas à croire ce qu'elle venait d'entendre. Pendant tous ces mois, elle avait pensé que la vieille femme était de son côté, qu'elle la comprenait et la soutenait… Comment avait-elle pu se montrer aussi stupide ? Elle ne savait après tout rien de cette femme, hormis qu'elle faisait partie des Anciens de la tribu et qu'elle semblait connaître beaucoup de choses à son sujet. Elle ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais d'un simple signe de la main, Rayna lui intima le silence.

"Je comprends ton désarroi", dit-elle. "J'aurais dû deviner plus tôt quelles étaient tes intentions, mais j'imagine que je me suis laissée aveugler… Il n'était nullement prévu que tu apprennes cela de ma bouche, je pensais qu'il valait mieux pour toi que tu finisses par le découvrir par toi-même, quand le moment serait venu… Il est des souvenirs si difficiles à supporter que nous les enfouissons au plus profond de nous-même et…"

"Ou voulez-vous en venir ?" l'interrompit Janna avec impatience. "Vous me dîtes que je n'ai pas le droit de retourner là-bas et ensuite vous me parlez de mes souvenirs… Quel rapport est-ce que ça a ? Et quelle loi m'interdit d'aller rejoindre l'homme que j'aime ? Après tout ce que j'ai fait pour cette tribu !"

"Il ne s'agit pas de lois ou d'interdictions… Janna, pour cet homme comme pour tous ceux que tu as connus là-bas, tu es morte depuis plus d'un an…"

À ces mots, la jeune femme se sentit prise de vertiges et fut contrainte de s'asseoir dans l'herbe humide du bord du chemin. Rayna se pencha lentement vers elle et prit place à ses côtés. Janna ne chercha pas à se retirer lorsqu'elle déposa sa main sur la sienne ; elle était bien trop choquée par ce qu'elle venait d'apprendre pour pouvoir faire le moindre geste. Alors c'était donc ça. Elle comprenait à présent mieux la sensation de suffocation qui s'emparait d'elle chaque fois qu'elle tentait, en vain, d'évoquer ses derniers souvenirs. Ainsi que le voile de ténèbres qui avait enveloppé sa mémoire pendant si longtemps. Tout devenait clair, à présent.

"Comment…" articula-t-elle avec difficulté.

Sa gorge était affreusement sèche et elle avait l'impression de manquer d'air. Rayna dut achever sa question à sa place.

"Comment est-ce arrivé ? Tu as été assassinée. Par un vampire."

Rayna n'eut pas besoin de préciser le nom du vampire en question. Libérés de l'enveloppe qui les retenait prisonniers au plus profond d'elle-même, les souvenirs affluaient désormais à la mémoire de la jeune femme. Elle revoyait son visage monstrueux, penché au-dessus des flammes qui jaillissaient des restes de son ordinateur. Elle revoyait la haine qui déformait davantage encore ses traits tandis qu'il la pourchassait à travers les couloirs désespérément déserts de l'école. Elle revoyait ce regard satisfait qu'il avait posé sur elle à l'instant même où elle avait compris que tout était terminé. Et, par-dessus tout, elle ressentait cette peur immense et inexprimable qui l'avait assaillie lorsqu'elle avait réalisé que jamais elle ne mènerait à bien ce qu'elle avait entrepris, que jamais Giles ne saurait ce qu'elle avait tenté de faire… Que jamais il ne saurait combien il avait compté pour elle. Une larme de rage et de douleur se détacha de la paupière de la jeune femme et roula lentement sur sa joue. Elle prit une profonde inspiration et s'efforça de faire le tri parmi les pensées qui se bousculaient dans sa tête avant de reprendre la parole.

