Trois Ans...
par Aline
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Les Blessures de l'Âme25 février 2001
"Vous avez fait quoi ?"
Giles poussa un profond soupir. Buffy n'était pas arrivée à la boutique depuis une vingtaine de minutes, et déjà elle lui avait fait subir un interrogatoire dans les règles, cherchant à connaître les moindres détails de ses retrouvailles avec Jenny. La jeune fille le dévisageait à présent avec des yeux ronds et il regrettait déjà de ne pas avoir su se taire. La Tueuse ne comprenait de toute évidence pas les raisons qui l'avaient poussées à agir de la sorte le soir précédent, et il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Lui-même ne les comprenait pas. Il avait passé une nuit blanche à retourner sans cesse cette question dans sa tête, sans toutefois être capable de trouver l'ombre d'une réponse satisfaisante.
"Buffy, je t'en prie…"
"Mais vous espériez ça depuis trois ans !"
"Ce n'est pas aussi simple ! Quand tu auras mon âge tu…"
La jeune fille haussa les épaules.
"Oh bien sûr", ironisa-t-elle, "Buffy n'est qu'une gamine après tout, depuis quand comprend-elle quelque chose aux histoires complexes des adultes ? Qu'est-ce que ça vous coûterait de l'appeler ?"
"Elle ne m'a pas laissé de numéro…"
"Oh, si c'est tout ce qui vous retient…"
Buffy plongea une main dans la poche de son jean et en sortit un morceau de papier qu'elle déposa sur le comptoir, juste devant son Observateur.
"Voilà, l'adresse et le numéro de téléphone de son hôtel. On dirait que vous n'avez plus aucune excuse valable, à présent."
"Buffy, je t'ai déjà dit…"
"Que ce ne sont pas mes affaires, que je suis beaucoup trop jeune pour comprendre, bla bla bla… Vous devriez envisager de changer de registre, Giles."
"Peut-être que si tu commençais par cesser de me harceler…"
"Qu'est-ce qui se passe ?"
Giles et Buffy se retournèrent d'un même mouvement vers la porte de la boutique. Absorbés par leur conversation, aucun d'eux n'avait remarqué que Willow venait de pénétrer dans la pièce, suivie par Tara. Giles ouvrit la bouche pour répondre qu'il ne se passait rien d'intéressant, mais Buffy le devança. La jeune fille résuma brièvement à ses amies la discussion qu'ils venaient d'avoir, au plus grand désespoir de Giles. La dernière chose dont il avait besoin, c'était de la curiosité et des reproches du reste du petit groupe de la Tueuse. Lorsque celle-ci eut achevé son récit, Willow tourna vers lui le même regard scandalisé que Buffy quelques minutes plus tôt.
"Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?" s'exclama la jeune sorcière.
Giles retira ses lunettes et les déposa sur le comptoir avec un soupir excédé. Il savait qu'il était inutile de continuer cette discussion. Quoi qu'il puisse dire, les enfants auraient de toute façon toujours le dernier mot. Il estimait du reste n'avoir aucune raison de chercher à se justifier. Ni Buffy ni ses amis n'avaient la moindre idée du calvaire qu'il avait enduré, trois ans auparavant, lorsque Jenny lui avait été enlevée. Et aucun d'eux ne pouvait comprendre ce qu'il avait ressenti, la veille, lorsqu'il s'était retrouvé face à elle.
"Si ça ne vous dérange pas", dit-il, "j'ai du travail qui m'attend."
Sans laisser aux jeunes filles l'opportunité d'ajouter quoi que ce soit, il s'empara d'une pile de documents qui s'entassaient sur le comptoir et s'empressa de gagner l'arrière-boutique.
"Il a oublié ses lunettes", constata Willow.
La jeune fille s'installa à côté de Buffy sur une des chaises qui jouxtaient la grande table circulaire et Tara jeta un rapide coup d'œil aux bibelots ésotériques qui ornaient les étagères avant de les rejoindre.
"Je n'arrive pas à croire qu'il réagisse de cette façon", souffla Buffy. "Il a beau prétendre le contraire, il ne s'est jamais totalement remis de la mort de mademoiselle Calendar… Je pensais qu'en apprenant qu'elle est en vie, il… je ne sais pas, qu'il serait heureux…"
"Essaie de le comprendre", intervint Tara d'une voix hésitante. "Ça ne doit pas être facile pour lui… Depuis trois ans, il avait fait son deuil, il avait appris à vivre sans elle…"
"Elle a raison", renchérit Willow. "Souviens-toi lorsque Angel est revenu alors que tu croyais l'avoir perdu, il t'a fallu un peu de temps pour l'accepter…"
Buffy haussa vaguement les épaules. À ses yeux, la situation n'avait rien de comparable, mais elle était néanmoins obligée d'admettre que ses deux amies n'avaient pas forcément tort. Elle ne pouvait cependant se résoudre à demeurer inactive.