"Dans ce cas", demanda-t-elle, "comment se fait-il que je sois ici, avec vous ? Je croyais que les rituels de… de résurrection étaient formellement interdits, pour des raisons éthiques et morales qui me semblent évidentes…"

"C'est effectivement le cas. Mais Kralis a voulu prouver ce dont il était capable. Je te l'ai dit, cet homme n'a acquis le respect des membres de notre tribu que grâce à la peur qu'il a réussi à faire naître en chacun de nous… Jamais il n'aurait accédé au statut qu'il a aujourd'hui si ton oncle Enyos était resté en vie. Avant qu'il ne parte pour les Etats-Unis, nous ne le considérions d'ailleurs comme rien d'autre qu'un jeune idiot ambitieux et avide de pouvoir. Malheureusement, il a su nous prouver qu'il n'est pas tout à fait aussi idiot que nous le pensions… C'est un homme intelligent et, avant tout, c'est un homme dangereux. Il prétend vouloir servir les intérêts de notre peuple, alors qu'en réalité, seul lui importe ce que ses actes peuvent lui apporter personnellement… Je lui ai pourtant répété je ne sais combien de fois qu'il ne devait pas faire ça, mais il n'a rien voulu entendre…"

La vieille femme s'interrompit quelques secondes et sonda rapidement le visage de Janna afin d'y déceler ce qu'elle ressentait en cet instant. L'absence de réaction de celle-ci l'étonnait et l'inquiétait ; elle craignait de s'être montrée trop brutale.

"Je regrette d'avoir dû t'apprendre cela", reprit-elle. "Mais je n'en avais pas le choix, j'espère que tu comprends cela…"

Tout en parlant, elle tendit une main pour la poser sur l'épaule de Janna, mais celle-ci se retira brusquement.

"Ne me touchez pas", murmura-t-elle.

Sans le moindre regard pour la vieille femme, elle se releva lentement puis, d'un pas hésitant, reprit la direction du village. Rayna la regarda s'éloigner sans tenter de la retenir, mais une vague de tristesse submergea son vieux cœur. Depuis qu'Enyos était mort lui aussi, rejoignant ainsi sa pauvre sœur, Janna était tout ce qui lui restait. Un long soupir secoua ses épaules courbées et elle se redressa à son tour.

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Now I don't know what to believe
This girl made of steel with her heart on her sleeve
Looking for someone to love and leave me

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24 février 2001

"Tu penses qu'il va y aller ?"

Buffy haussa vaguement les épaules et plongea le nez dans sa tasse de café fumant. Après avoir quitté Giles, elle avait retrouvé Willow et Tara dans un petit café proche du campus où elles avaient l'habitude de se rendre lorsqu'elles avaient un peu de temps entre les cours.

"Je n'arrive toujours pas à croire qu'elle soit vraiment en vie", reprit Willow.

Un large sourire illumina les traits de la jeune fille. Buffy savait que son amie avait toujours beaucoup apprécié Mlle Calendar et elle ne put s'empêcher de se sentir inquiète face à l'enthousiasme dont elle faisait preuve. Elle n'était pas parvenue à déterminer exactement les intentions de la jeune femme ni les raisons qui l'avaient poussée à revenir à Sunnydale après tout ce temps et ne voulait pas que son amie soit déçue. Un bref coup d'œil échangé avec Tara lui indiqua que cette dernière partageait son appréhension. La jeune sorcière connaissait parfaitement les risques d'un rituel de résurrection et savait que personne ne pouvait revenir de l'au-delà exactement tel qu'il y était allé. La résurrection provoquait une déchirure d'une violence extrême et, pour peu que le rituel n'ait pas été effectué par quelqu'un possédant suffisamment de connaissances, les séquelles causées pouvaient s'avérer aussi graves qu'irréversibles. Elle se demandait en outre quel genre de personne s'était risquée à accomplir un tel rituel alors que toutes les lois tacites de l'éthique l'interdisaient. Lorsqu'elle exprima ses craintes à voix haute, Willow se contenta de hausser les épaules.

"Mlle Calendar faisait… fait partie d'une puissante tribu gitane", dit-elle. "Ils connaissent des procédés magiques dont nous ne soupçonnons même pas l'existence. Et puis, elle n'avait pas l'air d'un zombie quand tu l'as vue, n'est-ce pas Buffy ?"

La Tueuse acquiesça d'un léger mouvement de la tête qui ne suffit toutefois pas à chasser son inquiétude. Elle avait beau s'efforcer de se réjouir, elle ne parvenait à se défaire d'un étrange pressentiment qui l'avait assaillie à l'instant même où elle l'avait rencontrée au cimetière. La jeune fille laissa échapper un léger soupir et porta sa tasse à ses lèvres. Elle espérait sincèrement s'être inquiétée inutilement et, surtout, avoir eu raison de transmettre à Giles l'heure et le lieu du rendez-vous fixé par Jenny.

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Affalé sur son canapé, Giles relut pour la dixième fois au moins l'adresse qui figurait sur le morceau de papier chiffonné que Buffy lui avait remis. Sur le moment, il s'était senti bien trop en colère d'avoir été dérangé envisager de s'y rendre mais, à présent qu'il avait retrouvé en partie son calme, il ne pouvait s'empêcher de se sentir intrigué. Et le comportement de Buffy, un peu plus tôt, en était tout autant responsable que ce mystérieux rendez-vous en lui-même. La Tueuse s'était conduite de façon curieuse, comme si elle était détentrice d'un secret qu'elle mourrait d'envie de révéler sans en avoir toutefois l'autorisation. Giles poussa un profond soupir et baissa les yeux vers son bracelet-montre. Il était un peu moins de cinq heures et demi de l'après-midi, et le fameux rendez-vous avait lieu une trentaine de minutes plus tard. S'il décidait de s'y rendre, il fallait qu'il parte tout de suite, sans quoi il serait en retard. Il hésita encore quelques secondes, puis finit par s'extirper de son canapé. Après tout, un peu d'air ne pourrait lui faire aucun mal.

Un vent frais balayait les rues de Sunnydale et le soleil perçait avec difficulté l'épaisse couche de nuages. Il baissa une nouvelle fois les yeux vers le billet qu'il tenait à la main puis, après avoir réfléchi au chemin le plus court pour rejoindre le lieu du rendez-vous, il traversa rapidement la route et s'engagea dans une rue parallèle à la sienne. Il n'était pas encore sûr d'avoir pris la bonne décision et, à plusieurs reprises, il hésita à rebrousser chemin. Il ne pouvait néanmoins s'empêcher d'éprouver une vague curiosité qui le poussa à ne pas faire demi-tour. La ruelle dans laquelle il parvint enfin baignait dans l'ombre et semblait parfaitement déserte. Il avança lentement le long des bâtiments qui bordaient la route, observant attentivement les numéros afin de repérer l'endroit où il devait se rendre. Il s'arrêta finalement devant la porte d'un petit café, au-dessus de laquelle était accrochée une plaquette portant le numéro 412. C'était là, il n'y avait aucun doute. Discrètement, Giles se pencha vers la large fenêtre qui s'ouvrait sur l'intérieur de l'établissement et y risqua un bref coup d'œil. Moins d'une dizaine de personnes étaient installées aux tables qui s'offraient à sa vue. L'une d'entre elles était forcément celle qui avait tenu à le rencontrer. Giles se redressa, prit une profonde inspiration et poussa la porte d'une main hésitante. Une clochette suspendue au-dessus de sa tête émit un léger tintement et quelques personnes tournèrent la tête vers lui. La grande majorité, cependant, sembla ne même pas s'être rendue compte que quelqu'un était entré. Giles scruta rapidement les visages qui l'entouraient, espérant reconnaître l'un d'entre eux, mais aucun ne lui parut familier.

"Est-ce que je peux vous aider ?"

Giles sursauta. Une petite femme rondelette se tenait face à lui, les bras croisés sur sa large poitrine et l'air à la fois fatigué et contrarié de quelqu'un qui a passé une fort mauvaise journée.

"Je, et bien", bredouilla Giles, surpris. "Un de mes amis m'a fixé rendez-vous ici, je ne crois pas qu'il soit encore arrivé…"

"Formidable," grogna la femme. "Qu'est-ce que je vous sers ?"