"J'irai voir Mlle Calendar", déclara-t-elle. "Si elle repart sans que Giles n'ait repris contact avec elle, je sais qu'il se le reprochera toute sa vie…"
"Tu penses qu'elle envisage déjà de repartir ?" s'enquit Willow avec inquiétude.
"Je n'en sais rien… Mais selon le comportement qu'a eu Giles, j'imagine qu'on ne pourrait pas vraiment lui reprocher de ne pas vouloir rester à Sunnydale…"
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Mai 1999
Un souffle de vent fit claquer un volet que Janna s'empressa de refermer. Une pluie diluvienne s'abattait sans relâche depuis plusieurs jours déjà sur le petit village, privant la jeune femme de ses sorties quotidiennes. Tandis qu'elle refermait la fenêtre, son regard se posa sur l'enveloppe qui se trouvait sur la petite table rectangulaire. Elle l'avait trouvée là un matin en se réveillant et devinait sans peine qui l'y avait déposée. Plusieurs semaines s'étaient écoulées sans qu'elle n'adresse la parole à Rayna. Celle-ci venait toujours la chercher presque tous les matins pour l'emmener dans la forêt, mais ces balades se déroulaient désormais dans un silence presque religieux. La vieille femme n'avait probablement aucune part de responsabilité dans ce qui lui était arrivé, elle en était parfaitement consciente. Elle ne pouvait toutefois s'empêcher de lui en vouloir. Peut-être parce que c'était elle qui lui avait révélé la vérité, peut-être aussi parce que sa rancœur se portait à l'égard de tout son peuple plutôt qu'envers un individu en particulier. À leurs yeux, ce qu'elle ressentait n'avait pas la moindre espèce d'importance. Tout ce qui comptait, c'était la vengeance.
Avec un soupir harassé, Janna se laissa tomber sur une chaise et s'empara de l'enveloppe. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle contenait et n'était en outre pas sûre de vraiment tenir à le savoir. Elle soupesa rapidement la pochette de papier puis, incapable de résister plus longtemps à sa curiosité naturelle, elle en déchira le rabat. À la grande surprise de la jeune femme, une série de photographies en noir et blanc s'en échappèrent. Elle en prit une et l'observa pendant plusieurs secondes, sans comprendre. Le cliché représentait une femme à la longue chevelure noire, accompagnée d'une fillette qui ne devait pas être âgée de deux ans. La femme tournait vers l'objectif un visage rayonnant. Janna eut un choc en constatant qu'elle lui ressemblait comme une jumelle. Elle reposa l'image sur la table pour jeter un coup d'œil aux autres. Chacune représentait la même femme, toujours en compagnie de la petite fille. Sur l'une d'elles, une autre femme, plus âgée, les accompagnait et Janna cru reconnaître Rayna. Interloquée, elle retourna la photographie et découvrit quelques mots griffonnés d'une écriture incertaine. Elle fronça les sourcils, se concentrant pour les déchiffrer. Lorsqu'elle y parvint enfin, le sang se retira de son visage.
Rayna, Ana et Janna, été 1972.
Elle saisit un autre cliché et étudia attentivement les visages de l'enfant et de la jeune femme. Ana. Sa mère. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, accompagnées d'un violent accès de rage. Voilà tout ce que Rayna avait trouvé pour la forcer à renouer le dialogue avec elle ? Janna n'avait jamais connu la femme qui lui avait donné le jour. Son oncle, comme tous ceux qu'elle avait côtoyés durant son enfance et son adolescence, lui avait toujours affirmé qu'elle était morte en la mettant au monde. Des mensonges, encore et toujours, songea la jeune femme. Combien de faits la concernant s'était-on encore appliqué à lui dissimuler ? Et pourquoi Rayna ne lui avait-elle jamais dit qu'elle l'avait connue lorsqu'elle était enfant ? Déjà, la colère faisait place à une intense lassitude. Elle n'en pouvait plus de tous ces secrets. Peu lui importait ce que cela impliquerait, il lui fallait des réponses. Et la vérité. L'air déterminé, elle se releva et frappa plusieurs coups rapides contre la porte de sa prison. Moins de cinq minutes plus tard, une clé tournait dans la serrure.
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25 février 2001
"J'espère que je ne vous dérange pas…"
Jenny secoua légèrement la tête et fit un pas en arrière pour laisser Buffy entrer. Quelques secondes plus tôt, lorsque la jeune fille avait frappé à la porte, elle n'avait pu s'empêcher d'espérer qu'il s'agissait de Giles. La Tueuse avait pu lire la déception sur son visage quand elle lui avait ouvert.