"Oh… heu, un thé, s'il vous plaît."

La femme tourna les talons et Giles partit s'installer à une petite table située de l'autre côté du café, de façon à se trouver face à l'entrée tout en ayant la possibilité d'observer discrètement les clients déjà présents à l'intérieur. Sur sa gauche, une vieille dame remplissait patiemment une grille de mots croisés, laissant refroidir le contenu de la tasse posée devant elle. Un peu plus loin, un couple de jeunes adultes discutaient avec animation d'un spectacle auquel ils avaient assisté. De l'autre côté de la pièce, un homme seul pianotait sur le clavier de son ordinateur portable, tout en fixant l'écran avec concentration. Giles poussa un profond soupir et sentit sa mauvaise humeur s'emparer à nouveau de lui. L'horloge accrochée au-dessus du bar indiquait dix-huit heures dix. Si ce rendez-vous avait autant d'importance que Buffy avait voulu le lui faire croire, la personne qui l'avait fixé aurait déjà dû se trouver là. Il s'apprêtait à se lever pour repartir, lorsque la femme qui devait être la propriétaire lui apporta son thé. Résigné, il reprit place sur sa chaise et, au même instant, la clochette de la porte d'entrée retentit à nouveau.

"Ça fait trois dollars", lui annonça la femme.

Mais Giles ne l'écoutait pas. Il ne parvenait à détacher les yeux de la jeune femme qui venait à l'instant de pénétrer dans l'établissement. Autour de lui, le temps semblait s'être arrêté. C'était impossible, ça ne pouvait pas être elle… Elle était morte, il le savait, il l'avait vue… Comment pourrait-elle… ? Il ferma les paupières, sachant que lorsqu'il les ouvrirait à nouveau elle aurait disparu. Il avait rêvé tant de fois qu'il la retrouvait, qu'il parvenait à la sauver… Jusqu'au moment où il se réveillait, seul et désespéré dans ce même lit sur lequel il avait retrouvé le corps sans vie de la seule femme qu'il avait jamais réellement aimée. Il prit une profonde inspiration et hésita un court instant avant de rouvrir les yeux. Elle se tenait toujours là, à quelques mètres à peine de lui, scrutant nerveusement du regard les visages des personnes présentes à l'intérieur de la pièce, exactement comme il l'avait fait quelques minutes plus tôt. Puis, enfin, ses yeux se posèrent sur lui et l'expression de son visage se figea. Giles n'aurait su dire pendant combien de temps exactement ils demeurèrent ainsi, parfaitement immobiles, se dévisageant mutuellement sans être capable de prononcer le moindre mot. Peut-être une heure, peut-être juste une minute… La femme à côté de lui s'impatientait, mais ça n'avait aucune importance… Plus rien n'en avait, en réalité. Elle fit un pas hésitant dans sa direction et il reprit brusquement ses esprits. Il entendait à nouveau le bruit des conversations autour de lui, ainsi que le soupir exaspéré que poussa la propriétaire du café.

"C'est pour aujourd'hui ou pour demain ?" grogna-t-elle.

Giles extirpa distraitement un billet de cinq dollars de son portefeuille et le lui tendit sans parvenir à quitter la jeune femme des yeux.

"Jenny ?" murmura-t-il finalement d'une voix tremblante, trahissant malgré lui son émotion.

Un léger sourire se dessina sur les traits de la jeune femme et, lentement, elle s'approcha pour venir prendre place sur la chaise située en face de lui.

"Je… Je n'étais pas sûre que tu viendrais…"

Giles sentit les battements de son cœur s'accélérer. Cette voix… Presque maladroitement, il tendit la main vers elle et effleura la sienne du bout des doigts. À cet instant, il eut la certitude que tout cela était bien réel, que cette fois-ci il ne rêvait pas… Il ignorait par quel miracle, il n'était d'ailleurs pas sûr d'avoir envie de savoir. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais les mots moururent dans sa gorge avant qu'il ait eu le temps de les formuler.

"Jenny je…" bafouilla-t-il finalement. "Est-ce que c'est bien toi ? Comment… ?"

"C'est moi Rupert", se contenta-t-elle de répondre.

"Comment… ? Tu… enfin je veux dire… Je ne comprends pas…"

Le sourire s'effaça du visage de la jeune femme et elle baissa tristement les yeux. Pendant les mois qui avaient précédé sa fuite, elle avait très souvent tenté d'imaginer leurs retrouvailles, ainsi que ce qu'elle pourrait dire pour expliquer à Giles les épreuves qu'elle avait traversées depuis qu'il l'avait vue pour la dernière fois. Elle réalisait à présent combien cette tâche se révélerait compliquée. En trois ans, il avait eu le temps de faire son deuil, de l'oublier. N'était-il pas égoïste, après tout, de refaire ainsi irruption dans sa vie ?

"C'est une longue histoire", murmura-t-elle finalement. "Longue et douloureuse… Et je ne suis pas persuadée que cet endroit soit le plus approprié…"

Giles la dévisagea en silence, incapable de faire le tri parmi la multitude de sentiments contradictoires qui se bousculaient en lui. Il aurait voulu être capable de dire quelque chose, de trouver les mots pour exprimer ce qu'il ressentait en cet instant, mais il avait l'impression d'avoir perdu la faculté de s'exprimer. Tant de temps s'était écoulé, il avait tellement souffert… Pendant des mois, nuit après nuit, il l'avait revue mourir sous ses yeux. Et, à présent, elle était là, juste en face de lui. Vivante. Il ne savait pas comment il était supposé réagir… Il déglutit avec difficulté et prit une profonde inspiration avant de réussir à reprendre la parole.

"C'est toi qui a, qui a choisi ce, cet endroit…" parvint-il finalement à articuler. "Maintenant que je suis là, j'ai tout le temps…"

Il s'interrompit quelques secondes avant de reprendre, d'une voix de moins en moins hésitante.

"Doux Jésus, tu étais… enfin je veux dire… Du moins c'est ce que nous avons tous cru… Ce que tout le monde nous a dit…"

"C'était la vérité."

"Je te demande pardon ?"

"Tout le monde n'a pas menti, Rupert. J'étais morte… Cette nuit-là… cette nuit-là Angelus m'a bel et bien tuée."

"Mais dans ce cas", bredouilla-t-il, "comment… Comment peux-tu… ?"

"Être là, en face de toi ?"

Giles répondit d'un hochement de tête. Pendant quelques secondes, la jeune femme demeura silencieuse, puis reprit la parole d'une voix mal assurée.

"Il m'a fallu des mois pour réussir à répondre à cette question… Des années ne serait pas exagéré… Je ne vais pas entrer dans les détails, je n'en ai pas le droit…"

"Jenny…"

"Laisse-moi terminer, je t'en prie… Ce sont ceux de ma tribu qui m'ont ramenée. Un homme en particulier… Pour des raisons qui défient toutes les lois de la morale et de l'éthique. Comme tu le sais, la notion de devoir est particulièrement importante pour ceux de mon peuple… En réalité, rien n'a autant d'importance, il s'agit de la première chose que l'on nous enseigne, avant même le respect à l'égard de nos parents… Et en ayant été incapable d'empêcher ce qui est arrivé à Angel, j'ai gravement manqué au mien…"

"Je sais déjà tout ça, je ne vois pas quel rapport…"

"Rupert… Je te l'ai dit, c'est une longue histoire dont j'ignorerai probablement toute ma vie certains détails… Ils savaient que j'avais décidé d'essayer de lui rendre son âme à nouveau, ils auraient pu intervenir à ce moment-là, soit pour me venir en aide soit pour court-circuiter ce que je tentais de faire… La vérité, c'est que malgré toutes leurs connaissances, ils ont préféré me laisser me débrouiller seule… Ils n'avaient pas planifié l'accident, mais j'ai toujours pensé que, dans un sens, ça c'est produit au moment où ça les arrangeait le mieux… Ça a été pour eux l'occasion de me faire payer les fautes qu'ils estimaient que j'avais commises, tout en permettant à cet… homme de faire démonstration au reste de la tribu de l'étendue de son pouvoir…"

Jenny s'interrompit un instant, étonnée elle-même du détachement dont elle parvenait à faire preuve. Jusque là, jamais elle n'avait parlé aussi ouvertement du calvaire qu'elle avait enduré depuis ce jour où Rayna lui avait avoué la vérité, près de deux ans auparavant.