"Je pensais venir un peu plus tôt", s'excusa-t-elle, "mais je n'ai pas réussi à me libérer avant…"
"Ça ne fait rien", répondit Jenny. "Je n'avais rien de particulier à faire, de toute façon…"
Buffy se débarrassa de son blouson que la jeune femme déposa négligemment sur le portemanteau situé dans l'entrée. La Tueuse effectua quelques pas dans la pièce et son regard se posa sur la pile de vêtements déposés sur le lit, puis sur l'armoire dont la porte ouverte laissait voir qu'elle était vide. Buffy se tourna lentement vers Jenny, qui était restée immobile derrière elle.
"Alors vous repartez ?"
"Demain matin", confirma la jeune femme. "Je n'ai aucune raison de rester davantage…"
"Écoutez, vous allez probablement me dire vous aussi que tout ça ne me regarde pas et c'est vrai que j'ignore jusqu'à quel point Giles s'est montré désagréable hier soir mais… Je suis persuadée que vous feriez une erreur en repartant déjà maintenant… Laissez-lui un peu de temps…"
Jenny poussa un long soupir.
"Tu ne comprends pas, Buffy… Venir ici… Pendant trois ans, je me suis répété que c'était la seule chose à faire… Hier je me suis rendue compte qu'il s'agissait d'une erreur… Pour tous ceux que j'ai connus ici, je suis morte et j'ai été égoïste de penser que j'avais le droit de réapparaître dans votre vie après tout ce temps… Je n'ai plus ma place ici, tout simplement…"
Un silence pesant s'installa. Jenny fit lentement le tour de la pièce et s'assit sur le bord du lit, le regard baissé. Buffy compris instantanément qu'elle ne pensait pas un traître mot de ce qu'elle venait de dire. Tout ce qu'elle attendait et espérait, c'était une bonne raison de ne pas monter dans cet avion, le lendemain.
"Et vous pensez avoir votre place là-bas, à l'autre bout du monde, parmi ceux qui vous ont torturée pendant des années ?"
La jeune femme leva les yeux vers Buffy. Elle ne s'était pas attendue à ce que Giles raconte à sa Tueuse ce qu'elle lui avait confié le soir précédent.
"Je n'ai pas l'intention de retourner dans mon pays. Je vais probablement rester aux États-Unis, mais suffisamment loin de Sunnydale pour qu'aucun de vous n'entende plus parler de moi…"
"Ce n'est pas ce que nous souhaitons… Je veux dire, aucun de nous… Et surtout pas Giles…"
"Ce n'est pas l'impression qu'il donnait, hier soir…"
"Vous savez comment il est, incapable d'exprimer ses sentiments de manière claire et compréhensible pour le commun des mortels… Ça fait partie de son côté anglais."
Jenny eut un petit rire amer. Elle ne se souvenait que trop bien du temps qu'avait mis Giles à lui avouer ce qu'il ressentait pour elle. Elle s'était d'ailleurs toujours demandée s'il aurait fini par trouver le courage de l'inviter à sortir, si elle n'avait pas décidé de faire le premier pas.
"Je crois qu'il a besoin d'un peu de temps", reprit Buffy. "Mlle Calendar, laissez-lui au moins quelques jours…"
La jeune femme releva les yeux en entendant ce nom. Plus personne ne l'avait appelée ainsi depuis longtemps… Après quelques secondes, elle hocha finalement la tête, mais sans grande conviction. Un léger sourire illumina instantanément les traits de la Tueuse.
"Buffy, je sais que je t'ai déjà beaucoup demandé, mais il y a encore une chose…"
"Laquelle ?"
Jenny sembla hésiter une seconde avant de répondre.
"Beaucoup de temps a passé, depuis que… que je suis… partie… Beaucoup de choses se sont produites… Raconte-moi. Si vraiment je dois renouer avec mon ancienne vie, il faut que je sache ce qui s'est passé en mon absence…"
Buffy posa un regard teinté de tristesse sur celle qui avait été son professeur. Jenny avait raison, tant de choses s'étaient passées, et tant d'autres avaient changé de manière irrémédiable. À commencer par elle-même et ses amis. Ils n'étaient encore que des enfants, à l'époque. Depuis la "mort" de Mlle Calendar, ils avaient déjoué deux fois la fin du monde, et la jeune fille savait qu'une troisième apocalypse se préparait. Willow était devenue une puissante sorcière, Angel s'efforçait de gagner sa rédemption à Los Angeles… Trois ans plus tôt, Dawn n'existait même pas et Jenny devait pourtant conserver quelque part le souvenir d'une fillette de douze ans qui venait parfois attendre sa sœur avec leur mère à la sortie du lycée. Mais, par-dessus tout, comment pouvait-elle lui expliquer à quel point Giles était différent de l'homme qu'elle avait connu ?
"Par où voulez-vous que je commence ?" demanda-t-elle.
"Par le commencement. Que c'est-il passé la nuit où Angelus… la nuit où il m'a tuée ?"
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Il faisait nuit depuis longtemps lorsque Giles referma la porte du Magic Box derrière lui. Durant toute la journée, il avait pris soin d'éviter autant que possible de se retrouver seul avec Buffy ou l'un de ses amis, peu désireux de devoir affronter leurs regards réprobateurs et leurs reproches incessants. Il s'assura que la porte était correctement verrouillée et arpenta les rues de Sunnydale pendant plusieurs minutes avant de s'arrêter au tournant d'une ruelle qui lui était devenue bien trop familière. Il hésita un instant mais reprit finalement son chemin. Il n'avait pas réellement envie de rentrer chez lui, mais encore moins de se retrouver noyé au milieu de la foule anonyme de ce bar. Il n'avait parcouru qu'une dizaine de mètres lorsqu'il s'immobilisa à nouveau, persuadé d'avoir entendu des bruits de pas derrière lui. Le cœur battant, il se retourna et scruta la rue d'un œil inquiet, sans toutefois y déceler la moindre présence humaine. Giles haussa les épaules. Il devenait paranoïaque. Il se hâta de regagner son domicile, sans toutefois parvenir à se débarrasser de cette désagréable impression d'être suivi. À l'instant où il montait les quelques marches du perron, il perçut le souffle d'une respiration derrière lui. Giles effectua un demi-tour sur lui-même et sursauta en croisant le regard de l'homme qui l'avait suivi.
"Excusez-moi", dit celui-ci avec un sourire forcé. "Je cherche une personne, je pensais que vous pourriez m'aider…"
Giles jeta à son interlocuteur un regard suspicieux. Grand, âgé d'une quarantaine d'années, l'homme était affublé d'un étrange costume et s'exprimait avec un fort accent dont Giles devina qu'il provenait d'Europe de l'Est.
"Qu'est-ce qui vous fait penser que je pourrais vous être d'un quelconque secours ?" s'enquit l'Anglais.
"Et bien", reprit l'autre, "je crois savoir que vous la connaissez… Il s'agit de ma fiancée, nous devions nous marier la semaine prochaine mais elle a disparu, j'ignore pour quelle raison… Je pense que vous l'avez peut-être vue, tenez, voici une photo…"
Joignant le geste à la parole, l'étranger sortit un cliché en noir et blanc de sa poche et le tendit à Giles. Celui-ci dut réprimer un hoquet de surprise lorsque ses yeux se posèrent sur l'image d'une jeune femme, assise sur les marches d'une cabane en bois, à la lisière d'une épaisse forêt. Le regard dans le vague, sa main droite reposait tendrement sur son ventre arrondi. Le grain de la photo rendait les traits de son visage imprécis, mais Giles n'eut toutefois besoin que d'une fraction de seconde pour la reconnaître.
"Désolé", répondit-il d'une voix saccadée. "Je ne connais pas cette personne…"
L'homme haussa les épaules.
"Ce n'est pas grave. J'aimerais que vous conserviez la photo, peut-être changerez-vous d'avis… Vous me reverrez bientôt…"
Sans quitter Giles des yeux, l'inconnu fit quelques pas en arrière et disparut dans les ténèbres avec la même facilité qu'il était apparu. Giles demeura immobile, fixant d'un regard incrédule l'endroit où l'homme semblait s'être évaporé. Il avait une idée très précise de l'identité de ce personnage, mais ne parvenait à assimiler ce qu'il venait de lui apprendre. Jenny s'était certes montrée très évasive lorsqu'elle lui avait raconté ce qui lui était arrivé au cours des trois dernières années, mais pour quelle raison lui aurait-elle caché qu'elle avait un enfant ? Et que lui avait-elle encore dissimulé ? Les yeux de l'Anglais se posèrent à nouveau sur le cliché et il étudia attentivement les traits flous de la femme. Il n'y avait aucun doute, ça ne pouvait être qu'elle… Il posa une main tremblante sur la poignée de la porte, mais interrompit son geste presque aussitôt. Il savait qu'il était tard, mais Jenny lui avait menti une fois encore et il avait besoin d'en connaître les raisons. Il plongea une main dans la poche de son pantalon et en retira un morceau de papier sur lequel Buffy avait griffonné l'adresse de l'hôtel où Jenny résidait. Avec un soupir, il glissa la photo dans la doublure de son manteau et revint lentement sur ses pas.
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Caught on the floor now
With this bottle in my hand
In the confusion
It seemed the safest place to land
Now I can't stand…
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à suivre...