"Donc, si j'ai bien compris", articula Giles, "pendant ces trois ans tu étais… tu étais en vie, quelque part…"

"Oui, mais ce n'est pas…"

"Pourquoi nous avoir laisser croire que tu étais morte dans ce cas ?"

L'intonation sèche et froide de sa propre voix le surprit. Il réalisa alors que le bonheur mêlé de stupéfaction qu'il avait éprouvé cinq minutes auparavant s'éclipsait peu à peu pour laisser la place à un sentiment qu'il connaissait bien; celui, amer, de la trahison.

"Si tu me laissais essayer de t'expliquer… Je t'assure que si j'avais pu… Tu n'as aucune idée de l'enfer qu'a été ma vie depuis trois ans…"

"Tu crois peut-être que la mienne n'a pas été un enfer ?"

"Je n'ai jamais prétendu une chose pareille Rupert !"

"Pendant trois ans, trois ans, je n'ai pas cessé une seule minute de penser à toi ! Est-ce que tu as la moindre idée de ce que l'on ressent lorsque la personne qui vous est la plus chère vous est arrachée d'une manière aussi atroce ? Si tu savais le nombre de fois où je me suis tenu sur ta tombe, maudissant la Terre entière… Me maudissant moi-même pour t'avoir perdue… Et pendant ce temps… Oh seigneur…"

Giles s'accouda à la table, la tête dans les mains, l'estomac secoué de nausée. Il regrettait de n'avoir commandé qu'un simple thé. C'était de quelque chose de beaucoup plus fort dont il aurait eu besoin.

"Rupert, je t'en prie écoute-moi ! Il ne s'est pas passé un seul instant sans que je réfléchisse à un moyen de te contacter, mais c'était impossible ! Un océan nous séparait, et la surveillance à laquelle j'étais soumise m'empêchait de tenter quoi que ce soit ! Ça aurait été beaucoup trop dangereux, je ne pouvais pas risquer de compromettre les maigres chances que j'avais de parvenir un jour à m'échapper…"

"Il y avait forcément un moyen, un simple coup de téléphone… Si j'avais su, j'aurais pu t'aider…"

Jenny eut un petit rire amer.

"J'ai été ramenée dans le village où j'ai passé une partie de mon enfance. Un village composé de cabanes en bois et de caravanes plus ou moins délabrées, situé en bordure de forêt, à une bonne centaine de kilomètres de la ville la plus proche… Pendant ces trois ans, j'ai été totalement coupée du monde… Est-ce que tu penses vraiment que si j'avais eu accès à un téléphone ou à n'importe quel autre moyen d'entrer en contact avec toi, je n'en aurais pas profité ?"

"Je n'en sais rien, je… Oh doux Jésus, Jenny, est-ce que tu peux me dire ce que je suis supposé penser ?"

"Je conçois que ça soit difficile mais…"

"Difficile ? Je… je ne sais plus du tout ou j'en suis, tout ça… c'est tellement inattendu, tellement brutal…"

"Je comprends. D'ailleurs, il vaudrait peut-être mieux que je te laisse, tu as sans doute besoin d'être seul… Si tu le souhaites, Buffy sait comment me contacter…"

Elle se leva, espérant qu'il ferait un geste, n'importe lequel, pour l'empêcher de partir. Mais il n'en fut rien. Et tandis que la porte du café se refermait derrière elle, Giles ne put s'empêcher de penser qu'il était le plus parfait imbécile que la Terre eût jamais porté…

à suivre...